Jean-Luc Maurange, CEO de John Cockerill: “Chez nous, l’hydrogène a démarré dès 2017”
Le groupe d’ingénierie industrielle s’est positionné sur “les besoins de demain” en anticipant les investissements dans le solaire, la mobilité verte ou l’hydrogène.
L’interview se déroule quelques heures avant un match France-Belgique. Jean-Luc Maurange, Bordelais installé à Liège depuis huit ans, a le coeur qui balance. “Disons que la Belgique gagne en foot et la France en rugby”, sourit-il. Le pronostic aura tenu une mi-temps… Le patron de John Cockerill embraie: “En sport comme dans les affaires, ce n’est pas toujours l’équipe qui joue le mieux qui gagne. C’est l’efficacité qui fait la différence”. Efficace, son entreprise l’a été puisqu’elle a maintenu son chiffre d’affaires au-delà du milliard d’euros à travers la crise du Covid-19. “Nous le devons à la mobilisation et à la créativité de toutes nos équipes durant cette période très anxiogène, dit Jean-Luc Maurange. Nous nous en sommes sortis seuls, par nous-mêmes, et nous pouvons collectivement en être fiers.”
Nous ne sommes pas une entreprise d’armement, mais un développeur électronique de haut niveau.”
Jean-Luc Maurange
Si la crise a ralenti les affaires du groupe John Cockerill, les plans de relance devraient, eux, les décupler avec l’accumulation des projets dédiés à la transition écologique et pour lesquels l’entreprise liégeoise est très bien placée. Ces dernières années, elle a en effet investi massivement dans le traitement de l’eau, dans la mobilité verte, dans le solaire, le stockage d’énergie ou l’hydrogène. “Chez nous, l’hydrogène a démarré dès 2017, précise Jean-Luc Maurange. Depuis le début de l’année, notre équipe hydrogène à Liège est passée de 25 à 75 personnes et nous devrions être à 125 personnes avant 2022. Nous sommes aujourd’hui le leader mondial de la production d’électrolyseurs de grande capacité.”
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Le virage de 2015
Ce positionnement est le fruit d’une réflexion stratégique initiée par Bernard Serin (l’actionnaire de référence) et l’équipe dirigeante il y a six ou sept ans. Le groupe avait alors conclu quelques jolis contrats dans le domaine de la défense. “Nous avions les moyens, en termes de cash, d’effectifs et de recherche, de prendre un virage stratégique vers les secteurs en phase avec les besoins de demain, explique Jean-Luc Maurange. Nous avons la chance d’avoir un actionnaire qui croit en l’industrie et qui ose prendre des risques.” Car c’était bien un risque. Quand l’économie mondiale s’est enfoncée dans la crise du covid, on a craint, chez John Cockerill, que les grands pays ne reportent leurs ambitions climatiques pour sauvegarder l’emploi dans l’industrie traditionnelle, à l’image de ce qui c’était passé lors de la crise financière de 2008. “Et puis nous avons vu sortir les plans de relance allemand, français, européens, raconte Jean-Luc Maurange. On ne reculait pas. Au contraire, on avançait comme jamais sur ces thématiques, en mettant sur la table des montants inédits.”
Revers de la médaille, en tout cas pour un groupe de la taille de John Cockerill: tout cet argent attire les plus grands groupes mondiaux qui tentent de rafler leur part de ces marchés qui décollent. “Nous avons été parmi les précurseurs, nous devons maintenant nous battre pour conserver notre place, dit le CEO. Continuer à jouer dans la cour des grands, c’est notre challenge pour les prochains mois.”
5.200 personnes
travaillent pour John Cockerill dans le monde, dont 1.500 en Belgique.
De CMI à John Cockerill
Présent dans le groupe depuis 2013, Jean-Luc Maurange en a pris la direction en 2018. L’entreprise s’appelait encore CMI et un an plus tard, elle se rebaptisait John Cockerill. Ce rebranding semble être un succès tant en interne que vis-à-vis des clients. “C’est un retour aux sources, à l’essence de la société fondée par John Cockerill pour répondre par le développement de produits industriels à un mouvement comparable à celui d’aujourd’hui, souligne le CEO du groupe. A l’époque, on parlait de transition vers la vapeur, de mobilité avec des moteurs au diesel, de production d’énergie. Nous nous remettons dans les pas de cet entrepreneur qui a toujours été à la pointe de l’innovation et qui vendait déjà sa production en Chine.”
