Odoo, la méthode Pinckaers en huit points

Fabien Pinckaers fait visiter ses bureaux à Willy Borsus, vice-président de la Région wallonne, en février 2020. © BELGAIMAGE
Christophe Charlot
Christophe Charlot Journaliste

D’une activité menée par un étudiant entreprenant à une multinationale de plus de 1.000 personnes en forte croissance, l’évolution d’Odoo a de quoi inspirer. De même que la vision et les recettes de son créateur qui n’a jamais connu d’autre entreprise que celle qu’il a créée. Analyse en huit points de la méthode Pinckaers.

1. Un patron focalisé croissance

“Je ne rencontre pas les clients, je ne fais pas de relationnel, de vente ou d’opérationnel”, précise d’emblée Fabien Pinckaers quand on l’interroge sur son day-to-day d’entrepreneur. On ne le voit d’ailleurs que très rarement dans les cocktails, les conférences ou même les événements start-up.

Aujourd’hui, l’homme qui n’a jamais connu qu’Odoo comme “employeur” construit son rôle en fonction des besoins de son entreprise et s’inspire de nombreuses lectures, notamment de livres de management. Résultat: il consacre tout son temps à des missions en interne là où, comme il le dit, il peut être le plus utile. “Je m’occupe uniquement du long terme. Mon rôle consiste à assurer une croissance annuelle de 50 à 70% durant les années à venir et à veiller à ce qu’Odoo soit une entreprise efficace. Je mets en place des process, des transformations de produits, je procède à des ajustements dans les départements qui ne fonctionnent pas assez bien. D’une certaine façon, je me charge de résorber tous les goulets d’étranglement de l’entreprise. Parfois, j’interviens au niveau du marketing pour qu’il soit plus efficace, parfois je m’occupe d’améliorer la qualité du support aux côtés des équipes, etc. Je dois lever tous les freins à la croissance.”

Ainsi, l’entrepreneur s’est rendu aux Etats-Unis pendant plus de deux ans pour veiller à ce que l’entreprise y grandisse correctement. Cette année, il était prêt à s’installer en Inde pour y doper sa filiale locale car si Odoo dispose déjà d’une belle présence là-bas, “il s’agit d’une des entités qui n’atteint pas son plein potentiel”, observe Fabien Pinckaers. Du coup, avant d’y être empêché par la situation sanitaire, le patron d’Odoo s’était préparé à y emmener femme et enfants pour booster sa filiale. Cette approche atypique n’empêche toutefois pas Fabien Pinckaers d’être très impliqué dans les produits d’Odoo. Selon lui, cette dimension représenterait encore 40% de son temps. Et même s’il ne code plus lui-même, il s’investit de près dans les choix liés aux développements technologiques d’Odoo puisqu’il intervient encore dans les grandes décisions, sur de nouvelles fonctionnalités par exemple.

Il est impossible d’enregistrer une croissance comme la nôtre sans vivre des périodes difficiles.

2. Un marketing de recrutement osé

Il le dit clairement: trouver des développeursconstitue probablement l’un des plus gros défis de sa société. Fabien Pinckaers les recrute à tour de bras mais ils ne sont pas assez nombreux à sortir des écoles… Sans compter la concurrence des autres entreprises sur ces profils très convoités. Résultat, l’entrepreneur adopte une posture très “agressive” pour attirer les bons candidats. Son démarchage systématique des développeurs en poste dans les autres start-up de l’écosystème belge, en début d’année 2019, lui a d’ailleurs valu de se faire quelques ennemis. Odoo avait en effet fait parvenir un casse-tête en bois à quelques 500 développeurs belges avec un petit mot pour leur lancer un défi. Une invitation vers de nouveaux challenges… chez Odoo.

La démarche a été pas mal décriée parmi les employeurs des codeurs ainsi dragués. Mais qu’importe, Fabien Pinckaers a le chic pour faire parler de lui et d’Odoo. Aux grands maux les grands remèdes, en quelque sorte. C’est ainsi qu’un an après, Odoo faisait encore parler d’elle sur le sujet du recrutement en annonçant fièrement une prime de 10.000 euros pour chaque nouveau développeur engagé, un montant qui correspond aux coûts estimés d’un chasseur de tête. “Plutôt que de payer des chasseurs de tête qui coûtent très cher, on préfère faire plaisir aux personnes qui vont travailler pour nous“, nous avait glissé Fabien Pinckaers à l’époque, sans forcément se soucier de l’avis du microcosme des recruteurs professionnels.

3. De la publicité non digitale

Si l’activité d’Odoo repose exclusivement sur une offre digitale, la firme de Grand-Rosière ne se cantonne par contre pas du tout au numérique pour assurer son marketing. Au contraire, elle fait souvent le pari du traditionnel pour toucher son public cible, un public très diversifié puisqu’Odoo espère séduire un maximum de responsables de PME.

Qui n’a pas vu passer les petites voitures blanches et mauves aux couleurs d’Odoo? Ces voitures de sociétés proposées aux membres du personnel les transforment de facto en ambassadeurs de la marque. Et la plupart des automobilistes ont certainement déjà vu, aussi, les panneaux Odoo placés à quelques emplacements de choix sur des artères fréquentées à Louvain, Namur ou ailleurs.

De la pub bien physique pour des services en ligne. Mais ce n’est pas tout, pour promouvoir ses services ainsi que sa marque employeur, Fabien Pinckaers cible beaucoup la population estudiantine, de Louvain-la-Neuve notamment. Avant la crise sanitaire, Odoo sponsorisait pas mal de gobelets de bière dans les cafés et les festivités à l’UCL. Des actions ponctuelles permettaient, aussi, de recevoir une bière en échange d’un C.V. Sans oublier le jeu “Scale-Up” créé par Odoo: un jeu de grandes cartes pour apprendre à gérer sa société. La boîte de jeu est offerte gratuitement aux étudiants. Nous avons même eu la surprise de voir que Fabien Pinckaers, lui-même, avait pris une journée pour aller la distribuer au salon de l’Enseignement SETT à Namur… Surprenant, pour le boss d’une boîte de plusieurs centaines de personnes, d’aller passer du temps sur un stand.

Des voitures de société aux couleurs de la marque sont proposées aux employés.
Des voitures de société aux couleurs de la marque sont proposées aux employés.© BELGAIMAGE

4. De la parcimonie dans les levées de fonds

A l’inverse de pas mal de fondateurs de start-up et de scale-up, le nouveau Manager de l’Année n’a jamais tellement misé sur les levées de fonds, ni sur la valorisation d’Odoo. Si la firme affiche la croissance la plus impressionnante parmi les start-up wallonnes des années 2000, elle ne se classe pas forcément sur le podium des plus grosses levées de fonds. Ses séries A et B combinées atteignent 10,4 millions d’euros. Si Fabien Pinckaers a ouvert le capital de son entreprise, c’est parce qu’Odoo avait besoin d’argent frais à des moments bien précis de son évolution: en 2010, lorsqu’Odoo a changé de business model et est passée d’une société de services à un éditeur de logiciels ; ensuite en 2014, quand Odoo est passée vers le modèle de software as a service.

Notons que la récente entrée de Summit Partners et de quelques autres investisseurs en fin d’année 2019, pour un total de 82 millions d’euros, ne constituait pas une levée de fonds mais bien une opération secondaire de rachat d’actions. S’il a conscience de développer une entreprise capable de devenir une grosse boîte de la tech, Fabien Pinckaers ne court pas derrière les levées de fonds ni derrière la valorisation la plus élevée. Au moment de l’entrée de Summit Partners au capital, Odoo a été valorisée à 400 millions d’euros. Sur ce sujet, le manager n’affiche qu’un intérêt très relatif. “Je ne suis de toute façon pas vendeur d’Odoo”, insistait-il à l’époque, bottant en touche toute question liée à la sacro-sainte question de la “valo” qui, pourtant, anime la plupart des fondateurs de start-up.

5. Un actionnaire majoritaire

L’intérêt moyen que semble placer le boss d’Odoo dans la course aux levées de fonds et à la valeur de sa boîte va de pair avec sa vision de fondateur-actionnaire. Fabien Pinckaers s’est toujours employé à ne pas faire entrer de trop gros actionnaires dans son entreprise et à ne pas perdre la majorité des parts d’Odoo. D’ailleurs, à ce jour, il se réjouit de conserver la main sur la majorité de l’entreprise (54%), un fait rare dans l’écosystème de la tech belge pour une entreprise de cette taille.

De la sorte, le nouveau Manager de l’Année garde la main sur les décisions importantes. “Il écoute son board mais se montre malgré tout très confiant dans son propre jugement, nous glisse un de ses proches. Et dans la majorité des cas, il fait bien de s’en tenir à son avis… car cela fonctionne.” Mais l’homme ne semble pas chercher le pouvoir à tout prix. S’il entend garder le contrôle, c’est surtout, dit-il, pour être en mesure de défendre sa vision à long terme de l’entreprise. “Seul le contrôle de la boîte le permet, avance-t-il, car l’horizon de temps des venture capitalists ne sera jamais le même que celui d’un patron entrepreneur.” C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé, fin 2019, à procéder avec plusieurs membres de sa petite équipe de direction à un rachat d’actions en marge de l’opération à 82 millions de Summit Partners. “Souvent, lors d’une opération secondaire, les managers et fondateurs réalisent un cash out, observe Fabien Pinckaers. Nous, par contre, on croit tellement dans le potentiel de la boîte qu’on s’est tous endettés personnellement pour réinvestir dans Odoo et son projet long terme.”

Nous avons donné de grandes responsabilités aux collaborateurs sans en faire des managers afin qu’ils ne soient pas amenés à faire des choses qu’ils n’aiment pas forcément.

6. Des traversées du désert et des coups durs

Si depuis pas mal d’années déjà, Odoo est prise en exemple comme l’une des plus belles réussites wallonnes de la “neo-tech”, tout ne s’est pas fait aussi rapidement et simplement qu’il n’y paraît. Le parcours entrepreneurial de Fabien Pinckaers a aussi été marqué par des choix difficiles, des revers et des coups durs, très durs. Pendant pas mal d’années, Odoo n’était pas bénéficiaire. Elle a même frôlé pas mal de fois la faillite.

“C’est inévitable, avance Fabien Pinckaers. Il est impossible d’enregistrer une croissance comme la nôtre sans vivre des périodes difficiles. La différence entre une boîte qui a échoué et une qui a réussi, c’est que la seconde a tenu le coup pendant ces périodes. Au début, quand nous étions une quinzaine de personnes, j’étais en permanence en manque de cash et je payais souvent les salaires le 10 ou le 13 du mois suivant. Dans ce cas, il vous faut pouvoir s’appuyer sur une équipe solide et motivée. La croissance coûte cher et, à l’époque, je démarrais avec rien. En 2010, on a soufflé un peu grâce à la première levée de fonds. Mais deux ans plus tard, nous vivions une autre année difficile: il nous restait deux mois de cash d’avance alors qu’Odoo employait déjà 250 employés. Vous imaginez le stress! Cela a duré pendant huit mois. Et il y a encore trois ou quatre ans, alors que nous étions déjà 500, nous avons vécu une autre situation du genre puisqu’il nous restait un seul mois de cash de réserve.”

Il est même arrivé à Odoo de devoir réduire la voilure: alors qu’elle comptait un peu moins de 200 personnes, la firme wallonne a dû licencier 35% de son personnel. Une décision pas simple pour le jeune entrepreneur confronté pour la première fois à pareille décision. Mais Fabien Pinckaers le sait: être manager impose aussi de faire des choix difficiles pour la pérennité de son entreprise.

La ferme de Grand-Rosière, siège d'Odoo, au coeur de la campagne brabançonne.
La ferme de Grand-Rosière, siège d’Odoo, au coeur de la campagne brabançonne.© BELGAIMAGE

7. Gérer son agenda et sa productivitée

Pour joindre Fabien Pinckaers? Envoyez-lui un courriel: vous serez certain d’obtenir rapidement une réponse. Courte et directe. L’homme dégaine rapidement et met un point d’honneur à gérer lui-même sa boîte mail et son agenda. Et à être très réactif. C’est que l’homme se consacre entièrement à son entreprise. Il décline la plupart des invitations de réseautage, sauf s’il pense que cela peut assurer la promotion d’Odoo et de ses produits.

“Fabien est obsédé par l’efficacité, confirme l’un de ses proches. Que ce soit pour l’entreprise où il vise sans cesse à l’amélioration des process, ou que ce soit pour ce qui le concerne au quotidien.” Vie privée incluse: Fabien Pinckaers fait gérer l’ensemble de son administratif privé par une tierce personne pour gagner du temps et pouvoir se consacrer à 100% à Odoo et à sa famille. Car le CEO d’Odoo est aussi marié et papa de deux enfants.

8. Une structure très “flat”

Malgré la taille de son entreprise, le fondateur d’Odoo n’a pas voulu multiplier les échelons au sein de sa structure. Son entreprise, il l’a construite avec le souhait de laisser aux employés un maximum d’autonomie et de responsabilité. Mais aussi avec une structure managériale assez flat. Dans le cadre d’un de nos guides start-up, Fabien Pinckaers détaillait d’ailleurs cette approche importante dans le mode de croissance d’Odoo. “Nous ne grandissons pas en développant une hiérarchie avec des VP, des directeurs et des équipes en dessous, insistait l’entrepreneur. Le directeur technique, par exemple, est seul au-dessus de 140 personnes. Ce qui n’est évidemment pas gérable sans certaines mesures. Mais au lieu de créer des middle managers, nous distribuons les responsabilités: dans une équipe, il y a trois personnes chargées du recrutement, deux personnes de l’accueil des nouveaux les 15 premiers jours, trois autres pour les six premiers mois, huit personnes chargées des spécifications, et ainsi de suite.

Nous répartissons donc les responsabilités au lieu de créer des postes de managers avec une responsabilité à 360°. Le gros avantage, c’est que les développeurs, consultants ou commerciaux, continuent de faire leur job. Ils restent les meilleurs dans ce qu’ils font et ne s’en déconnectent pas pour faire du management. En résumé, nous avons donné de grandes responsabilités aux collaborateurs sans en faire des managers afin qu’ils ne soient pas amenés à faire des choses qu’ils n’aiment pas forcément. Nous préférons les laisser faire ce dans quoi ils excellent. Comme tout le monde a besoin de progresser, nous permettons aux employés d’évoluer dans une ou deux compétences. Mais ils n’ont pas de responsabilité de budget, de recrutement, de licenciement, etc.”

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