Comment l’obésité peut devenir l’eldorado des entreprises pharmaceutiques

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Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

Les nouveaux médicaments contre l’obésité fleurissent partout en Europe et aux Etats-Unis et font la santé des entreprises pharmaceutiques qui les produisent. Un bouleversement prometteur pour les patients et l’économie.

C’était en 1997: l’Organisation mondiale de la santé alertait sur la “première épidémie non infectieuse de l’histoire de l’humanité”, à savoir l’obésité. Depuis lors, celle-ci n’a cessé de croître et touche aujourd’hui plus de deux milliards de personnes dans le monde. En Belgique, près d’un adulte sur deux présente un indice de masse corporelle (IMC, ou BMI en anglais) au-dessus de 25 et se retrouve donc en surpoids – dont 15,9% peuvent être qualifiés d’obèses.

Si la prévention et la prise en charge médicale ne s’améliorent pas, la Fédération mondiale de l’obésité prévoit que d’ici 2035, plus de la moitié de la population sera obèse. Plus frappant encore, cette maladie va engendrer les prémices d’une société à l’espérance de vie réduite, comme c’est le cas au Mexique, où la nouvelle génération devrait être la première à jouir d’une espérance de vie inférieure à celle de la génération précédente.

L’impact économique mondial serait tout aussi dévastateur puisqu’il pourrait dépasser 4.000 milliards de dollars par an en 2035, contre près de 2.000 milliards en 2020. Cette estimation comprend à la fois les coûts de santé liés au traitement de l’obésité ainsi que les conséquences d’un BMI élevé sur la productivité économique – un BMI élevé contribuant à l’absentéisme, le présentéisme (une productivité réduite au travail) et à une retraite prématurée. Selon les estimations du World Obesity Atlas (WOA), l’obésité réduira le produit intérieur brut (PIB) mondial de 2,4%. Un chiffre qui pourrait atteindre 2,9% d’ici 2035. “Entre 95 et 97% des obésités d’aujourd’hui ne sont pas dues à un problème génétique mais plutôt à des facteurs environnementaux ou alimentaires, explique Patrice Cani, professeur à l’UCLouvain (faculté de pharmacie et des sciences biomédicales, Louvain Drug Research Institute et Institut de recherche expérimentale et clinique). Ces différents facteurs, quand ils se combinent, favorisent la prise de poids. C’est là que se trouve la difficulté de la prise en charge de l’obésité car on ne peut pas considérer qu’il existe un seul et unique facteur.”

En 2023, le cours d’Eli Lilly a bondi de 60% et celui de Novo Nordisk de 42%.

L’obésité pèse sur les budgets

Cette affection aux causes multiples, reconnue comme maladie chronique par l’Union européenne depuis 2021, n’est pas sans conséquences graves. Les personnes atteintes d’obésité présentent notamment des risques plus importants de développer des maladies cardiovasculaires mais également des affections telles que diabète, hypertension, problèmes articulaires, asthme, apnée du sommeil, dépression, cancers, et 10 fois plus de risques d’hospitalisation ou de décès.

Une menace qui se traduit également par un accroissement des dépenses publiques. Aux Etats-Unis, l’obésité coûte chaque année 147 milliards de dollars au système de santé selon le Center for Disease Control. En Belgique, l’obésité représente près de 9 milliards d’euros, dont 5 milliards pèsent uniquement sur les soins de santé. Pour les chercheurs du WOA, cela pourrait atteindre 2% du PIB belge en 2035.

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Si l’obésité peut coûter (très) cher à certains pays, elle peut aussi leur rapporter gros. Au Danemark par exemple, depuis la commercialisation des médicaments anti-obésité Ozempic et son dérivé Wegovy, produits par Novo Nordisk, c’est toute l’économie qui en profite. La valeur de l’entreprise a même dépassé le PIB danois. “Ce n’est pas vraiment étonnant, les industries d’un pays représentent une large part du PIB et l’industrie pharmaceutique est une industrie très profitable en général”, avance Sandy Tubeuf, professeure à l’UCLouvain et spécialisée dans l’économie de la santé.

