Notre modèle socioéconomique remis en question
L’économiste flamand Geert Noels et la syndicaliste wallonne Marie-Hélène Ska balisent une année multi-électorale qui sera cruciale. L’un met l’accent sur la compétitivité de notre économie, l’autre sur l’isolement préoccupant des travailleurs. Deux regards face à face.
L’année 2024 promet d’être démocratiquement intense en Belgique avec des élections sociales en mai, législatives, régionales et européennes en juin, puis communales en octobre. Ces moments de choix s’enracinent dans une série de crises qui bousculent nos sociétés, suscitent des inquiétudes ou créent des opportunités. Quels sont les enjeux prioritaires?
Trends-Tendances envisage ces 12 mois qui promettent d’être intenses en compagnie de deux grands témoins aux regards différents: l’économiste flamand Geert Noels, CEO d’Econopolis, et la syndicaliste wallonne Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC. De quoi nourrir une réflexion de fond et se positionner au départ d’analyses très différentes.
“Le krach silencieux de l’industrie”
Geert Noels n’hésite guère lorsqu’on lui demande d’évoquer l’enjeu central pour l’économie belge: “Nous sommes dans une phase où la localisation des activités économiques est à nouveau remise en question, dit-il. Or, ce qui est passé inaperçu en 2022 et 2023, c’est la récession très lourde dans l’industrie, avec des risques de plus en plus grands de délocalisations. On a salué la résilience de notre économie ou une croissance finalement pas si mauvaise, mais derrière cela, ce furent des années catastrophiques pour une partie de l’industrie ‘de base’: la chimie, le papier, l’acier, le cartonnage, etc. La consommation de naphta, par exemple, qui est un bon indicateur du niveau d’activité de la chimie, est redescendue à son niveau de 1975! Les exportations de l’acier en dehors de l’Union européenne ont pratiquement disparu: c’est unique!”
Le krach de 2008 au niveau de la Bourse et des banques se produit en silence au niveau de l’activité industrielle, constate le CEO d’Econopolis. Alors que le monde politique parle de réindustrialisation dans toutes les langues. “On en évoque peut-être la nécessité, mais je ne ressens pas un sens de l’urgence, souligne Geert Noels. Alors qu’aux Etats-Unis, la présidence de Joe Biden réussit à inverser complètement la tendance et sera saluée dans 25 ans comme un moment charnière.”
L’Inflation Reduction Act, qui porte mal son nom car il soutient davantage l’industrie qu’il ne combat l’inflation, a eu des effets importants et malmené la compétitivité européenne par rapport aux Etats-Unis. Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, avait dénoncé notre manque de réaction à ce sujet et souhaite faire de ce même sujet une priorité pour la présidence belge de l’Union, qui débute le 1er janvier. “C’est plutôt un Industrial Revival Act, conforme Geert Noels. L’impact attendu était estimé à 350 milliards de dollars en 2022, mais il a déjà dépassé les 1.000 milliards et selon certaines sources dans le privé, cela pourrait encore doubler. Cela génère un bond en avant dans les énergies renouvelables pour rattraper le retard américain et cela attire à nouveau des industries qui étaient parties en Chine.”
“Attention à la décroissance”
La Belgique peut-elle agir? Les leviers ne sont-ils pas au niveau européen? “Reconnaître le problème, ce serait déjà le début de la solution. Or, ce n’est pas le cas. Les derniers débats que j’ai eus en Belgique – et ce n’était pas dans les milieux syndicalistes! – étaient consacrés à la décroissance. J’étais en minorité pour dire que la décroissance, c’est farfelu! Si l’on entre dans cette logique, qui est déjà très présente, l’impact sur les perspectives pour les générations futures sera désastreux. C’est un cul-de-sac! On va dans le mur à cause du manque de connaissance de ce qu’est la croissance économique! Tout le monde pense que c’est forcément consommer et polluer davantage, mais ce n’est pas du tout le cas.”
