Pourquoi la Belgique a-t-elle le baby-blues ?
Nous devrions passer sous la barre des 111.000 bébés par an. Soit le nombre de naissance le plus bas depuis 1942. Avec quelles conséquences ?
Au début de l’année, le président français Emmanuel Macron appelait ses concitoyens à un “réarmement démographique” de la France, qui voit pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale le nombre de naissances passer sous les 700.000 par an.
Réarmer. Le terme n’était sans doute pas le meilleur quand on parle de bébés. Il fait penser aux slogans natalistes qui avaient été lancés après la boucherie de la Première Guerre mondiale pour avoir assez de soldats pour entamer la suivante.
Mais pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la démographie ? Après tout, si elle n’est pas subordonnée à des problème médicaux ou sociaux, la décision de faire des enfants est purement privée. Sans doute, répondent les économistes, mais cette question a aussi un impact réel sur l’économie. Si le nombre de naissances est en baisse dans une population où l’espérance de vie grandit, la population vieillit.
Plus de dette, plus d’inflation
“Le vieillissement de la population, souligne Thierry Eggerickx, directeur de recherche FNRS et professeur à l’UCLouvain, c’est à la fois l’érosion des jeunes générations consécutive à cette baisse de la fécondité, et l’augmentation du sommet de la pyramide des âges, suite à l’augmentation de l’espérance de vie. Ce double élément contribue à accélérer le vieillissement de la population. Il pose également une difficulté au niveau de la population active dans 10 ou 20 ans. Nous aurons alors une sous-représentation de personnes d’âge actif, ce qui posera problème pour le financement des pensions, de la sécurité sociale, etc.”
Un problème aggravé, d’ailleurs, par le type d’activités liées à une population vieillissante, qui est davantage tournée vers les services, et moins productive et moins génératrice de richesses qu’une population plus jeune. Les finances publiques seront donc davantage sous pression, et les gouvernements n’auront plus le choix que de laisser courir l’endettement, tablant sur l’inflation pour résoudre le problème. C’était d’ailleurs la thèse centrale d’un essai de Charles Goodhart et Manoj Pradhan, publié en 2020, et qui s’intitulait The Demographic Reversal.
Le plus bas depuis 1942
Mais qu’en est-il pour notre pays ? Nous n’avons pas encore les chiffres des naissances de 2023. L’Institut des statistiques, Statbel, nous précise que les chiffres provisoires de ces naissances seront publiés le 12 février et les définitifs, en ce compris ceux de la population belge, le 4 juin. “Cependant, ajoute Wendy Schelfaut, porte-parole de Statbel, nous pouvons confirmer la tendance à la baisse des naissances en Belgique et plus particulièrement à Bruxelles. Sur base des 11 premiers mois de l’année, on observe une baisse de 2,8% par rapport aux mêmes 11 premiers mois de l’année 2022 “, dit-elle.
Et la tendance est identique si l’on prend les chiffres des 12 derniers mois disponibles, donc ceux allant de début décembre 2022 à fin novembre 2023. On constate alors qu’il y a eu en Belgique 110.648 naissances. Or, le nombre de naissances n’était jamais passé en dessous de 111.000 par an depuis 1942. Le chiffre le plus bas était jusqu’à présent celui enregistré en 2002 (111.484). Mais pour trouver une année où la barre des 111.000 bébés aurait été cassée, il faut remonter à la période de guerre, où le nombre de naissances était tombé à 110.323 en 1940 puis 98.417 en 1941 et 105.749 en 1942. Si Statbel confirme donc que nous avons eu moins de 111.000 naissances l’an dernier, ce sera le chiffre le plus bas depuis 80 ans.
Fécondité au plancher
C’est certes interpellant, mais les démographes prennent toutefois cet indicateur de nombre de naissances brut par an avec des pincettes. “Il y a plusieurs indicateurs, explique Thierry Eggerickx. Il y a le nombre absolu de naissances depuis 1830. Il y a aussi le taux brut de natalité, soit le nombre de naissances rapporté à la population totale. C’est un indicateur imparfait car il rapporte les naissances à la population totale, et non ’à la population soumise au risque d’enfanter’, soit les femmes de 15 à 50 ans. Et il y a l’indice synthétique de fécondité, c’est-à-dire le nombre moyen d’enfant par femme”.