La devise nationale danoise s’en est retrouvée renforcée: les milliards de dollars que génèrent les ventes des médicaments étant convertis en couronnes, ceux-ci ont un impact sur le taux de change: les achats en dollars (le pétrole, par exemple) sont donc devenus moins chers – une bonne nouvelle en période inflationniste. “Ce qui est particulièrement attractif dans ce cas-ci, c’est que l’entreprise offre un bien délocalisable à des marchés aussi importants que les Etats-Unis et celui de l’obésité et du surpoids”, ajoute la professeure.

Une aubaine pour les entreprises pharmaceutiques qui s’y sont engouffrées. Elles sont certes nombreuses à proposer ce type de médicaments – et depuis des années déjà – mais deux acteurs, aujourd’hui, se partagent le plus gros du gâteau: le danois Novo Nordisk et l’américain Eli Lilly. L’un et l’autre produisant respectivement l’Ozempic et le Mounjaro, deux médicaments destinés aux diabétiques et étendus aux personnes souffrant d’obésité. “La création de traitements comme l’Ozempic représente près de 40 ans de recherche, précise Patrice Cani. Mais les médicaments eux-mêmes sont apparus plus tardivement .”

Traitement prometteur

Ozempic, Wegovy, Saxenda, Mounjaro, Trulicity, etc.: l’ensemble de ces médicaments appartient à la famille des “glucagon-like peptide-1 receptor agonists”, ou GLP-1. Ces derniers sont prescrits aux Etats-Unis contre le diabète de type 2 depuis 2005. Déjà à l’époque, Eli Lilly travaillait sur ces médicaments et avait commercialisé Byetta.

Et en 2010, Novo Nordisk proposait Victoza. Aujourd’hui, les deux mêmes entreprises proposent une version évoluée de leurs médicaments injectables: d’une prise quotidienne, on est passé à une prise hebdomadaire. “La modification s’est déroulée au niveau des molécules. Les nouveaux analogues du GLP-1 ont aujourd’hui un effet au long cours et sont moins vite dégradés dans l’organisme”, souligne Patrice Cani.

Comme antidiabétiques, ils régulent la glycémie et suscitent un sentiment de satiété. A un dosage plus fort de la même molécule, ils élargissent leur indication au “traitement de l’obésité” et sont ainsi capables de faire perdre de la masse corporelle aux personnes en surpoids. “Soyons clairs, il n’y a pas de traitement d’obésité avec ces médicaments, il y a une amélioration du poids corporel des personnes, prévient le professeur de l’UCLouvain. Une personne obèse qui perd 20% de son poids peut toujours présenter un BMI trop élevé.”

Une perte de poids entre 15 à 20%, c’est ce qui ressort des résultats cliniques prometteurs de cette nouvelle famille de médicaments. Partant de cette démonstration, Novo Nordisk et Eli Lilly ont réussi à faire approuver leur anti-diabétique pour la gestion de l’obésité chronique. L’Agence européenne des médicaments a également donné son feu vert, même si ces molécules ne sont pas encore disponibles en Belgique en raison des tensions d’approvisionnement. On rappellera que la prise d’Ozempic pour la simple perte de poids est donc une utilisation en dehors de l’indication initiale pour laquelle le médicament a été autorisé. Est-ce une pratique habituelle de la part des entreprises pharmaceutiques d’étendre cette indication initiale d’usage? “On ne peut pas dire que ce soit courant, répond Patrice Cani. Il y a très certainement une opportunité financière importante pour ces sociétés.” Et le professeur de rappeler que les diabétiques se comptent en millions alors que les personnes obèses sont des milliards.

L’appétit des investisseurs

Une perspective qui fait saliver les investisseurs: la banque Goldman Sachs parie que les ventes de GLP-1 pour traiter l’obésité vont bondir, passant de 6 milliards de dollars en 2023 à 44 milliards en 2030. Morgan Stanley anticipe un marché mondial de 77 milliards de dollars en 2030. Et la société de services financiers BMO Capital Markets table sur 100 milliards en 2035, dont 70 milliards aux Etats-Unis, avec l’américain Lilly comme grand gagnant.

Preuve de cet enthousiasme des investisseurs, l’indice boursier d’obésité (solactive obesity index), qui suit les performances des entreprises positionnées dans les services aux personnes obèses, se négociait à plus de 471 dollars en avril (419 dollars le 20 novembre) contre 100 dollars début 2011. Ces projections font les choux gras des deux entreprises: en 2023, le cours de Eli Lilly a bondi de 60% et celui de Novo Nordisk de 42%, alors que l’indice des grands acteurs pharmaceutiques américains (distributeurs inclus) reculait de 2,75% en raison de la baisse des prix des médicaments sous la pression des pouvoirs publics et des génériques. Novo Nordisk est aujourd’hui la première valeur boursière pharmaceutique mondiale.

