BASF pris au piège du gaz russe
La rupture des livraisons de gaz russe menace son usine géante de Ludwigshafen et la flambée des prix de l’énergie obère sa rentabilité. Au travers du leader mondial de la chimie transparaît la faillite de la politique énergétique allemande.
Depuis l’arrêt pour maintenance du gazoduc Nord Stream, le 11 juillet, les 172.000 habitants de Ludwigshafen retenaient leur souffle. Après le redémarrage limité du gazoduc, 10 jours plus tard, le répit a été de courte durée. Le géant gazier russe Gazprom a en effet annoncé qu’il réduirait drastiquement, à 33 millions de m3 quotidiens, les livraisons de gaz à l’Europe via Nord Stream. L’entreprise livrera donc environ 20% des capacité du gazoduc, contre 40% actuellement.
L’une des premières victimes pourrait être BASF, leader mondial de la chimie et fierté de Ludwigshafen, au point que certains de ses hôtels décorent leurs chambres avec la photo du groupe.
Installé depuis 1865 dans le berceau industriel de la Rhénanie- Palatinat, BASF a construit une véritable ville dans la ville qui s’étend le long du Rhin sur sept kilomètres de long et trois kilomètres de large. Environ 39.000 personnes s’y déplacent en bus ou à l’aide d’un des 14.000 vélos rouges mis à leur disposition. Certains salariés sont logés dans une des 800 unités de quatre maisonnettes proprettes construites au début du 20e siècle par BASF.
La dimension du site est à la hauteur de son poids économique: il assure 30% de la production du groupe et de sa valeur ajoutée mondiale. Ludwigshafen alimente l’Europe en produits omniprésents dans la vie quotidienne, des gels douche aux engrais, en passant par les polyamides pour les voitures, les vêtements de sport ou les colorants alimentaires. Mais, pour ce faire, le site de Ludwigshafen a absorbé à lui seul 37 térawattheures de gaz l’an passé, soit 4% des volumes consommés outre-Rhin.
Martin Brudermüller, le PDG de BASF, a sonné l’alarme dans les médias allemands dès le début de la guerre en Ukraine, quand le débat est monté en Allemagne sur l’opportunité d’imposer un embargo sur le gaz russe: “Si l’approvisionnement baissait nettement et durablement en dessous des 50%, nous devrions arrêter le site de production de Ludwigshafen”, a-t-il prévenu. Quatre mois plus tard, BASF n’a pas développé de solution alternative. Le groupe s’affiche toujours aussi dépourvu face à une fermeture du robinet russe.
Contrairement aux ménages qui peuvent raccourcir le temps qu’ils passent sous la douche ou réduire le niveau de leur climatisation ou de chauffage, les installations de BASF à Ludwigshafen sont un modèle d’intégration dont les différents éléments sont raccordés par un écheveau de 2.850 kilomètres de tuyaux géants.
La consommation d’énergie y a déjà été largement optimisée, la chaleur de certaines réactions chimiques étant utilisée pour alimenter d’autres processus. Comme dans un corps vivant, renoncer à une des productions des quelque 200 usines présentes déséquilibrerait l’édifice.
Anvers, soutien insuffisant
Au coeur de cet organisme, deux vapocraqueurs vastes comme 13 terrains de football et chauffés au gaz livré par gazoduc transforment le naphta – un hydrocarbure léger distillé à partir du pétrole brut – en molécules de base comme l’éthylène ou le propylène qui servent à produire plastiques et autres produits chimiques nécessaires à l’industrie. Certains dérivés qui découlent des processus de fabrication dans les différentes usines sont réutilisés comme matières premières dans d’autres.
L’acétylène est ainsi transporté dans une vingtaine d’autres unités de production. Au total, seuls 7 à 8% des matières premières qui entrent sur le site au rythme du ballet incessant des péniches, des trains ou des camions finissent en résidu brûlé par 800 à 1.200 °C dans l’énorme incinérateur du site. Difficile dans ces conditions d’imaginer sauver le site en arrêtant la production d’ammoniac ou d’acétylène, particulièrement gourmands en gaz.
En cas de rationnement, BASF pourrait faire venir une partie de l’ammoniac et de l’acétylène de son autre site européen installé à Anvers. “Celui-ci ne tourne pas à 100% de ses capacités et il n’est exposé qu’à hauteur de 5% à 10% au gaz russe, contre 30% pour Ludwigshafen”, souligne Markus Mayer, analyste chez Baader Bank.
La porte-parole du géant de la chimie, Daniela Rechenberger, rappelle cependant que “Ludwigshafen est de loin le plus grand site du groupe BASF et ses chaînes de valeur sont nettement plus longues que celles d’Anvers. Une petite partie tout au plus de la production de Ludwigshafen pourrait être compensée par nos installations en Belgique”, conclut-elle.
Le groupe pourrait aussi acheter de l’ammoniac et de l’acétylène sur le marché mondial. “Ce n’est pas idéal mais cela représente un coussin appréciable pour BASF, estime Markus Mayer. La question est de savoir à quel prix?”, précise-t-il. Même avec suffisamment de gaz, c’est la rentabilité du site de Ludwigshafen qui est menacée.
Dans une interview au Spiegel début juin, Martin Brudermüller soulignait que “80% des coûts totaux [pour produire de l’ammoniac] dépendent du prix du gaz. S’il continue à augmenter, la production deviendra très vite non rentable“.
La hausse des prix de l’énergie a déjà représenté pour les sites européens de BASF un surcoût de 1,5 milliard d’euros l’an dernier, dont 800 millions pour le seul dernier trimestre. Au cours des trois premiers mois de l’année, la facture s’est accrue de 900 millions d’euros.
Le groupe s’attend désormais à voir reculer son résultat opérationnel annuel de 600 millions à 1,2 milliard d’euros. Un pilier de la compétitivité de BASF est en train de vaciller. “C’est la fin du dumping de la Germany manufacturing Inc.”, s’exclame Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris.
Il rappelle que le géant de la chimie a durant des décennies fait le pari du gaz russe parce que celui-ci était peu cher, sans chercher à développer des alternatives susceptibles de garantir la souveraineté énergétique du pays. Et cela avec la bénédiction des différents chanceliers allemands, de Helmut Kohl, originaire de Ludwigshafen, à Angela Merkel, en passant par le principal lobbyiste de Vladimir Poutine, Gerhard Schröder.
Investissements difficiles à renier
Dès l’automne 1990, des accords de commercialisation du gaz ont été signés avec le russe Gazprom par la filiale de BASF spécialisée dans d’exploration et la production d’énergie, Wintershall. Celle-ci a depuis été rebaptisée Wintershall DEA lors du rachat en 2018 de la société DEA à l’oligarque russe Mikhaïl Fridman.
En échange de prix attractifs, la filiale a apporté sa technologie à Gazprom pour la production de gaz. Elle a aussi contribué à la construction de plusieurs gazoducs entre la Russie et l’Allemagne, dont le controversé Nord Stream 2.
Ce dernier engagement a déjà coûté cher à Wintershall DEA, qui a déprécié sa participation à hauteur de 1,5 milliard d’euros au premier trimestre. Mais l’entreprise rechigne encore à renoncer à ses projets existants en Russie.
Il faut dire qu’elle participe à deux gisements de gaz en Sibérie que BASF avait négocié en 2015 contre le passage sous contrôle russe de Rehden, le plus important stockage de gaz en Allemagne. Ces gisements représentent 63% des réserves de Wintershall DEA et 47% de sa production. Le directeur financier de BASF, Hans-Ulrich Engel, a soutenu cette stratégie fin avril devant les actionnaires du groupe, assurant qu’elle “contribue à sécuriser l’approvisionnement de l’Europe et de l’Allemagne”.
37 térawattheures
de gaz ont été absorbés par le site de Ludwigshafen l’an passé, soit 4% des volumes consommés outre-Rhin.
Le propos peut paraître incongru compte tenu du chantage russe mais il traduit la difficulté du géant allemand à changer de logiciel tant la mue sera douloureuse pour lui. Non seulement il va falloir payer durablement plus cher son énergie en allant la chercher ailleurs qu’en Russie mais le pari russe de BASF menace aussi une pièce stratégique de sa transformation. Le groupe comptait en effet sur l’introduction en Bourse de Wintershall DEA, dont il détient 72,7% du capital, pour financer le verdissement de son modèle.
BASF vise la neutralité carbone en 2050 et compte réduire de 25% ses émissions de CO2 d’ici à 2030. Pour ce faire, il devra atteindre une part d’énergie renouvelable dans sa consommation électrique de 60% en 2030, contre 16% actuellement.
Outre que le bras de fer avec Moscou a encore reporté l’introduction en Bourse de Wintershall DEA, Markus Mayer calcule qu'”en cas de nationalisation des gisements de la société par Moscou, BASF devrait renoncer à 13 à 16 milliards d’euros de valorisation potentielle” pour sa filiale.
Le groupe risque d’avoir à déprécier dans ses comptes la valeur de cette dernière, de 9,6 milliards d’euros actuellement. Selon l’analyste, BASF va devoir céder certains actifs et puiser dans sa trésorerie pour retrouver des marges de manoeuvre. Une mauvaise nouvelle pour les actionnaires du groupe qui percevaient un généreux dividende: celui-ci a progressé de 30,7% en l’espace de 10 ans.
Pour 2021, le groupe a versé 3,1 milliards d’euros à ses actionnaires, ce qui représente un rendement de 5,5%, parmi les 15 meilleurs des 40 sociétés du Dax, l’indice de référence de la Bourse allemande. Cette belle époque est menacée.
Chine, bouée de secours risquée
D’autant qu’à l’instar de l’exécutif allemand, son fleuron industriel a fait depuis des plusieurs années un autre pari qui paraît désormais des plus risqués. Ancien responsable de la région Asie Pacifique de BASF, installé à Hong Kong durant 10 ans, Martin Brudermüller voit dans la Chine le garant de la croissance future du groupe.
Ce dernier a prévu d’investir 8 à 10 milliards d’euros d’ici à 2025 dans son nouveau site interconnecté de Zhanjiang, dans le sud de la Chine. Mis en chantier en 2018, il sera le troisième plus important après Ludwigshafen et Anvers.
Comme pour la Russie, le raisonnement du PDG de BASF ne s’embarrasse pas de considérations géopolitiques. La Chine représentera 50% du marché de la chimie en 2030, “une entreprise globale comme la nôtre ne peut se passer de la moitié du marché mondial”, concluait-il dans le Spiegel.
Pour l’heure, le risque tient surtout à l’exposition européenne du groupe allemand à hauteur de 40% de son chiffre d’affaires, contre 15% seulement en Chine. Le risque d’une nouvelle dépendance serait d’autant plus limité que le groupe produit en Chine exclusivement pour le marché chinois.
Alors que le président chinois Xi Jinping affiche la plus grande bienveillance à l’égard de Vladimir Poutine et que le gouvernement allemand prend lui-même ses distances vis-à-vis de Pékin, “il ne faut pas comparer la Russie et la Chine. Les deux pays ont des systèmes et des cultures différents“, “je suis convaincu que le pays s’ouvrira davantage une fois la pandémie terminée”, assure Martin Brudermüller. L’avenir jugera, mais si l’exécutif allemand peut durcir le ton, sans énergie chère ni débouchés chinois, l’horizon de son industrie est sombre. BASF en est l’exemple le plus flagrant.
Un article de Ninon Renaud, diffusé dans Les Echos, le 13 juillet 2022
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