Damien Ernst: “Ecolo n’adresse le problème de l’urgence climatique que sous la contrainte”
Le professeur de l’université de Liège dénonce la responsabilité historique des verts dans la sortie mal préparée du nucléaire et les trop nombreuses incertitudes qui pèsent sur le marché de l’électricité. Il pose la question: “Peut-être faudrait-il renationaliser le secteur de l’énergie?”
Damien Ernst, professeur à l’université de Liège, est devenu le poil à gratter de la politique énergétique belge, dont il ne cesse de dénoncer les errements. Il craint qu’avec la sortie du nucléaire, notre pays ne puisse pas éviter le black-out.
Un Belgique 100% renouvelable est possible?
Oui, à condition que l’on importe énormément d’économie décarbonée de l’étranger.
En Belgique, il y a 400 TWh (1 TWh = 1 milliard de kWh) de consommation finale d’énergie, et même un peu plus avec la flexibilité. Or, le potentiel d’énergie renouvelable en Belgique est de 80 TWh. Le gouvernement promet de monter l’éolien off shore à 5800 MW, on serait dès lors à 20 TWh pour l’éolien off shore, maximum. Le potentiel n’est pas énorme, il va falloir beaucoup importer, ce qui n’est pas non plus sans problèmes.
Nous sommes aujourd’hui à 7000 MW d’interconnexion. On multiplie ça par 8760, soit le nombre d’heures sur une année, cela donne 61,3 millions MWh, c’est-à-dire 61 TWh, avec la capacité d’importation maximale.
Au total, cela fait donc 140 TWh, il faut encore aller en chercher 260! Avec 140 TWh, on retomberait au niveau de vie d’un pays africain en voie de développement.
C’est la grille d’analyse classique, qui n’est même pas faite par les écologistes parce qu’ils partent, eux, du principe que l’on va faire beaucoup de réductions de consommation. Je veux bien croire que l’on peut réduire ce montant avec davantage d’efficacité énergétique, mais il faudra encore au minimum 160 TWh.
Y’a-t-il des filières de développement potentiel ?
Le vecteur de développement potentiel serait d’importer cette énergie de l’étranger sous forme de molécule riche en énergie (hydrogène, ammoniaque, éthanol…). Il y a une filière qui va se développer. On peut aussi créer à terme des installations renouvelables au Groenland ou dans les déserts…
La peur, c’est de manquer de matériaux. Pour arriver à un monde 100% renouvelable – avec beaucoup d’éolien, de photovoltaïque et de batteries -, c’est la course aux matières premières. Quand on fait le calcul, on doit par exemple doubler la production internationale de cuivre. Or, les meilleurs gisements ont déjà été exploités. En lisant les rapports de l’Agence internationale de l’énergie, on voit que ces peurs-là sont bien réelles.
Une autre grosse crainte pour l’éolien, c’est qu’avec le réchauffement climatique, on assiste à une baisse de régime des vents. Ce que l’on observe depuis trois années, c’est ce que l’on pensait vivre dans 40 ou 50 ans avec le réchauffement climatique. Cela va plus rapidement. En d’autres termes, nous ne sommes pas sûrs que l’éolien en Europe va encore donner de bonnes perspectives.
Un autre risque, c’est que les régimes de vent se cannibalisent: le vent va vite en mer du Nord parce que l’on ne met pas d’obstacle, mais si l’on multiplie le nombre de fermes avec des éoliennes de 300 mètres de haut, on va cannibaliser les vents. On remarque dans certaines études des diminutions jusqu’à 100 kilomètres de là avec une augmentation des températures.
Enfin, il y a un risque pour le prix de ce mix énergétique photovoltaïque – éolien. L’Europe pourrait risquer un gros désavantage compétitif si d’autres misent sur un mix énergétique avec le nucléaire.
S’ajoute à cela tous les problèmes liés la vitesse de déploiement à la construction de nouvelles lignes. Le dossier de la Boucle du Hainaut, qui doit prendre en charge la puissance de l’éolien off shore, est emblématique à cet égard: il ne passe pas. On évoque 2026 pour l’éolien off shore, mais quand on discute avec Elia, ils se disent déjà contents s’ils peuvent avoir ce raccordement en 2029-2030.
Il y a énormément d’incertitudes.
Dans le mix, c’est pour cela qu’il y aura le matelas des centrales au gaz prévu par l’attribution imminente du CRM, non?
Oui, bien sûr, mais ce matelas représentera 2,3 GW pour remplacer 6 GW de nucléaire: c’est trop court!
J’ajoute à cela les risques d’approvisionnement, la possibilité de mouvements sociaux en raison du prix, l’évolution vers une forme de décroissance. Tout cela fait partie du non-dit.
Donc, il est impossible d’arriver aux 100% de renouvelable?
La meilleure structure pour y arriver, c’est de construire un giga réseau électrique qui couvre la planète entière.
On est dans l’utopie, non?
Cela pose des questions géopolitiques, c’est certains, il y a de nombreux problèmes de Nimby parce que les gens ne veulent plus, en Europe, voir passer des lignes.
J’ajoute à cela que pour l’instant, il n’y a plus aucun dossier qui passe en Wallonie pour l’éolien. Les développeurs éoliens se tirent en outre dans les pattes les uns des autres et se livrent la guerre. C’est la même chose en Flandre. Les seuls parcs qu’ils peuvent inaugurer, ce sont ceux pour lesquels les permis ont été donnés sous la législature précédente.
Si l’on prend la production de renouvelable en Wallonie cette année par rapport à 2019, c’est stable.
Il n’y a pour l’instant aucun plan qui tient pour réaliser l’objectif des moins de 55% d’émissions de CO2 en Wallonie. On évoque une vie plus sobre, moins de consommation, mais les gens ne veulent pas ça!
Cela fait trente ans que l’on parle d’isoler tous les logements, mais on ne voit rien venir.
On ne pourra pas faire ce basculementd’ici 2030.
Prenons encore les véhicules électriques: le coût des matières premières ne va plus diminuer pour la batterie. Pour une voiture d’une autonomie de plus de 400 kilomètres, le prix va rester largement au-dessus des 35 000 euros pour les gens. Il n’existe pas de solution avant 2030 pour généraliser l’usage de ces véhicules sans peine. On peut pas demander à la classe moyenne qui n’a pas de voiture de société de mettre ce montant-là.
Que peut-on faire?
Le gros problème de l’Europe, c’est qu’elle est très ambitieuse sur papier, mais qu’elle ne fait pas assez. Or, il n’y a rien de pire que d’élaborer des objectifs que l’on ne sait pas atteindre.
C’est vraiment impossible à atteindre?
Comment voulez-vous aller chercher environ 160 TWh d’énergie décarbonnée? Non, on ne sait pas le faire. On ne sait pas remplacer l’énergie décarbonnée du nucléaire en Belgique avant 2030.
Chez Ecolo, on est convaincu que la sortie du nucléaire est acquise et qu’Engie serait dans cette ligne…
Que voulez-vous qu’Engie fasse avec un gouvernement fédéral qui se moque d’elle? Ils ne font pas confiance à Tinne Van der Straeten (ministre fédérale de l’Energie – Groen). Même si la prolongation des deux dernières centrales était décidée, il reste tout un parcours législatif et ils devraient remonter à Paris chercher un milliard d’investissements.
Si ce n’est pas possible, que faire pour le mix énergétique? Dépendre des autres?
Le problème, c’est qu’un grand nombre de pays européens vont souffrir de la même manière. On ne sait pas le faire.
Les coûts risquent d’exploser davantage?
Pas forcément. Le problème, c’est surtout qu’il risque de ne pas avoir assez d’énergie. Le secrétaire d’Etat Thomas Dermine (PS – en charge de la Relance) affirmait récemment qu’il faudrait investir 5000 milliards pour la transition: d’accord, mais le problème, c’est qu’il n’y a pas les ressources pour le faire
Mais ce qui est rare est cher, non?
Bien sûr. Si tu l’on veut atteindre ces objectifs climatiques, il faudra affamer une population, dans tous les sens du terme.
Il n’y a pas d’autre issue?
Il n’y a pas d’autre issue parce que l’on n’a pas voulu d’autre issue en Europe.
Est-il encore temps?
Non. Pas pour 2030. Ce n’est pas comme cela que ça se passe, c’est dans neuf ans. Pour développer un parc éolien, il faut dix ans.
Il faut changer la manière dont on gère tout cela. On va s’autocongratuler après la COP26 de Glasgow au sujet des objectifs, mais il n’y a pas de plan derrière. On doit mettre hors-circuit ces politiciens qui viennent avec des ambitions et élaborer des plans réalistes, faits par des professionnels. Les plans actuels, ce sont avant tout des listes de bonnes intentions.
Regardez l’isolation des bâtiments: on n’a même pas la main-d’oeuvre pour le faire.
La difficulté politique est-elle aussi liée au nombre d’intervenants, dont les volontés ne sont pas toujours concordantes?
Bien sûr, et le fait que tout est fait dans une logique de marché. Ce n’est plus comme avant où Electrabel décidait de tout de façon très centralisée, c’est désormais décentralisé. Peut-être faudrait-il renationaliser le secteur de l’énergie? Ce serait beaucoup plus facile pour une transition fondamentale comme celle-là. C’est l’Etat qui doit peut-être reprendre la main et créer une compagnie.
La logique de marché pour les investissements, elle ne marche pas. On a libéralisé pour favoriser les investissements “intelligents”, mais cela ne fonctionne pas. On doit tout subsidier : l’éolien, le photovoltaïque, les centrales au gaz…
La logique de marché ne fonctionne pas parce qu’il y a trop de freins?
La durée des investissements dure trop longtemps par rapport à la vision du marché, avec trop d’incertitudes. Un projet nucléaire, avec le développement, l’utilisation et la gestion des déchets demande une vision à 120 ans: le secteur privé ne va pas sur de telles durées.
Dans le mix énergétique, pourrait-il y avoir des centrales nucléaires de la nouvelle génération?
Pas dans une logique de marché, précisément. Mais il n’y a rien, en fait, dans une telle logique.
