Mobilité: le défi de la taxe kilométrique
Le projet de taxe SmartMove pour réduire les bouchons à Bruxelles fâche la Flandre, la Wallonie et des fédérations d’entreprises. Sur le plan du principe, elle a plus de partisans qu’on ne le croit, mais pour une formule nationale.
L’annonce de la taxe kilométrique intelligente, SmartMove, par la Région bruxelloise, a provoqué un fameux tir de barrage des autres Régions qui y ont vu une taxe nouvelle pour frapper les navetteurs. Les mêmes critiques vigoureuses sont émises du côté des fédérations d’entreprises et même de la CSC Bruxelles.
Le projet, qui doit remplacer les taxes de roulage, n’est pourtant pas une surprise. Les exécutifs bruxellois des 10 dernières années promettent de réduire le trafic et les bouchons, et ont lancé des études pour voir comment adapter les approches de péage urbain de Londres, Milan ou Stockholm à la capitale belge.
La secteur auto l’avait demandé
Le souci est tel qu’en 2013, le secteur automobile lui-même a défendu l’idée d’un péage kilométrique intelligent sur tout le pays, modulé selon l’heure et le lieu. La Febiac (fédération des importateurs) a publié une étude réalisée avec PwC. Elle proposait une fiscalité à l’usage, avec une taxe kilométrique, variable selon le lieu et le moment. Une solution fiscalement neutre car elle aurait remplacé les taxes de roulage et une part des accises.
“Diminuer le trafic de 3% ou 4% réduit les files de 20%”, avait résumé Thierry van Kan, alors président de la Febiac. Il voyait développé à l’échelle nationale ce projet de taxe par kilomètre et imaginait “une variation CO2 et un retour au niveau social pour que les petits revenus aient une compensation pour diminuer l’effet de la surtaxe des pics.”
Sur le principe, la Febiac et d’autres fédérations d’entreprises, comme la FEB ou Beci à Bruxelles, sont favorables à une taxe kilométrique intelligente pour l’automobile sur tout le pays, mais le lancement d’un dispositif dans une seule Région leur paraît déséquilibré. Cela revient à créer un péage urbain, néfaste pour les entreprises installées dans la capitale. Ce serait une taxe supplémentaire pour les navetteurs wallons et flamands, en plus de celles payées à leur Région (taxe de circulation), dont les Bruxellois seraient exempts. Cette situation est la conséquence d’une difficulté pour les Régions à s’accorder sur la lutte contre la congestion.
L’exemple des poids lourds
La coopération n’est pas impossible. La taxe kilométrique pour les poids lourds en est la preuve. Les Régions ont pu s’entendre pour lancer en 2016 ce genre de taxe en créant une entité interrégionale, Viapass, et en attribuant la gestion du service à un opérateur privé, Satellic. Chaque Région fixe librement ses tarifs au kilomètre, désigne les routes à péage, organise le contrôle. Le dispositif a ramené plus de 700 millions d’euros dans les caisses régionales en 2019.
“Pour les poids lourds, c’était plus simple, il s’agissait de faire payer surtout le trafic de transit pour financer l’entretien des routes, mais pas pour réduire les embouteillages ; la formule ne rencontrait pas beaucoup d’opposition dans le pays”, note Louis Duvigneaud, CEO de Stratec, une société de consultance en mobilité. Les transporteurs ont beaucoup protesté mais l’opinion a peu réagi.
Ce genre de coordination n’a pas pu être mis en place pour développer une taxe kilométrique pour les voitures car le sujet est politiquement plus délicat. Les automobilistes pestent contre les embouteillages mais l’idée d’une fiscalité anti-bouchon est difficile à vendre aux citoyens. La Flandre a ainsi abandonné un projet développé lors de la précédente législature, basé sur une taxe au kilomètre remplaçant les taxes de roulage, poussée par le ministre de la Mobilité, Ben Weyts (N-VA). Début 2019, lors de la campagne électorale régionale, le Vlaams Belang et le PTB ont tiré à boulets rouges sur cette future taxe kilométrique. La N-VA a préféré tout arrêter pour limiter les dégâts électoraux. Bruxelles a étudié un projet similaire de son côté. La Wallonie a toujours moins réceptive à l’idée car les bouchons y sont moins endémiques.
Cet enterrement du péage kilométrique en Flandre a laissé la Région de Bruxelles-Capitale seule avec son projet. Elle n’y a pas renoncé. Son exécutif a annoncé le 3 décembre un accord sur le sujet et un calendrier, avec une mise en oeuvre en 2022, et l’objectif de réduire le trafic de 25%. Elle fait le pari, risqué, qu’en se montrant déterminée, elle poussera les autres Régions à négocier une solution acceptable pour tout le monde. Une première discussion est prévue ce 18 décembre au prochain Comité de concertation entre Régions.
“On est bien obligés de s’entendre”
Sur le plan du droit, Bruxelles n’a en principe pas besoin de l’agrément des autres Régions car SmartMove est une nouvelle taxe. Seules les modifications des taxes existantes font l’objet d’un accord de coopération. L’exécutif bruxellois joue la carte de la négociation ; il est conscient que partir seul sur le projet serait bancal. “On est bien obligés de s’entendre”, résume Louis Duvigneaud. D’autant qu’un élément clé des encombrements dans l’orbite de la Région bruxelloise échappe à SmartMove: le ring, situé surtout en Flandre.