“Comme toute valeur pharmaceutique, ces cours sont très dépendants des effets indésirables qui pourraient survenir chez un patient”, prévient cependant un analyste financier. Reste que l’engouement des investisseurs reflète celui des consommateurs qui s’arrachent ces médicaments à tout prix (il faut débourser près de 1.000 dollars pour quatre doses outre-Atlantique). Rien qu’aux Etats-Unis, neuf millions de prescriptions ont ainsi été délivrées au dernier trimestre de 2022, contre quatre millions pour le premier trimestre de la même année, selon Trilliant Health, un cabinet d’études de marché américain. En cause, notamment: l’euphorie suscitée sur les réseaux sociaux par les effets coupe-faim de ces molécules, qui a conduit à des pénuries au détriment des diabétiques, qui dégustent… Pour le professeur Patrice Cani, plusieurs raisons expliquent cet enthousiasme. La première, c’est qu’il y a très longtemps qu’on n’a pas vu débarquer sur le marché des médicaments aussi efficaces pour la perte de poids associés à aussi peu d’effets secondaires. “Jusqu’à présent, les médicaments disponibles présentaient un bénéfice-risque qui n’était pas suffisant pour améliorer la situation des personnes obèses .”

De plus, le GLP-1 a été étudié pendant plusieurs années: la plupart des effets secondaires potentiels sont donc connus. “En Europe, il y a eu une certaine crainte vis-à-vis de ces médicaments liés au rimonabant”, pointe le professeur de l’UCLouvain qui fait référence à un médicament contre l’obésité développé par Sanofi et qui présentait de nombreux effets indésirables de type psychiatrique. “Celui-ci a, depuis, été retiré du marché mais il a subsisté une certaine frilosité en Europe à la suite de cet épisode.”

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La cerise du remboursement

Dépassés par leur succès, les industriels peinent à suivre la forte demande, malgré leurs efforts. Les résultats cliniques prometteurs constituant un véritable espoir pour les patients diabétiques, combinés à un usage détourné des consommateurs souhaitant perdre du poids, ont bouleversé la capacité d’approvisionnement des entreprises qui doivent revoir leur date de lancement dans certains pays (dont la Belgique pour Wegovy et Mounjaro).

Selon une note adressée aux professionnels de la santé par Novo Nordisk et l’Agence européenne des médicaments, le fabricant danois s’attend à des pénuries intermittentes d’Ozempic tout au long de l’année 2024. Même son de cloche du côté d’Eli Lilly dont les perspectives d’approvisionnement à moyen terme en Europe sont encore incertaines.

En Belgique
– 33% d’adultes obèses en 2035.
– 1,8% Augmentation annuelle d’adultes obèses entre 2020 et 2035.
– 1,2% Augmentation annuelle d’enfants obèses entre 2020 et 2035
– 2% Impact du surpoids sur le PIB national en 2035.

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Afin de s’assurer une plus grande part du marché, ces entreprises doivent également convaincre les autorités nationales de la santé de rembourser leurs traitements anti-obésité. “Ces médicaments sont a priori ‘coût-efficaces’, analyse Sandy Tubeuf. Cela signifie qu’ils améliorent la santé et permettent de réduire fortement des problèmes de santé plus graves qui seraient coûteux à prendre en charge, mais ils peuvent être difficiles à financer.”

L’obésité gagnant du terrain partout, les systèmes de santé publics ainsi que les assureurs n’ont a priori pas les moyens de rembourser ce type de traitement à vie. La décision de remboursement s’appuie en général sur l’impact budgétaire plutôt que sur le coût-efficacité. “Rembourser un traitement pour des problèmes de santé que l’on pourrait juger auto-infligés ou pour lesquelles l’individu peut sembler responsable, est toujours délicat…”, concède la professeure de l’UCLouvain.

A voir, donc, si les investisseurs n’auront pas eu les yeux plus gros que le ventre.

Dans le cadre des fêtes de fin d’années, nous ressortons nos meilleurs contenus au cas ou vous les auriez manqué. Cet article a été publié en décembre 2023.

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