Le dilemme des sociétés de livraison de repas
Après avoir prospéré pendant la pandémie, et enthousiasmé les investisseurs, les Deliveroo, JET et autres sont désormais contraintes de se concentrer sur la rentabilité, puisque leur croissance est poussive. Tour d’horizon des différents acteurs.
Les plateformes et sociétés de livraison de repas en ligne telles que Just Eat Takeaway.com, Delivery Hero et Doordash ont brillé pendant la pandémie, portées par le changement de comportement soudain des consommateurs. Impossible d’aller au restaurant ? Qu’à cela ne tienne, le restaurant s’est invité à domicile. La plupart de ces acteurs ont vu leur chiffre d’affaires (CA) bondir entre 2020 et la mi-2022. Le secteur a connu une vague d’acquisitions financées, sans que personne n’y trouve à redire, par l’émission d’actions ou un endettement accru.
Un rythme intenable sur la durée
Mais l’euphorie a pris fin avec l’abandon des mesures sanitaires, en 2021 et 2022. Les plateformes de livraison en ligne ont peiné à maintenir leur taux de croissance, et les actionnaires ont commencé à s’interroger. Dès la fin de 2021, le cours de leurs actions s’est effondré, passant de 130 à 30 euros chez Delivery Hero, et de 380 à 85 pence chez Deliveroo, de plus de 100 à 15 euros chez Just Eat Takeaway.com, et de 250 à 50 dollars chez Doordash.
Depuis, tous les acteurs du secteur ont changé leur fusil d’épaule et privilégient la rentabilité à la croissance, même si le marché poursuit son développement : les analystes tablent sur une croissance annuelle d’environ 15 % au cours des cinq à sept prochaines années. Le CA mondial, qui s’élevait à 240 milliards de dollars en 2017, a franchi la barre des 1.000 milliards en 2023, et devrait atteindre 1.790 milliards de dollars d’ici 2028.
Une bataille féroce
De ce gâteau toujours plus énorme, chacun veut une part de plus en plus grande. En ciblant mieux leurs campagnes marketing et en améliorant leur réseau logistique, notamment, les différents acteurs entendent inciter leurs clients à commander de plus en plus souvent, ce qui fera augmenter le revenu moyen par utilisateur (ARPU) et donc aussi, le bénéfice par commande.
Les effets d’échelle restent également cruciaux : plus il y a de clients, de restaurants, de magasins et de livreurs actifs sur une plateforme, plus ces parties prenantes peuvent créer de la valeur mutuellement, et plus la plateforme devient intéressante, d’autant plus que les marges bénéficiaires du secteur sont très faibles. Certains analystes estiment qu’une plateforme doit détenir au moins 60 % de parts de marché dans une région ou une ville donnée pour y être suffisamment rentable. Mais comme certains marchés sont encore trop fragmentés, la consolidation va se poursuivre.
Viser la rentabilité
Le concept clé, ici, est celui d’économie unitaire, soit le rapport entre les coûts et revenus associés à chaque commande. Pour pouvoir accroître leur rentabilité globale, les acteurs doivent donc réaliser des économies de coûts, gagner en efficacité et relever leurs prix. Les efforts réalisés en ce sens ont été payants l’an dernier. L’avenir dira si les sociétés de livraison de repas peuvent renouer avec la croissance et transformer cette rentabilité en cash-flows disponibles positifs.
Deliveroo : croissance au point mort
Le britannique Deliveroo est coté à Londres depuis le printemps 2021, mais son parcours boursier est loin d’être une réussite. L’action a grimpé de 3 à 4 livres sterling (GBP) environ, avant de s’effondrer à 1 GBP, un niveau d’où elle n’est guère parvenue à redécoller. Présente dans 10 pays d’Europe, d’Asie et du Moyen-Orient, l’entreprise est numéro un à Hong Kong et numéro deux au Royaume-Uni, en Irlande, en France, en Italie et dans les Emirats arabes unis. Toutefois, sa croissance, impressionnante entre 2018 et 2021, avec des revenus en hausse de plus de 60 % chaque année, est en panne depuis 2022.
Le groupe est néanmoins parvenu à relever sa marge brute d’exploitation (marge d’Ebitda), de -9 % en 2019 à 1 % l’année dernière. Cette année, son Ebitda sera positif pour la première fois ; il représentera 1 % de la valeur totale des transactions. Deliveroo entend porter cette marge à 4 % d’ici à 2026. Le groupe a étendu ses activités à la livraison de produits alimentaires et à d’autres produits de beauté, de bricolage, articles pour animaux de compagnie et jouets. Les analystes tablent sur un maintien de la rentabilité structurelle, et des cash-flows disponibles positifs. De 0,5 seulement, le rapport valeur de l’actif économique (EV)/CA du groupe est inférieur à celui de ses rivaux, mais le cours de son action a évolué positivement en 2023. Cette dernière mérite dès lors d’être conservée.