C’est, explique Thierry Eggerickx, l’indicateur le plus performant. “Nous, démographes, nous préférons en effet travailler avec des indices synthétiques, qui permettent de comparer une année à l’autre et qui tiennent compte, par exemple, de l’évolution de la répartition par âge de la population. A l’heure actuelle, vous avez par exemple de moins en moins de femmes en âge de procréer. Nous sommes dans la génération de ce qu’on a appelé le baby bust (la faible natalité des années 1970-1980 qui a suivi la forte natalité des années du baby-boom, Ndlr). Et même post-baby bust. Et mécaniquement, s’il y a moins de femmes en âge de procréer, il y a moins de naissances. Ce qui ne veut pas dire que les comportements, donc la propension à avoir finalement plus ou moins d’enfants, se modifient. C’est pour cette raison que plutôt que les chiffres bruts du nombre de naissances, nous préférons l’indice de fécondité qui tient compte, justement, de cette évolution de la structure des âges.”
Mais justement, si l’on prend le taux de fécondité, on observe qu’il a chuté lui aussi assez rapidement ces dernières années. Nous sommes passés en Belgique de 1,8 enfant par femme en 2007 à 1,5 aujourd’hui. Certes, c’est un niveau que bien des pays pourraient nous envier, du Japon à l’Italie en passant par l’Espagne et la Chine. Mais il reste insuffisant pour assurer de manière naturelle, c’est-à-dire sans immigration, le remplacement d’une génération par une autre. Pour cela, il faut que les femmes en âge de procréer aient en moyenne 2,1 enfants. “2,1 est un chiffre symbolique. Il nous fallait un petit dixième pour tenir compte des filles de 0 à 15 ans qui mourraient, mais ce n’est plus trop nécessaire à l’heure actuelle”, précise Marc Dubuisson, démographe auprès de l’Iweps, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique.
“Nous observons en Belgique exactement les mêmes tendances qu’en France, ajoute Thierry Eggerickx. Nous arrivons à des niveaux de fécondité qui sont bas par rapport à la situation d’il y a une dizaine d’années. Ce n’est toutefois pas exceptionnel en regard de l’histoire. A la fin des années 1980 et dans les années 1990, par exemple, nous avions également des niveaux de fécondité qui se situaient entre 1,5 et 1,6 enfant en moyenne par femme. En fait, depuis le milieu des années 1970, nous nous trouvons en dessous du seuil de remplacement.”
Structurel ou conjoncturel ?
Un des grands points d’attention des statistiques annuelles de naissances qui paraîtront bientôt sera dès lors le taux de fécondité. Et tout laisse penser qu’il sera dans la lignée des précédents, c’est-à-dire bas, voire à nouveau en baisse.
“Nous avons travaillé sur le problème de la fécondité, explique Marc Dubuisson. Il est normal d’enregistrer une baisse de la fécondité après une crise économique. On en a connu une après celle de 2008. Nous ne nous sommes donc pas trop inquiétés, en nous disant que la tendance allait reprendre. Mais cela n’a pas repris. Nous nous sommes alors réunis à plusieurs reprises, notamment à la fin de l’an dernier, avec l’ensemble des spécialistes.”
Et il est apparu lors de ces réunions que si cette baisse de la fécondité avait un élément conjoncturel, et que l’on pouvait donc s’attendre à un petit rattrapage, ce rattrapage ne serait que partiel. “Nous sommes de plus en plus persuadés, dans la communauté des démographes, que la baisse de la fécondité est structurelle”, conclut Marc Dubuisson.
Mais comment expliquer cette tendance générale à vouloir faire moins de bébés ? “Les raisons qui sont mises en lumière sont que nous avons affaire, de plus en plus, à une difficulté des jeunes à s’installer, répond le démographe de l’Iweps. Mais il y a aussi le climat pessimiste autour du changement climatique notamment.”
Non seulement l’accès au logement est de plus en plus difficile, mais les jeunes couples ont en effet connu, depuis 2001 et les attentats sur les tours jumelles du World Trade Center à New York, une succession de crises à un rythme accéléré : la crise financière de 2008, aussi grave que celle de 1929, puis la crise des dettes souveraines en Europe, puis les attentats de 2015 et 2016 en France et en Belgique, puis la crise sanitaire, puis la guerre en Ukraine, puis la crise énergétique… En fait, c’est la première génération depuis longtemps à n’avoir pratiquement connu qu’une longue période de chocs successifs. Cela peut refroidir certaines ardeurs.
Cette difficulté à se projeter dans le futur pourrait être une des causes prépondérantes qui expliquerait la baisse structurelle de la fécondité.” – Marc Dubuisson (Iweps)
“Cette difficulté à se projeter dans le futur pourrait être une des causes prépondérantes qui expliquerait la transformation de cette tendance conjoncturelle en une tendance structurelle, souligne Marc Dubuisson. Nous voyons d’ailleurs que cette baisse est identifiée partout puisqu’en France aussi, nous tournons autour d’un taux de fécondité de 1,5 ou 1,6 enfant par femme.”