Ainsi, le projet présenté est à la fois précis et flou, pour laisser la place à la discussion. Le tarif, par exemple, n’a pas été publié sur le site de SmartMove. Des montants indicatifs figurent sur une présentation faite par le ministre Sven Gatz à la presse: une taxe journalière fixe de 2 euros (tarif de base pour une voiture de 11 CV, comme une Audi A4 diesel de 100 kW) aux heures de pointe. Le montant n’est payé qu’une fois: arriver à l’heure de pointe du matin (7h/10h) et repartir à celle du soir (15h/19h) coûte donc 2 euros, et pas deux fois 2 euros. Le soir, la nuit et les week-ends sont gratuits. A quoi s’ajoute un tarif au km (0,2 euro au km à l’heure de pointe, 0,08 euro en heure creuse, rien le soir, la nuit et le week-end). Aller travailler le matin, revenir en fin d’après-midi et parcourir 15 km revient donc à 5 euros avec 11 CV fiscaux: 2 euros de montant fixe plus 3 euros de montant variable. Les automobiles jusqu’à 7 CV fiscaux (comme une Skoda Octavia essence de 110 CV, 6 CV fiscaux) ne paient pas de montant fixe, de même que les véhicules électriques, et ne payeront que les kilomètres parcourus.
Un surplus théorique de 200 millions d’euros
Le projet est basé sur un basculement fiscal. Les taxes de mise en circulation et de circulation, qui rapportent environ 180 millions d’euros à la Région de Bruxelles-Capitale, seront supprimées. Les premières prévisions sur SmartMove tablent sur un surplus de 200 millions d’euros. Un montant qui ne tient pas compte d’un changement de comportement des automobilistes. Le surplus devrait servir à financer des transports alternatifs, y compris pour relier les Régions voisines.
Une partie des automobilistes devraient y gagner au change: les petites rouleurs, dans de petites et moyennes voitures. D’autres devraient payer plus, la Région estimant que le gain de temps pourrait compenser le surcoût. La Région a publié sur le site SmartMove une analyse d’impact assez touffue réalisée par des chercheurs de Transport&Mobility (KULeuven) et l’Université Saint-Louis-Bruxelles.
Enfin, les modalités techniques restent encore à préciser. Bruxelles serait pionnière car, hormis Singapour cette année, aucune ville ne pratique encore un péage kilométrique pour des voitures. Le calcul passerait par une application de smartphone, qui pourrait en même temps proposer des transports alternatifs. Ou un pass journalier pour ceux qui ne souhaitent pas utiliser un smartphone (4 euros jusqu’à 8 CV, 5 euros entre 8 et 10 CV, etc.).
SmartMove sera conforme aux normes européennes de télépéage ouvert, SET, ce qui signifie que tous les terminaux embarqués conformes à cette norme seront utilisables, pour cette taxe et pour d’autres péages en Europe (autoroutes, tunnels, ponts, etc.). Ce qui ouvre la perspective que ce même appareil puisse aussi servir sur les autoroutes françaises.
Le tarif
SmartMove est une nouvelle taxe. Il ne s’agit pas d’un péage urbain, comme à Londres (13,1 euros en semaine par jour, entre 7 h et 18h) ou Milan, mais d’un prélèvement kilométrique variable selon les heures et les jours.
Il se compose d’un forfait et d’un montant par kilomètre, payables uniquement les jours ouvrables en semaine. Le tarif 1 porte sur les heures de pointe (7 h à 10 h, 15 h à 19h), fixé à 2 euros pour le forfait pour un véhicule de 11 CV (zéro entre 1 et 7 CV), plus 0,2 euro par km. Le tarif 2 couvre les heures creuses (de 10 h à 15h), avec un forfait de base de 1 euro (11 CV) plus 0,08 euro par km. Le soir, la nuit ou le week-end, il n’y a pas de prélèvement. Le forfait n’est facturé qu’une fois par jour, sur le montant de l’heure la plus chère. Le calcul sera réalisé par une appli de smartphone ou un terminal embarqué. Sinon, un forfait journalier est prévu.
Le télétravail plus efficace que SmartMove?
Annoncée en plein confinement, la taxe kilométrique intelligente SmartMove est-elle vraiment utile si un télétravail structurel s’installe? “Oui”, estime Louis Duvigneaud, CEO de Stratec. Si le trafic diminue avec le télétravail, cela pourrait être transitoire, car la tentation de rouler en voiture va augmenter. “Lorsque les routes ne sont pas saturées, la voiture est imbattable, c’est le transport le plus performant.” Mais à moyen terme, même avec le télétravail, le trafic ne devrait pas chuter. “Une étude du Bureau du Plan a été réalisée sur le télétravail. Elle indique que hors télétravail, la croissance du trafic augmenterait de 10% d’ici 2040, mais qu’en intégrant un télétravail structurel, une croissance du trafic subsisterait”, indique Louis Duvigneaud, qui craint aussi que le télétravail n’encourage à habiter plus loin.
Lire aussi à ce sujet: Mobilité: le télétravail n’est pas la panacée
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici