Le socialisme est-il de droite?

Beaucoup de partis flamands se droitisent, notamment en lien avec la crise de l’asile. © belgaimage
Olivier Mouton

La gauche flamande s’est réinventée pour lutter contre le Vlaams Belang, sur l’immigration et le socio-économique. La démission de Conner Rousseau à la tête de Vooruit et la victoire de Geert Wilders aux Pays-Bas ont mis un coup de projecteur sur ce glissement. Le PS francophone fait barrage à l’extrême droite en restant plus à gauche. Mais est-il bien à gauche?

Pour Conner Rousseau, enfant prodige de la politique flamande, ce fut le dérapage de trop. Le trentenaire a été contraint de démissionner de la présidence de Vooruit, vendredi 17 novembre, après la révélation de la teneur des propos racistes tenus lors d’une nuit d’ivresse à la rentrée de septembre. Fini, pour lui, le combat contre le Vlaams Belang qu’il entendait mener à bien en vue des élections de juin 2024. Alors que ce parti progressait dans les sondages depuis son arrivée.

Avec son discours décomplexé, Conner Rousseau a fait pencher le cœur du socialisme flamand à droite, tant au niveau de l’immigration que des questions socioéconomiques. En matière d’emploi, le discours de Frank Vandenbroucke, “son” ministre fédéral des Affaires sociales, se distingue de celui de ses collègues francophones: il plaide en faveur d’une activation des chômeurs et de sanctions plus strictes pour les remettre au travail.

Le cœur du PS, par contre, est de plus en plus ancré à gauche avec l’écosocialisme cher à son président Paul Magnette. Comme une exception en Europe. S’il a fait barrage à l’extrême droite, le socialisme francophone doit lutter contre la gauche radicale du PTB. Mais n’est-il pas aussi de droite, sans le dire?

Décodage par-delà des clivages qui évoluent…

Conner Rousseau annonçait le 17 novembre dernier sa démission à la présidence de Vooruit suite à la diffusion des propos racistes tenus lors d’une nuit d’ivresse.
Conner Rousseau annonçait le 17 novembre dernier sa démission à la présidence de Vooruit suite à la diffusion des propos racistes tenus lors d’une nuit d’ivresse. © belgaimage

Vooruit: “Law and order”

“Le discours de Vooruit sur la sécurité et l’immigration s’enracine dans une évolution qui ne date pas d’hier, celui du ‘law and order’ de Louis Tobback et Johan Vande Lanotte, souligne Carl Devos, politologue à l’université de Gand. Conner Rousseau a repris ce discours et ne cachait pas que la lutte contre le Vlaams Belang était la priorité de son parti, sur un mode binaire: ‘c’est nous ou l’extrême droite! ’. Il a renforcé ce discours pour tenter de récupérer les électeurs partis au Vlaams Belang.”

“D’ailleurs, prolonge Carl Devos, beaucoup de partis flamands se droitisent, notamment en lien avec la crise de l’asile, un enjeu majeur chez nous. Egbert Lachaert (Open Vld) a exprimé sans nuances que ‘ vol is vol ’ (trop est trop), le CD&V affirme que la crise de l’asile ne peut pas être gérée sans d’autres initiatives européennes, la N-VA a toujours eu un discours fort sur ce thème. Le seul parti à gauche sur cette question, c’est Groen. Un autre sujet majeur en Flandre vient des questions liées au wokisme. L’idée que l’on ne puisse plus parler de ‘marché de Noël’ mais bien de ‘marché d’hiver’, cela dérange. Une école a interdit à saint Nicolas de venir parce que cela perturbait de trop nombreux élèves d’origine étrangère. Le père Fouettard ne peut plus se peindre en noir. Je comprends l’argumentation derrière cela, mais pas mal de Flamands se demandent: qu’est-ce qui se passe dans mon pays?

Les socialistes francophones ont joué la défensive pour préserver les acquis sociaux.

Sur le terrain socioéconomique, dans une Flandre prospère, Vooruit poursuit là aussi une évolution datant de l’ère Tobback, puis de la refonte du SP.A (pour “Anders”, “Autrement”) sous la présidence du publicitaire Patrick Janssens. “Vooruit a adopté un discours d’obligation que ce soit pour l’apprentissage du néerlandais, la nécessité pour les mamans au foyer de travailler ou l’activation des chômeurs, confirme Carl Devos. Cela s’inscrit dans la continuité de l’Etat social actif cher à Frank Vandenbroucke mais aussi dans la lignée d’un socialisme teinté d’autoritarisme.

Dans la période houleuse des années 1930, cela a d’ailleurs mené à des rapprochements douteux, notamment dans le chef d’Henri de Man. Sur les deux terrains, affirme le politologue gantois, la nouvelle présidente, Melissa Depraetere, proche de Conner Rousseau, “va continuer ce positionnement”. C’est une tendance structurelle.

Et ce n’est pas la victoire aux Pays-Bas de Geert Wilders, leader de l’extrême droite du PVV, qui va changer la donne. “Son triomphe est suivi avec une grande attention chez nous, confirme Carl Devos. Car la chance que le Vlaams Belang devienne le premier parti de Flandre en juin 2024 est grande. C’est la perfect storm: crise de l’asile, difficultés socioéconomiques, confiance basse en la politique, mise en cause des résultats du gouvernement fédéral mais aussi du gouvernement flamand… Le Vlaams Belang a, en son président Tom Van Grieken, un très bon markeeter qui sait adapter son discours aux circonstances. Les thèmes de campagne du Belang seront la sécurité sociale et la lutte contre l’asile, c’est incroyable! C’est 100% Wilders! Cela va être difficile de contrer ce discours, même pour la N-VA…”

Le jeu de l’extrême droite est d’autant plus fallacieux qu’il s’appuie sur un rejet de l’autre, mais également sur un programme très à gauche sur le plan économique. Cap sur les classes populaires!

Un PS focalisé sur le socioéconomique

“Ce qui s’est passé lors de cette nuit d’ivresse à Saint-Nicolas en dit long sur Conner Rousseau, souligne Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Ce sont des propos indubitablement racistes et ce n’est pas la première fois qu’il dérapait: il suffit de se rappeler qu’il disait ne pas se sentir chez lui à Molenbeek. Mais cela en dit long aussi sur Vooruit: malgré ces propos racistes, le top du parti a continué à le soutenir et a tenu des propos lunaires pour le défendre, même après sa démission.”

Pour le politologue francophone, les socialistes flamands commettent une erreur en s’obstinant à poursuivre ce virage à droite. “Les partis sociaux-démocrates qui essaient de convaincre l’électorat populaire en marchant sur les plates-bandes de la gauche radicale en abandonnant leur focale socioéconomique n’arrivent à rien, souligne-t-il. Partout où ils le font, en Europe, ils sont proches de l’extinction. Vooruit a légèrement progressé dans les sondages, c’est vrai, mais il reste à un niveau modeste, autour des 15%. Et ce faisant, il a ouvert un espace à sa gauche: outre Groen, le PvdA (nom flamand du PTB) se situe désormais entre 5% et 10% des intentions de vote, après avoir déjà obtenu son score le plus élevé en Flandre, en 2019.”

Du côté francophone, le PS a pourtant réussi à faire barrage à l’extrême droite en conservant un discours à gauche sur les questions socioéconomiques. Un clientélisme pratiquement assumé sur le plan social a permis de conserver l’électorat populaire. Le cordon sanitaire sur le plan médiatique a contribué à asseoir sa position, de même que l’absence d’une logique “nationaliste” au sud du pays, l’extrême droite s’étant enracinée au nord du pays dans le terreau du Mouvement flamand.

“C’est le contre-exemple parfait de Vooruit, confirme Pascal Delwit. Voilà un parti socialiste qui a gardé sa focale sur les questions socioéconomiques. Là où l’on peut difficilement dire quelle est la marque posée par Vooruit au niveau fédéral, le PS peut se revendiquer d’un vrai bilan: augmentation de la pension minimale et du revenu d’intégration sociale, maintien de l’indexation des salaires, réformes modérées en matière de pensions ou de travail…” En clair, les socialistes francophones ont joué la défensive pour préserver les acquis sociaux. Et cela fonctionne.

“Le contact reste maintenu avec les acteurs sociaux, complète le politologue de l’ULB. Quelles que soient les critiques formulées, le PS reste le principal relais du monde syndical, des mutuelles ou des associations dans le monde de la santé, de la lutte contre la pauvreté.” En d’autres termes, souligne Pascal Delwit, la formation de Paul Magnette peut encore répondre à une question centrale: “Qui sommes-nous?”. Et accessoirement: qui sont mes alliés? “Ce n’est pas sûr que Vooruit puisse y répondre avec autant d’assurance”, ajoute-t-il.

“C’est vrai, le parti socialiste francophone réussit à faire barrage contre l’extrême droite, acquiesce Carl Devos. La question que je me pose, c’est à quel prix, quand on voit l’absence de réformes socioéconomiques ou les difficultés budgétaires considérables, surtout du côté francophone.” Une question légitime…

Pascal Delwit ajoute, lui, deux bémols à son analyse. Premièrement, “la présence socialiste sur le terrain a fort reculé”: le PS reste ancré à la FGTB et à Solidaris, mais l’importance de ces institutions a diminué. Deuxièmement, “comparé au fédéral, il est moins évident de déterminer la marque que le PS a pu imprimer au gouvernement wallon alors qu’il disposait pourtant de la ministre-présidence”. Pour reprendre une métaphore footballistique, si le PS joue très bien la défensive, il a davantage de mal à faire le jeu face à des défenses regroupées.

Moins à gauche que le PTB, plus productiviste qu’Ecolo

Voilà pourquoi Paul Magnette a opté pour un nouveau projet écosocialiste afin de maintenir le PS à niveau. Il sillonne les médias de Belgique et de France avec son livre La Vie large qui développe des idées pour combiner lutte contre le changement climatique et combat contre les inégalités sociales.

Coauteur d’une Introduction aux doctrines et aux idées politiques qui redessine les lignes de fracture de nos sociétés, le politologue Pierre Verjans (ULg) souligne combien le socialisme a en réalité entériné une forme de concession d’envergure ancrée dans le pacte social d’après-guerre. “Les patrons ont accepté la présence syndicale et, en retour, il a été accepté que les syndicats cessent de revendiquer la fin du patronat, résume-t-il. De même, le fait de réclamer de meilleures conditions de travail entérine une situation existante de soumission par le travail. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui, un parti comme le PS se bat avant tout pour défendre les droits acquis.” De même, il est emblématique que le PS et les syndicats soient devenus les plus grands défenseurs du “pouvoir d’achat”, une notion très… capitaliste.

La vraie rupture est venue des écologistes avec leur quête d’une économie moins productiviste.

Si le PTB se situe plus à gauche dans la surenchère contre le capital, la vraie rupture est venue historiquement des écologistes avec leur quête d’une économie moins productiviste. “Le regard de certains écologistes est tranché. Je pense au sociologue Bruno Latour, auteur du ‘nouveau régime climatique’, posant la question de savoir s’il faut encore travailler, souligne Pierre Verjans. A l’intérieur du mouvement écologiste, il existe bien sûr des courants différents, mais c’est là que l’on trouve les formes les plus radicales de changement économique.” Certains, dans les milieux associatifs, plaident même pour une sortie du cadre existant afin de sauver la planète.

Si le PS n’est peut-être pas à proprement parler un parti de droite, il est considéré par certains comme étant “conservateur” au sein d’un monde dont la mutation ne cesse de s’accélérer. Et s’il fait le barrage contre l’extrême droite, c’est aussi en raison de ses ambiguïtés. “Le clientélisme et l’importance d’un dossier comme l’octroi des logements sociaux ont permis au PS de garder les électeurs populaires, dit Pierre Verjans. Et dans l’arrière-salle des cafés, les socialistes n’hésitaient pas à confirmer les récriminations des locataires sociaux lorsqu’ils se plaignaient que la dégradation de leur situation est due aux étrangers.”

Et si tout n’était pas aussi simple qu’on le pense parfois?

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