Paul Vacca

Addiction numérique: “Extensions des domaines de l’attention”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

On a pu se demander pourquoi, depuis quelque temps, les ventes de chewing-gum accusaient une baisse. Serait-ce une réaction face à sa nocivité pour la santé ? Une marginalisation de cette pratique face à des comportements plus écoresponsables ? Un effet de rejet générationnel, mâcher de la gomme pouvant être assimilé à une pratique de la génération des babyboomers ? Peut-être un petit peu de tout cela à la fois.

Mais il y a, semble-t-il, une explication plus terre à terre. Le chewing-gum est en grande partie vendu aux caisses des grandes surfaces. Il constitue le fameux achat d’impulsion que l’on effectue pendant l’attente. Or, non seulement les files d’attentes ont tendance à disparaître mais, lorsqu’elles persistent, les gens sont happés par leur smartphone et ne prêtent plus attention aux rayonnages autour d’eux.

Le chewing-gumest donc victime de ce que les que les économistes ont appelé ” l’économie de l’attention “. Face à la surabondance et aux sur-sollicitations dont nous faisons l’objet, notre attention est devenue la denrée rare que s’arrachent médias et marques. Ces derniers sont menacés par ce que l’on nommerait volontiers le syndrome de Shéhérazade. Car au même titre que la conteuse des Mille et une nuits qui doit, par son récit, maintenir en éveil l’intérêt du sultan au risque de voir sa tête tranchée, les médias et les marques doivent happer notre attention pour leur survie.

Pour autant, ce marché de l’attention n’est pas nouveau. Le premier camelot sur Terre a sans doute subodoré lui aussi qu’il lui fallait attirer l’attention du chaland s’il voulait lui refourguer sa marchandise. C’était alors un marché embryonnaire, artisanal, de gré à gré. Une démarche ponctuelle, discontinue, où le camelot jouait de son propre charisme pour capter l’attention.

Puis l’économie de l’attention s’est structurée avec la naissance des médias (la presse écrite, la radio, la télévision, etc.) et, à travers eux, de la publicité. D’artisanale, l’économie de l’attention est alors devenue industrielle. Elle n’est plus seulement une action ponctuelle comme celle du camelot, mais entretient avec nous une dynamique linéaire comme celle notamment des romans- feuilletons devenus des séries. L’enjeu n’est plus seulement de capter l’attention mais de ” captiver ” le lecteur, l’auditeur ou le spectateur sur la durée. De nous attacher durablement, de nous rendre captifs. Cette démarche d’aliénation trouve même en 2004 son théoricien en la personne de Patrick Le Lay, alors PDG du groupe TF1, qui a produit cet aphorisme devenu légendaire : ” Ce que nous, chaînes de télévision, vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible “.

Et aujourd’hui, le marché de l’attention franchit une nouvelle étape. Avec le big bang des supports numériques (Internet, les réseaux sociaux, la SVOD, les applications ou les jeux, etc.), notre temps de cerveau disponible devient l’objet d’un bombardement en continu, 24 h sur 24 et en tout lieu (chez soi, au travail, en voyage, etc.) au sein d’un marché qui est devenu de facto globalisé, décloisonné et illimité. L’attention constitue un enjeu géopolitique pour les acteurs économiques qui se disputent tous notre temps de cerveau disponible dans un vaste champ concurrentiel sans limite. Tout en s’immisçant toujours plus profondément dans les replis les plus intimes de notre vie privée jusqu’aux portes de notre sommeil. Netflix n’a-t-il pas déclaré que son concurrent véritable, c’était notre sommeil ?

Une nouvelle mutation s’est opérée. De linéaire comme il pouvait l’être pour les médias classiques, le marché de l’attention est devenu tentaculaire. Et à l’horizontalité des programmes de télévision classiques succède une verticalité immersive : le plongeon sans fin au coeur du scrolling – certains feraient défiler leur écran jusqu’à un kilomètre par jour comme en apnée – des remous algorithmiques des réseaux sociaux, des abysses narratifs du binge-watching, des vertiges identitaires des chambres d’écho ou des houles de la polarisation.

Bref, si l’on commença par ” capter ” notre attention, puis par nous ” captiver “, aujourd’hui on nous ” capture ” dans les mailles numériques. Pas étonnant que l’on parle toujours plus d’addiction numérique. On ne voit guère que l’hypnose comme prochaine étape. Mais peut-être y sommes-nous déjà, sans le savoir ?

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