Mystère à Bruxelles
Zoomons sur les trois Régions du pays. On observe finalement peu de différence : en 2022, le taux de fécondité était de 1,56 en Wallonie, 1,53 en Flandre et 1,46 à Bruxelles, ce qui donne un taux légèrement inférieur à 1,53 pour l’ensemble du pays.
Mais ce paysage cache un mystère bruxellois. Car au milieu des années 2000, la Région bruxelloise faisait la course en tête. Dopée par la natalité des populations d’origine non européenne, elle affichait un taux de fécondité dépassant les 2, alors que l’on était environ à 1,8 dans les deux autres Régions. Ce n’est qu’à partir de 2011 qu’il a commencé à chuter. Et en quelques années, la capitale est désormais lanterne rouge de la fécondité.
La raison n’est pas très claire. Certes, le nombre de bébés par femme a baissé en Belgique et dans la plupart des pays industrialisés. Mais pourquoi la chute a-t-elle été plus accentuée encore à Bruxelles ? Une explication avancée par certains serait qu’auparavant, la fécondité à Bruxelles était soutenue par la population d’origine étrangère. Or cette population étrangère se compose de plus en plus de ressortissants de l’Union européenne, donc des hauts revenus qui ont une fécondité plus faible encore que la moyenne. De plus, le taux de fécondité des femmes d’origine non européenne lui aussi baisse sensiblement.
Les statisticiens de l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse (IBSA), eux non plus, n’ont pas de réponse précise. “Oui, à Bruxelles, il se passe quelque chose. Nous sommes en train de travailler sur ce sujet mais nous n’avons pas encore terminé. Et à ce stade, tout ce que nous pouvons faire est d’avancer certaines hypothèses”, observe Jean-Pierre Hermia, démographe auprès de l’IBSA. Il y a vraiment ce phénomène que l’on observe un peu partout en Europe occidentale, qui est la baisse générale de la fécondité. Une autre explication serait, dans le cas de Bruxelles, un report des naissances. Les femmes auraient des enfants un peu plus tard qu’auparavant. Cela s’expliquerait par le fait de suivre des études et d’avoir des diplômes de plus en plus élevés et donc des enfants de plus en plus tard. “Mais cela, ce n’est pas récent, ni particulièrement propre à Bruxelles, tout comme les incertitudes économiques, climatiques et autres inciteraient à se poser des questions sur l’opportunité d’avoir un enfant”, ajoute le démographe de l’IBSA.
“Une autre piste, poursuit-il, est qu’il est possible qu’une partie de la population quitte Bruxelles pour aller s’installer dans le Brabant wallon ou le Brabant flamand et que ces personnes auraient leurs enfants là-bas. Cette décision serait liée à l’accessibilité plus difficile d’avoir un logement pour les jeunes. Nous avions constaté jusqu’alors qu’un certain nombre quittaient Bruxelles après avoir eu leur premier voire leur deuxième enfant. Mais il est possible que les gens partent désormais avant.”
La question ukrainienne
Cette baisse de la fécondité et du nombre de naissances n’empêche cependant pas la population de grandir. En 2022, il y a eu 113.593 naissances, pour 116.380 décès. La population a donc baissé naturellement de 2.787 personnes. Mais cette tendance a été effacée par un solde migratoire positif, fortement soutenu, d’ailleurs, par l’arrivée chez nous de 63.000 Ukrainiens cette année-là (ils sont aujourd’hui plus de 77.000 à avoir reçu un titre de séjour temporaire). En 2022, 233.629 personnes sont entrées en Belgique, 116.544 l’ont quittée. Au total, la population s’est donc accrue de 113.549 unités pour atteindre 11.697.557 habitants au 1er janvier 2023.
Mais cette progression était exceptionnelle. Pour les années qui viennent, le Bureau du Plan table sur une augmentation assez stable de l’immigration, de 25.000 personnes par an environ. Une stabilité qu’il explique “par des effets de compensation : une augmentation de l’immigration en provenance des pays hors de l’Union européenne, et une diminution en provenance des pays de l’Union européenne”.
Mais il reste une grande interrogation. Est-ce que les réfugiés ukrainiens qui sont chez nous repartiront dans leurs pays ou, au contraire, feront-ils venir d’autres membres de leur famille ? Le Bureau du Plan a essayé l’an dernier de tracer une projection pour les cinq prochaines années. “Dans le scénario où la grande majorité des réfugiés en provenance d’Ukraine quitte la Belgique en 2024, la croissance de la population est dès lors négative en 2024 (-4.130 habitants) et la population totale s’établit à 11.896.313 habitants en 2029. Le scénario tablant sur un regroupement familial des Ukrainiens en Belgique mène à une croissance largement positive de la population en 2024 (+ 57.091) et une population de 11.948.620 habitants en 2029”, note-t-il.
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