Le produit intérieur brut belge (PIB) a crû de 70% depuis 1991, illustre l’économiste. Durant la même période, les émissions de CO2 ont baissé de 17%! “Les chiffres sont similaires dans tous les pays occidentaux, ajoute Geert Noels. Pourtant, l’idée reste que la croissance génère davantage d’émissions. C’est tout l’inverse: chaque unité de croissance supplémentaire ajoute des solutions au défi climatique, cela permet de faire mieux avec moins.”
La facture pèse surtout sur le monde de l’industrie.” – Geert Noels
Un des adjuvants pour la croissance belge, ces dernières années, fut la solution apportée à la pandémie de covid. “Nous avons bénéficié des vaccins, car nous étions au cœur de la recherche et de la production. De même, les solutions pour le défi climatique peuvent contribuer à notre croissance. Si la Belgique opte pour la décroissance, cela ne changera rien au niveau mondial. Si nous optons pour une croissance de qualité, notre effet de levier peut être 10 fois le poids de notre économie!”
Mot d’ordre du CEO d’Econopolis: “Il faut cesser de jeter le bébé avec l’eau du bain. Le capitalisme, en soi, comme Adam Smith, est plutôt sain, juste, éthique. Celui de John Maynard Keynes engendre des modèles qui déraillent. Les règles du jeu doivent être respectées: assez de compétition, pas de mélange entre la politique et le business. C’est de moins en moins le cas. L’élite mondiale l’a oublié”. Les dévoiements du capitalisme ont nourri une approche décroissante. Or, une croissance qualitative intégrant les externalités est possible, selon lui.
“La compétitivité belge oubliée”
Ce débat devrait-il être l’enjeu des élections de 2024? “La santé économique devrait être l’enjeu, mais je crains que ce ne soit pas le cas”, regrette Geert Noels. Même si Bart De Wever, président de la N-VA, essaie de mettre le sujet sur la table, mais sous le prisme de la confrontation communautaire, pour “sauver la prospérité flamande”.
“La politique énergétique devrait également être au cœur des enjeux, ajoute l’économiste. La population a clairement sanctionné les verts, dont l’inconsistance du discours entre la volonté de décarboner l’économie et celle de fermer les centrales nucléaires n’a pas été comprise. Malheureusement, on a déjà pris des décisions irrévocables à ce sujet. Or, toutes les émissions de CO2 que l’on évite avec les énergies renouvelables vont être balayés par les nouvelles centrales au gaz que l’on construit. C’est dommage. Notre politique énergétique est aussi coupable pour notre politique industrielle: les coûts font que nous ne sommes plus compétitifs.”
Geert Noels est critique sur le bilan de la Vivaldi: “Si je reproche quelque chose au gouvernement De Croo, c’est bien d’avoir complètement négligé la compétitivité de la Belgique! Il a préféré protéger le pouvoir d’achat. Or, historiquement, il y avait toujours un équilibre entre les deux. De là venaient les sauts d’index. Aujourd’hui, on a surcompensé les chocs du covid et de l’énergie, mais la facture pèse surtout sur le monde de l’industrie et cela va avoir des conséquences.”
Indexation des salaires, inflation, hausse des taux, etc. : le cocktail est explosif pour l’économie. “Des entreprises vont avoir des problèmes de financement de base, estime Geert Noels. Nous manquons d’une vision pour l’économie. Nous manquons de poids au niveau de l’industrie, mais nous avons, en Europe, un leadership dans la connaissance des technologies vertes, avec énormément d’entreprises actives dans ce domaine. Mais je m’attends à ce que les Américains commencent à en racheter. Ils ont tellement de force…”
“L’isolement accru des travailleurs”
Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC, prépare de son côté les élections sociales du mois de mai et un congrès en octobre dont le thème est: “Remettre le travail sur le métier”. Une réflexion au sujet d’une autre lame de fond. “Nous partons d’une évolution selon laquelle le travail n’est plus nécessairement une source d’épanouissement, explique-t-elle. Les travailleurs sont de plus en plus isolés. Cela interroge tout: le lien social, les commissions paritaires, le rôle collectif que l’on peut jouer avec des travailleurs que l’on ne voit plus, une précarisation très forte du travail alors que l’on manque de bras… Il y a des paradoxes saisissants: nous sommes dans une société qui n’a jamais été aussi riche, mais qui laisse énormément de monde sur le bord de la route”.
Nous devons revenir à la notion de robustesse de l’économie”. – Marie-Hélène Ska
Une fracture sociale plus importante que jamais, renforcée par une transition environnementale “injuste”, est-ce l’enjeu majeur de 2024? “Pour nous, le gros enjeu, c’est de rappeler que l’émancipation des travailleurs passe par le collectif, souligne Marie-Hélène Ska. Depuis les années 1970-1980, l’évolution s’est traduite par une liberté donnée aux travailleurs, le choix de leur lieu de travail et de leurs moments de travail, de la flexibilité, désormais du travail à domicile… Mais en fait, ce que l’on remarque, c’est que tout cela ne concourt pas à de l’émancipation, mais à de l’isolement et à de la fragilité. Si on veut émanciper par rapport au travail, il faut recréer du collectif, du lien, de la fraternité, un mot que l’on a eu tendance à oublier au profit de la liberté et de l’égalité.”
Il y a une grande incertitude par rapport à l’avenir et une grande insécurité entre les générations, constate la syndicaliste. “C’est ce fameux slogan selon lequel ‘nos enfants vivront moins bien que nous’, dit-elle. Peut-être ne partiront-ils pas trois fois par an en vacances, ce qui n’est pas si grave. Mais il faut absolument imaginer comment on peut se projeter dans l’avenir. Malgré les technologies, l’isolement est devenu immense et, en même temps, il n’y a jamais eu aussi peu de reconnaissance du travail. Certains parlent de ‘grande démission’, je ne sais pas si on en arrivera là, mais la certitude, c’est que l’on est moins attaché au travail, qui n’est plus un lieu de socialisation.”
L’enjeu social rejoint l’enjeu démocratique dans une société de plus en plus fracturée et polarisée.
“Une angoisse existentielle”
2024 ne sera-t-elle pas aussi l’année où ce gouffre s’approfondira avec le risque d’un recul économique et d’entreprises qui restructurent? “C’est un risque pour 2024 et les années suivantes, acquiesce Marie-Hélène Ska. Nous laissions déjà beaucoup de personnes au bord du chemin, souvent les plus faibles et les plus fragiles. Aujourd’hui, ce phénomène est amplifié et concerne chacun d’entre nous, y compris les fameux Bac+5, le tiers de l’élite éduquée. On vous donne beaucoup d’outils techniques pour travailleur seul, mais sans beaucoup d’empathie.”
L’intelligence artificielle, qui menace de nous remplacer, induit “une angoisse existentielle”. “Vous avez récemment publié récemment dans Trends-Tendances un dossier sur les malades de longue durée, souligne-t-elle. Et, pour vous citer, le mental se taille la part du lion avec 36,44% devant les affections du système ostéo-articulaire et les muscles. Il n’y a pas de miracle: quand je ne me sens pas relié aux uns et aux autres, je me retire. C’est un danger énorme! Et c’est ce qui nous fait dire que toutes les réponses données aujourd’hui – plus de flexi-jobs, d’intérim ou de jobs étudiants – sont des sparadraps sur une plaie que l’on doit pouvoir identifier et soigner de façon structurelle. Il faut oser lever un certain nombre de tabous, comme celui de la gestion des fins de carrière. Nous sommes aujourd’hui dans un système on/off qui est intenable pour 45 ans de carrière.”
Ce phénomène de l’isolement dépasse celui de la précarisation, tout en y étant lié. “Y compris chez les jeunes, insiste la syndicaliste. La Commission européenne a publié un baromètre en octobre 2023: après la pandémie, il y a 22% d’augmentation de jeunes publics (15-29 ans) qui sont en difficulté pour retisser du lien. C’est gigantesque! Les chiffres Pisa publiés en fin d’année sur les aptitudes scolaires montrent également que la pandémie a laissé des traces. Ce sera le cas de la crise énergétique, aussi. Cela illustre que l’on ne peut plus fonctionner comme avant, revenir au business as usual. Une partie de la population dit: ce monde-là, on n’en veut plus!”
Nous partons d’une évolution selon laquelle le travail n’est plus nécessairement une source d’épanouissement.” – Marie-Hélène Ska
“Il faut changer de modèle”
Le discours de Marie-Hélène Ska est sans appel: il faut changer de modèle socioéconomique! Ne faudrait-il pas un nouveau pacte social pour recimenter la société dans un monde qui a profondément changé?
“Oui, encore faudrait-il que l’on s’entende sur un certain nombre de constats, ce qui est difficile aujourd’hui. L’entrepreneur individuel est tout aussi coincé que le travailleur individuel: son horizon, c’est le lendemain. L’un et l’autre ont besoin d’un horizon de moyen terme. Oui, il faut recréer du ciment, mais cela passera par un changement de modèle économique évident. Celui qui a été construit après la Seconde Guerre mondiale a amené beaucoup de bien-être, mais en épuisant les ressources naturelles. Le monde tourne carré. Même la Fédération des entreprises de Belgique ne veut pas entendre parler de transition juste, ce qui est pourtant un concept de l’Organisation internationale du travail.”
Il s’agit d’interroger des notions de fond comme la compétitivité et la productivité. “Nous devons revenir à la notion de robustesse de l’économie, insiste Marie-Hélène Ska. C’est cela qui nous permettra de ne pas aller dans le mur quand il y a une crise financière comme en 2008, un covid en 2020, une crise énergétique en 2022 et je ne sais quoi en 2024.”
Tout le monde pense que la croissance économique, c’est forcément consommer et polluer davantage, mais ce n’est pas du tout le cas.” – Geert Noels
Pourquoi ne prend-on pas à bras-le-corps les réformes nécessaires?
“Aucun système ne peut évoluer sans une reconnaissance du travail qui a été fait et un souci de protéger les uns et les autres. Si l’on vous dit que vous n’avez pas le choix de traverser une rivière profonde, en vous débrouillant seul, vous n’allez pas vous mettre en route! Les enjeux de l’intelligence artificielle ou de la transition écologique sont les mêmes, tant pour les entreprises que pour les travailleurs: il faut construire en tenant compte d’un horizon donné, souhaitable et indispensable, celui de la neutralité carbone. Notre rôle, c’est de sécuriser les trajectoires pour y arriver d’ici 2050!”
Cela implique de nouvelles bases et de “ne pas considérer les salaires comme variables d’ajustement, indique la secrétaire générale de la CSC. Avec une population bien plus importante et plus âgée qu’en 1950, il est normal que les besoins de la sécurité sociale augmentent.” Ne faut-il pas de l’activité pour couvrir les besoins en financement vertigineux de la transition écologique ou du vieillissement de la population? “Ils sont vertigineux, mais le coût de l’inaction serait encore plus vertigineux, insiste-t-elle. Avec les malades de longue durée, ce sont plus de 100.000 personnes dont on se prive aujourd’hui sur le marché de l’emploi parce que l’on n’est pas capable de se mettre autour d’une table pour analyser le fond du problème.”
Marie-Hélène Ska regrette, de façon générale, “le manque de perspectives audibles et fortes données par les partis démocratiques”, à la veille de cette année électorale. “Quel est l’horizon pour atteindre la neutralité carbone en gardant tout le monde à bord? Quelle est la perspective que l’on dessine pour les territoires marqués par la désindustrialisation? Une société ne tient debout que quand on est relié les uns aux autres.”
Pour répondre à Geert Noels, faut-il renouer avec un capitalisme sain? “Ce discours me parle parce que c’est la même chose pour le social. L’indexation des salaires est la meilleure façon de nous protéger, tout comme le modèle social d’après-guerre. Il faut l’adapter à notre monde actuel.”
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