Delivery Hero : le plus diversifié
L’allemand Delivery Hero a bien réussi sa diversification géographique : il est le leader du marché dans 56 des 74 pays où il opère. En 2022, l’Asie représentait 60 % de la valeur des transactions effectuées sur la plateforme ; le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, 19 % ; l’Europe, 15 % ; et l’Amérique latine, les 6 % restants. Delivery Hero est à la fois une plateforme de commerce en ligne et une entreprise de livraison de repas et de produits d’épicerie. Pour ce dernier segment, il travaille avec des fournisseurs externes qui vendent des articles par l’intermédiaire de sa plateforme, mais il possède aussi ses propres entrepôts d’épicerie et de vente au détail (Dmarts), d’où il livre les clients. L’entreprise est cotée depuis 2017 et compte pour actionnaire de référence le holding technologique néerlandais Prosus. Mais même Delivery Hero a vu sa croissance ralentir après 2022 ; pour 2023, la direction prévoit une croissance de 5 à 7 % du CA. La rentabilité a cependant augmenté : l’an dernier, la marge d’Ebitda représentait 0,5 % de la valeur totale des transactions. Le cash-flow disponible devrait être nul au second semestre de 2023. Les analystes s’attendent à un ralentissement de la croissance de Delivery Hero dans les années à venir ; la direction devrait alors mettre l’accent sur l’amélioration de ses marges. Le principal atout du groupe réside dans sa part de marché. Après Just Eat Takeaway.com, Delivery Hero est l’entreprise la plus prometteuse.
Doordash : champion de la croissance
L’entreprise américaine Doordash a profité de l’engouement pour les transactions en ligne, pendant la pandémie, pour s’introduire en Bourse fin 2020. Doordash est leader absolu aux Etats-Unis, où sa part de marché dépasse 60 %. Son taux de croissance est supérieur à celui de ses concurrents. Le nombre d’utilisateurs de sa plateforme est passé de 4,5 millions en 2018 à 38 millions en 2023, soit un bond annuel de 53 %. Au troisième trimestre de 2023, son CA a augmenté de 27 % sur un an (elle avait cependant connu une croissance supérieure à 33 % au cours des semestres précédents). Le nombre de commandes par utilisateur et par mois est passé de 1,5 en 2018 à 4,7 en 2023 : en d’autres termes, les clients commandent davantage, et plus souvent. Depuis sa cotation, le bénéfice de Doordash dépasse systématiquement le consensus, d’où la valorisation très élevée. Deutsche Bank, qui continue de recommander l’achat de l’action, a calculé que Doordash se négocie avec une prime de 53 % par rapport à la moyenne des autres plateformes de livraison de repas ligne.
A la différence des trois autres acteurs, Doordash se concentre encore fortement sur sa croissance et son expansion, et moins sur l’augmentation de ses marges bénéficiaires. Par ailleurs, les nombreuses options d’achat d’actions dont ont bénéficié la direction et les salariés par le passé auront un net effet dilutif à l’avenir. Au vu de la valorisation excessive, nous conseillons aux investisseurs de passer leur tour.
Just Eat Takeaway.com : ex-star
La néerlandaise Just Eat Takeaway.com (JET) est à la fois une place de marché et une société de livraison de repas, active en Europe du Nord et du Sud, en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Si elle figurait parmi les stars de la place boursière néerlandaise jusqu’à l’automne 2020, elle a depuis perdu de son panache. Le cours a abandonné plus de 80 % depuis son record de 2020. Ce désaveu s’explique par les acquisitions de Just Eat au Royaume-Uni et de GrubHub aux Etats-Unis, pour 7 milliards d’euros chacune. Or, la dernière, en particulier, s’est soldée par un échec cuisant. GrubHub n’a cessé de perdre des parts de marché, à l’exception de quelques villes, où la plateforme se maintient. Face à ce déclin, le marché a été sans pitié. L’Europe et le Royaume-Uni se portent mieux, et sont rentables. JET a fait d’énormes progrès en matière de rentabilité en 2023. Elle a même relevé trois fois ses prévisions en matière d’Ebitda. Son action a été la plus durement sanctionnée des quatre ; or, elle affiche la plus faible valorisation, et donc aussi le plus grand potentiel haussier, pour autant qu’elle continue sur sa lancée de l’année dernière.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici