La Russie a ramené le risque politique au coeur de l’Europe
Une dizaine de conflits sont latents à travers la planète. Un renforcement des organisations régionales de coopération (Union européenne, Asean, Ligue arabe, etc.) pourrait contribuer à les désamorcer.
1.Quelles sont les zones où se situent les risques les plus aigus?
L’année 2022 nous a brutalement rappelé que le continent européen pouvait toujours être le théâtre de conflits militaires et de tentatives d’annexion d’un Etat voisin. Ce sera encore le cas en 2023 car la guerre en Ukraine devrait se prolonger encore quelque temps. Mais peut-être pas dans la même ambiance générale.
“Plus le conflit va durer, plus l’Europe sera confrontée à un double problème, affirme Tanguy Struye, professeur de relations internationales et directeur du Centre d’étude des crises et des conflits internationaux (UCLouvain). D’une part, celui du soutien de la population, qui risque de se réduire en raison de l’impact sur l’économie. D’autre part, celui des stocks militaires que nous devrons reconstituer si nous voulons continuer à aider l’Ukraine.”
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Si, en plus de l’inflation, il devait y avoir des pénuries d’énergie dans les prochains mois, les gouvernements européens pourraient se retrouver face à de fortes tensions sociales. “Je ne dis pas qu’il y aurait des conflits armés mais nos pays pourraient entrer dans une période d’instabilité, redoute Tanguy Struye. Ils pourraient bien changer de couleur sur votre carte des risques politiques.”
Vous aurez aussi noté la présence, sur notre carte ci-dessous, d’un autre point rouge au coeur de l’Europe: l’une des entités de la Bosnie (la république serbe de Bosnie) menace de faire sécession et cela pourrait avoir de lourdes conséquences dans les Balkans. “Il ne faudrait certainement pas négliger l’enjeu bosniaque et l’enjeu serbe, insiste Tanguy Struye. Les Serbes, tant de Bosnie que de Serbie, sont restés très proches de la Russie. Dans les circonstances actuelles, Poutine a intérêt à susciter l’instabilité là où il le peut, les Européens devront y être très attentifs.”
Autre “dégât collatéral” possible de la guerre en Ukraine: le regain de tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ce conflit refait périodiquement surface depuis plusieurs années mais la nouvelle donne, c’est que l’Azerbaïdjan figure désormais parmi les alternatives au gaz russe et que cela peut potentiellement placer l’Europe dans une situation bien ambiguë.
2.Quelles sont les zones où les choses s’améliorent?
Tanguy Struye pointe deux sources d’amélioration. La première, c’est le Venezuela. Avec l’appui des Etats-Unis, de la Norvège et de la France, ainsi que de la Colombie voisine, le dialogue a repris entre le président Nicolas Maduro et ses opposants. “Ce n’est pas gagné, il faut rester attentif mais j’espère que sur cette carte des risques politiques, le Venezuela ne sera plus dans un rouge aussi foncé à l’avenir”, dit-il.
Pour moi, l’évolution de la situation en Iran est vraiment l’un des principaux pivots de 2023.”
La seconde amélioration, c’est l’Iran, où le pouvoir religieux est bousculé par des manifestations. “Si ce mouvement devait déboucher sur une révolution et l’instauration d’une démocratie en Iran, cela changerait complètement la donne, explique le professeur. Tous les équilibres au Moyen-Orient jusque dans le Caucase seraient impactés. N’oublions pas non plus les enjeux économiques, car nous sommes là sur l’une des nouvelles routes de la soie. Pour moi, l’Iran est vraiment l’un des principaux pivots de 2023. Si une démocratie devait s’y installer, l’impact serait encore plus important pour l’Europe – dans un sens positif cette fois – que la guerre en Ukraine.”
N’oublions pas que l’économie iranienne est l’une des plus solides de la région, notamment grâce à son gaz et son pétrole. Cela dit, pas d’emballement: le printemps arabe de 2011 a bien rappelé que révolution ne rimait pas forcément avec amélioration...
3. A quelles évolutions s’attendre dans les prochaines années?
Les conflits ouverts devraient, hélas, perdurer. Et certains pourraient même s’étendre. La présence jihadiste au Sahel, avec des groupes qui se déplacent sans cesse entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, crée une forte instabilité y compris dans les pays limitrophes. “Toute cette région, par ailleurs déjà atteinte par les conséquences du réchauffement climatique, est touchée par cette instabilité”, s’inquiète Pascaline Della Faille, risk manager chez Credendo.
Le conflit entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour l’hégémonie sur le monde musulman se traduit sur le terrain par la guerre au Yemen et indirectement au Liban et en Syrie. La situation politique en Iran peut ici amener à des évolutions très intéressantes. A l’inverse, les élections prévues l’an prochain en Turquie peuvent conduire à un renforcement des risques liés à ce pays, de plus en plus présent en Afrique et dans le monde musulman.
La Corée du Nord possède certes l’arme nucléaire mais il me semble dans une logique de survie plus que d’expansion.
Les conflits latents vont-ils, eux, se concrétiser? Nous avons évoqué le cas des Balkans. Pour le reste, Tanguy Struye ne semble pas voir de nouvel embrasement à court terme. La Corée du Nord ne l’inquiète pas vraiment. “Ce pays possède certes l’arme nucléaire mais il me semble dans une logique de survie plus que d’expansion, dit-il. Si elle ne se sent pas ‘provoquée’ par la communauté internationale, la Corée du Nord ne fera rien. A nous de jouer intelligemment dans les réponses que nous lui donneront.”
Les visées chinoises sur Taiwan, souvent évoquées, ne devraient, selon lui, pas non plus conduire à un conflit militaire dans l’immédiat. “La Chine a évidemment les moyens militaires de détruire Taiwan, déclare Tanguy Struye. Mais si l’objectif est une réunification, quel serait l’intérêt de détruire, par exemple, les usines taiwanaises qui fabriquent les microprocesseurs pour toute la planète? La Chine n’est actuellement pas prête à occuper et administrer Taiwan. Je ne dis pas que cela ne se fera jamais mais je vois plutôt cela dans un horizon 2030-2035.” Et d’ici là, énormément de choses peuvent venir contrecarrer les plans.
4.Quelles actions entreprendre pour éviter que ces risques ne se matérialisent?
“Nous passons d’un monde monopolaire – la pax americana – à un monde bi- voire multipolaire, constate plus généralement Nabil Jijakli, deputy CEO de Credendo. Les alliances traditionnelles sont remises en cause, parfois avec beaucoup d’opportunisme de la part des protagonistes.” “C’est une des leçons de la guerre en Ukraine, ajoute Tanguy Struye. Nous parlons toujours de communauté internationale mais, dans les faits, seuls une quarantaine de pays ont appliqué des sanctions à l’égard de la Russie. Cette opposition à la Russie est très occidentale, des pays comme l’Inde, la Turquie ou le Mexique ne nous suivent pas.”
Version optimiste: l’évolution vers un monde multipolaire peut aider l’Europe à s’affirmer politiquement, diplomatiquement et même militairement (le serpent de mer d’une Europe de la Défense a plus que jamais refait surface). Version pessimiste: tant que le monde n’aura pas retrouvé un nouvel équilibre, il y aura de l’instabilité et potentiellement plus de conflits ouverts entre deux ou plusieurs Etats. On l’a vu, l’Europe pourrait à nouveau être touchée, dans la région des Balkans.
“Dans ce monde-là, l’Europe doit ressortir une carte qu’elle a un peu trop oubliée: la carte diplomatique, estime Tanguy Struye. La diplomatie, c’est négocier, y compris avec les gens que nous n’aimons pas. Nous avons, en Europe, de vives réticences à ce propos, au contraire par exemple des Etats-Unis. Or, nous avons besoin d’une approche diplomatique plus active, plus dynamique.”
L’accès aux matières premières devient un enjeu crucial, notamment pour la transition énergétique et climatique.
“Nous devons évoluer d’une Europe naïve et divisée vers quelque chose de plus soudé, appuie Raphaël Cecchi, risk analyst chez Credendo. C’est dans l’intérêt des Etats européens, même si beaucoup subissent aussi des pressions nationalistes. L’accès aux matières premières devient un enjeu crucial, notamment pour la transition énergétique et climatique. L’Europe doit s’adapter à cette donne.”
Ce qui est vrai pour l’Europe l’est aussi pour les autres parties du monde. Si la gouvernance au niveau mondial, à travers les Nations unies, a montré ses limites, peut-être est-ce l’heure des organisations plus régionales? “Si nous voulons réduire les risques politiques, une solution serait de renforcer les structures régionales de coopération, comme l’Asean ou la Ligue des Etats arabes”, conclut Nabil Jijakli.
Voir aussi : Credendo
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