A quoi servira le web3?

L'émergence du web3 pourrait annoncer le crépuscule des Gafam. © Getty Images
François Remy Journaliste

Blockchains, cryptos, NFT et autre métavers, ces briques technologiques constituent les bases évolutives d’une nouvelle dimension du web à laquelle toute entreprise devrait, au moins, accorder un moment de curiosité.

L’Histoire s’écrirait-elle sous nos yeux sans que nous n’en cernions pleinement l’importance? Depuis quelques années, une nouvelle ère d’internet s’est ouverte et avec elle, de nouvelles perspectives entrepreneuriales: le web 3.0, ou web3 pour les intimes. Un chiffre 3 qui sous-entend logiquement l’existence de deux ères précédentes.

Pour rappel, la première, que les spécialistes ancrent dans les années 1990, marquait le gain en notoriété des fameuses “autoroutes de l’information”, au travers du world wide web. “C’était un web dans lequel les interactions étaient majoritairement unidirectionnelles: l’internaute se rendait sur internet pour consulter du contenu, des catalogues, des blogs, etc. Google, entreprise fondée en 1998, est emblématique de ce web”, se remémorent Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, les fondateurs du cabinet d’expertise Blockchain Partner en 2015 (passé sous pavillon KPMG France) dans leur ouvrage Bitcoin & cryptomonnaies faciles.

Il s’agissait à l’époque de protocoles informatiques libres, décentralisés, gérés par des communautés de développeurs et d’utilisateurs. Ce web1 constituait en quelque sorte l’ère encore officieuse du web de la lecture universelle. La valeur se concentrait essentiellement aux extrémités du réseau, entre diffuseurs et lecteurs de contenus.

“L’internet tel que nous le connaissons est défaillant.”

Courant des années 2000, débute ensuite une nouvelle ère, rejeton logique de la précédente: celle de la génération de contenu, qui s’accompagne d’une concentration de la valeur marchande aux mains de quelques grandes entreprises technologiques. “Chacun est à la fois créateur et consommateur de contenu. Cependant, le prix à payer, par rapport au web1, est l’extrême centralisation, par des effets de réseaux très puissants, autour de quelques plateformes devenues incontournables”, soulignent Claire Balva et Alexandre Stachtchenko. Le web2, c’est en quelque sorte le web de la création universelle. Celui de YouTube, Facebook & Cie.

C’est aussi celui de services en ligne demeurant globalement centralisés, opérant en silos, avec Amazon comme symbole. Dans cette ère, la valeur d’internet prend ainsi ses distances avec la majorité des internautes, se réduisant à “l’oligopole Big Tech” ou disparaissant sous “l’autoritarisme numérique ”, pour citer a16z, la branche crypto de la société de venture capital californienne Andreessen Horowitz. “L’internet tel que nous le connaissons est défaillant”, y explique-t-on.

Résistance

Pour quelle raison? Parce que que les géants du web, les Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) en tête, ont capitalisé sur leurs outils. Ils ont repris les codes de l’émancipation en ligne propre au web1, permettant aux utilisateurs de mieux s’informer et de se mobiliser pour faire face aux figures d’autorité économiques, médiatiques ou politiques, mais ils ont aussi eu tendance, après des débuts conviviaux et égalitaires, à se montrer toujours plus “extractifs”, collectant et monétisant les données de leurs utilisateurs.

“Les outils et l’idéologie du web3 viennent en confrontation totale avec le modèle des Gafam.”

Des défaillances et autres abus de position dominantes auraient nourri un mouvement de résistance technologique, voire de rébellion. Résultat? “Une nouvelle révolution est aujourd’hui en route sous le nom de web 3.0, ou web décentralisé, qui s’appuie sur la blockchain et la tokenisation”, analyse l’entrepreneuse Caroline Faillet dans son bien nommé Web3, la nouvelle guerre digitaleReprendre le pouvoir aux géants du numérique. “Cette fois, les outils et l’idéologie du web3 viennent en confrontation totale avec le modèle des Gafam et des BATX, explique-t-elle. Une bataille des visions, des talents et des business models s’est ouverte dans le monde digital.”

Caroline Faillet, auteure de “Web3, la nouvelle guerre digitale”
Caroline Faillet, auteure de “Web3, la nouvelle guerre digitale” © pg

En découlerait une rupture fondamentale avec les précédents webs puisque grâce aux technologies des crypto-actifs et des blockchains popularisées par Bitcoin, tout le monde peut – théoriquement – posséder de la valeur sous forme numérique, de façon transparente, avec un modèle transactionnel fondé mathématiquement et via un réseau dont les participants ont intérêt à collaborer honnêtement. D’après ses promoteurs, cette nouvelle génération de tech donnerait ainsi désormais à ses utilisateurs la possibilité d’acquérir des droits de propriété. Ou, formulé autrement: la possibilité de posséder des parts d’internet.

Cette conception d’un web3 alimenté et détenu par ses utilisateurs au lieu de quelques grandes boîtes techno porte évidemment son lot de conséquences économiques. Actuellement, Alphabet (Google), Meta et Twitter, ces trois entreprises siégeant dans la baie de San Francisco, génèrent à elles seules un tiers du trafic mondial du web. En termes de capitalisation boursière, les Gafam représentent 50% de la masse financière de l’indice technologique phare Nasdaq 100. Un statut qui pourrait vaciller puisque dans le web3, les utilisateurs accèdent facilement et librement aux services d’un internet décentralisé, usant d’un code se voulant open source, de données normalement publiques, de produits évolutifs et de plateformes se conformant (en principe) à des règles de communautés…

Un œil sur les chiffres suffit pour illustrer ce changement possible. Pour rappel, le pourcentage des revenus que les propriétaires des réseaux du web2 prélèvent est de 100% sur Twitter, 100% sur Instagram et jusqu’à 30% sur l’App Store. Des taux qui s’élèvent à 2,5% sur la place de marché pour NFT OpenSea, à 0,30% sur la plateforme d’échanges crypto décentralisée Uniswap et moins de 0,1% sur la deuxième blockchain publique en importance, Ethereum.

Avec sa nouvelle architecture d’applications basée sur les technologies blockchain, le web3 pourrait donc bien ouvrir les portes à des modèles d’entreprises décentralisés en transférant les compétences de gestion d’une autorité centrale vers des parties distribuées, tout en améliorant l’automatisation des processus de prise de décision.

“Les nombreuses implications de la proposition de valeur du web3 appellent d’ores et déjà à la vigilance.”

L’impact révolutionnaire de ce nouveau web susceptible de remettre en cause la position dominante des Big Tech et, plus généralement, remodeler l’ordre numérique actuel, a évidemment attiré l’attention et le financement des venture capitalists. Quitte à être un rien patients… “L’importance accordée au web3 laisse aujourd’hui la plupart des observateurs dans l’incertitude quant à son potentiel effectif, observe ainsi Sabina Marchetti, de la Direction générale de l’économie, des statistiques et de la recherche de la Banque d’Italie. Les données disponibles suggèrent que l’émergence concrète du web3 suivra une trajectoire lente, avec des solutions hybrides combinant des éléments centralisés et décentralisés à la base de son déploiement éventuel à grande échelle. Cependant, les nombreuses implications économiques et financières de la proposition de valeur du web3 appellent d’ores et déjà à la vigilance des régulateurs de l’Union européenne.”

Nouveaux usages

La promesse de ce web puissance 3 (décentralisé, “blockchainisé” et “tokenisé”) tient d’ailleurs déjà dans la capacité à utiliser les cryptomonnaies pour l’ensemble des transactions qu’on peut actuellement effectuer avec des devises à cours légal. A savoir prêter et emprunter de l’argent, échanger des actifs ou encore réaliser des paiements, mais plus facilement et rapidement.

Kimberly Grauer, directrice de la recherche chez Chainalysis
Kimberly Grauer, directrice de la recherche chez Chainalysis © pg

“Un jour dans un avenir proche, toutes les entreprises deviendront des entreprises crypto, avec un bouton ‘Connectez votre wallet’ sur leur page d’accueil. Et c’est grâce au web3 que ces entreprises y parviendront”, prédit ainsi très ambitieusement Kimberly Grauer, directrice de la recherche chez Chainalysis, l’entreprise américaine spécialisée en blockchain intelligence et notamment connue pour aider la justice US et le FBI lors d’enquêtes impliquant des crypto-actifs.

Un exemple? Les crédits hypothécaires. De nos jours, les candidats emprunteurs doivent passer par un processus de demande laborieux qui repose fortement sur un jugement humain. “Avec le web3, ce processus serait plus efficace et plus équitable. Les emprunteurs n’auraient qu’à lier leur portefeuille numérique et un algorithme pourra instantanément leur donner une réponse basée uniquement sur leur profil financier et l’historique des transactions, telles qu’elles sont enregistrées sur la blockchain”, affirme-t-on chez Chainalysis.

En outre, selon ses laudateurs, cet internet décentralisé ne se limitera pas à rationaliser les activités existantes. Dans la finance, par exemple, il autorisera des usages actuellement impossibles en raison, entre autres, de l’illiquidité de certains actifs traditionnels. “Le web3 peut éliminer les intermédiaires et favoriser des relations plus directes entre les vendeurs et les clients, développe Kimberly Grauer. Il ouvre même la possibilité pour les fans d’acheter la pleine propriété des œuvres de leurs créateurs préférés, plutôt que de les louer comme ils le font actuellement auprès de fournisseurs de contenu tels que Netflix.”

Restructuration d’entreprises

Ce mécanisme de “tokenisation” qui sous-tend le web3 renversera bien des règles du jeu social. Fini le monopole des commissaires- priseurs sur le marché de l’art, des agents immobiliers sur le prix de la brique… “Avec la ‘tokenisation’, n’importe qui peut revendiquer de la valeur”, affirme Caroline Faillet dans Web3, la nouvelle guerre digitale. “Le web3 est bien une place de marché, mais totalement horizontale et animée par les utilisateurs. (…) On peut dès lors revisiter n’importe quel business model à la lumière de ce partage de valeur, à condition d’identifier ce qui est perçu comme désirable par le public.”

L’ultime potentiel des cryptos, des blockchains et, par là, du web3, pourrait même être de remplacer progressivement les structures de type “entreprise” par des organisations autonomes décentralisées (“decentralized autonomous organisation”, ou DAO, pressentent les analystes financiers de la firme Canaccord Genuity. Ces DAO sont une sorte de version 3.0 des coopératives, avec mutualisation des ressources et du capital pour atteindre un objectif commun. Le système de ces entreprises numériques appartenant à leurs membres repose notamment sur des tokens de gouvernance qui fonctionnent en quelque sorte comme des parts de capital, conférant aux contributeurs du projet un intérêt financier ainsi qu’un droit de vote pour les décisions.

Des tokens de gouvernance dont la plupart peuvent être échangés sans autorisation sur des plateformes d’échanges crypto, ou sont gagnés en fournissant des liquidités à la DAO. “Avec leur nature transparente et entièrement publique qui contraste fortement avec l’activité et les opérations typiquement privées des entreprises traditionnelles, les DAO ont le potentiel pour servir de structure organisationnelle préférée du web 3.0”, s’accorde-t-on à dire chez Canaccord.

Modèle participatif

Preuve du potentiel de ces sociétés décentralisées: son usage avant même que le concept du web3 ne gagne en notoriété. En 2016, un groupe de développeurs d’Ethereum lançait The DAO, plateforme permettant à quiconque de présenter son idée à la communauté et de recevoir un financement issu de la trésorerie. “The DAO est devenu le plus grand financement participatif de l’histoire, levant 12,7 millions d’ETH (environ 150 millions de dollars américains à l’époque, ce qui vaudrait à la valeur marchande actuelle quelque 23,8 milliards de dollars) sur une période de 28 jours”, explique Canaccord Genuity.

Certes, les esprits grincheux rappelleront qu’un piratage massif de la plateforme aura marqué rapidement la fin de l’entreprise. Malgré cet échec dû à une faille dans le code, la validité du concept était toutefois avérée: oui, une DAO a le pouvoir de mobiliser une communauté. Depuis, des centaines de ces structures décentralisées ont d’ailleurs vu le jour. Actuellement, la plus importante n’est autre que la plateforme d’échanges Uniswap, dont le jeton de gouvernance UNI affiche une capitalisation de marché de 3 milliards de dollars. Un montant qui en fait le 25e actif crypto le plus important au monde.

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