Le groupe John Cockerill emploie 5.200 personnes à travers le monde, dont 1.500 en Belgique. Avec une telle taille, et une croissance annoncée, comment ne pas devenir un mastodonte un peu trop bureaucratique? Comment conserver l’agilité, la fluidité du circuit de décision qui séduit les talents que l’entreprise cherche à recruter? “L’avantage d’une société d’ingénierie comme la nôtre, c’est que nous ne proposons pas de produits standardisés, répond Jean-Luc Maurange. Nous sommes organisés par projet et chaque projet, c’est une petite entreprise qui se constitue, qui agrège des compétences pour deux ou trois ans. Ce fonctionnement fait que les gens se sentent pleinement responsables, parce qu’ils voient que leur travail a du sens et de l’impact.”
Profil
- 59 ans mais “quand on fait un boulot aussi passionnant que de développer des giga factories d’hydrogène dans le monde, on rajeunit chaque année”
- 1984: Diplômé de la Kedge Business School de Bordeaux. Devient ensuite cadre commercial dans l’industrie du câble en acier au Canada. Il a tellement aimé ce pays qu’il en a pris la nationalité
- 2009: Pilote la réorganisation du groupe Usinor (qui deviendra ArcelorMittal) dans l’Europe du sud et parvient, c’est l’une de ses grandes fiertés, à éviter les fermetures de site. “Je ne suis pas un cost cutter“, dit-il.
- 2013: Rejoint John Cockerill (à l’époque CMI). Il dirige les départements Energie, puis Défense
- 2018: Devient CEO de John Cockerill
De la défense à l’environnement
Le groupe John Cockerill s’est développé dans quatre secteurs: industrie, environnement, énergie et défense. Ce dernier amène un tiers du chiffre d’affaires et constitue donc la matrice de l’ensemble. “Nous ne sommes pas une entreprise d’armement, nuance Jean-Luc Maurange, mais un développeur électronique de haut niveau, un spécialiste de l‘intelligence artificielle et du traitement de données, notamment pour le secteur de la Défense. Nous sommes les concepteurs de l’architecture électronique qui permet aux optiques de Safran, aux détecteurs de Thalès et à d’autres éléments de communiquer entre eux. Notre légitimité vient de là. Une tourelle de char, c’est aussi complexe que le cockpit d’un avion. Et nous démontrons chaque jour qu’il est possible de tirer le bénéfice de ces développements pour des applications dans d’autres secteurs.”
En deux ans, le groupe a étoffé les effectifs de ses activités Défense de quelque 500 personnes. “Nous n’avons connu aucun problème de recrutement, il y a plein de gens passionnés par ces challenges technologiques, conclut le CEO de John Cockerill. Quand on vient travailler chez nous, on sait qu’on contribue à construire un monde meilleur. Capter le CO2, rendre l’eau plus propre, produire de l’hydrogène vert, concevoir des centrales solaires ; construire des lignes de métro… L’impact du travail de nos équipes est immédiat. Le bilan RSE de John Cockerill, ce n’est pas le verdissement de sa flotte de véhicules, c’est tous les gains générés par nos innovations technologiques.”
Le management au 21e siècle selon Jean-Luc Maurange
“Un bon manager, c’est d’abord quelqu’un qui sait s’entourer et écouter, tant en interne qu’en externe, estime Jean-Luc Maurange. C’est indispensable pour comprendre comment vit son entreprise.” Ses équipes, ce manager ne doit pas seulement les écouter mais aussi leur donner les moyens d’atteindre les objectifs assignés. “Quand on parle des moyens, on pense souvent aux effectifs et aux capacités d’investissement, précise notre interlocuteur. Mais il y a un troisième élément qu’on oublie souvent dans les entreprises: le temps. Si je ne donne pas aux gens le temps nécessaire, si je veux tout et tout de suite, je les place dans des situations de stress parfois inutiles. Il y a évidemment des urgences auxquelles il faut réagir. Mais il y a aussi tous ces projets qui ont besoin de temps. Le bon manager doit parvenir à bien ordonner cette gestion du temps.”
Jean-Luc Maurange insiste aussi sur les bases techniques requises pour ses collaborateurs. “Aujourd’hui, et c’est très bien, beaucoup de gens veulent être créatifs, dit-il. Mais dans notre boulot, comme dans les arts ou dans le sport, il faut une base technique assez forte pour pouvoir être créatif. Les figures libres en patinage artistique sont peut-être magnifiques. Mais elles reposent sur la technique et la maîtrise des figures imposées.”
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