Voilà pourquoi il faudrait peut-être envisager cette question fondamentale: l’Etat ne doit-il pas recréer une compagnie pour gérer tout cela? Il faut beaucoup plus centraliser, à la fois au niveau de la production et de la consommation. Nous sommes dans un modèle qui coûte très cher, c’est vrai.
Mais nous sommes dans une logique de décentralisation, de consommation intelligente…
On peut faire cela aussi de manière centralisée: le compteur jour/nuit était fait de manière centralisée. Il s’agit de centraliser la gestion et la décision. On en fait une priorité absolue, avec une mobilisation générale.
La question du coût va jouer aussi, c’est vrai : avec le prix actuel, nous sommes à deux doigts d’une grande mobilisation de type ‘gilets jaunes’. La libéralisation devait soi-disant générer une diminution des coûts, mais ils ont augmenté ;
Parce que la libéralisation n’a pas été complète, non, notamment au niveau des réseaux ?
Peut-être, mais cela n’a pas marché.
Des solutions technologiques existent-elles, au-delà d’un réseau mondial ?
La capture de CO2 dans l’atmosphère ne doit pas être négligée.
Et le stockage du renouvelable?
Oui, cela va continuer, avec les batteries, mais on ne voit rien de tranché arriver. Le stockage, c’est bien pour les fluctuations jour/nuit, mais pas quand il y a deux mois sans assez de vent. Et cela augmente le prix: lisser la courbe de production du photovoltaïque, par exemple, cela fait exploser les prix. Le renouvelable, ce n’est pas un produit régulier et c’est un produit imprévisible à court terme.
Mais vous avez foi en la technologie pour répondre à l’urgence climatique, non?
Oui, mais encore faut-il bien la déployer. Le déploiement tel qu’il est fait aujourd’hui est anachronique: on a déployé des panneaux photovoltaïques en basse tension, mais on a payé du 300 euros par MWh avec les compteurs qui tournent à l’envers, contre un prix de 70 euros habituellement. On s’est vraiment grillé sur plein de dossiers et on n’a plus d’argent. Philippe Henry (ministre wallon de l’Energie – Ecolo) n’a plus de marge de manoeuvre. Les ménages ont déjà payé 200 euros par an en certificats verts sur leur facture.
Les politiques sont désagréables, en fait: ils sont tellement dedans qu’ils ne font pas tout ce qu’ils peuvent faire, mais ils en promettent encore plus. C’est un dossier dans lequel on est sûr que l’on ne peut pas y arriver, mais il y a une surenchère au niveau politique de ceux qui veulent toujours aller plus loin, sans venir avec des plans. Quand on évoque le caractère irréaliste de tout cela, un Paul Magnette répond qu’il ne faut pas avoir un bilan comptable en équilibre pour les générations futures: ce sont des slogans, mais on ne peut pas le faire.
La Chine a voulu couper rapidement ses émissions de CO2 avec le charbon fait machine arrière sur tout: elle réaugmente sa production après des coupures de courant géantes. C’est un pays qui se heurte de plein fouet à la réalité de la décarbonation. La Chine, par ailleurs, négocie des contrats de gaz long terme avec les Etats-Unis, ce que l’Europe ne veut pas faire : le marché risque d’être cadenassé pour l’Europe. Un des problèmes européens, c’est de penser que l’on peut organiser des contrats de marché à court terme pour que tout fonctionne, mais les investisseurs préfèrent le long terme face à tant d’incertitudes.
Chez nous, il n’y a pas de marche arrière possible?
On pourra encore utiliser des combustibles fossiles, le charbon ou le gaz. Mais le gaz, cela devient limite aussi: les producteurs ont fait beaucoup moins d’investissements par rapport à la demande, c’est pour cela que l’on vit un choc énergétique, ces dernières semaines.
On peut se dire aussi que l’on fait un choc, les prix augmentent et les gens sont obligés de consommer moins, mais je ne suis pas sûr que ce soit la solution si une crise sociale et économique s’en suit. Si cela survient en raison de la transition énergétique, ils ne vont pas rester longtemps derrière.
N’êtes-vous pas catastrophiste? Certains vous le reprochent!
Je ne pense pas être catastrophiste, je tiens plutôt le discours d’un analyste qui connait bien le domaine. Par contre, oui, face à cela, il y a un discours naïf qui fait peur. Et on ne pourra pas s’endetter sans fin. Il y a eu, dans le monde politique, un sur-enthousiasme du fait que l’on pouvait laisser glisser le déficit pour investir dans la transition. Mais ils se font rattraper par la réalité économique, notamment par l’inflation.
On ne peut pas investir sans fin sans que cela n’affecte le pouvoir d’achat des gens: sinon, pourquoi pas dix mille milliards? Et à un moment donné, il faut se rendre compte qu’il n’y pas une machine productive qui suit derrière. C’est ça l’inflation, c’est un déséquilibre. On risque d’assister à une augmentation des taux d’intérêt. Tous les plans d’investissements risquent de ne pas être jouables.
L’endettement des Etats dure depuis 2008 et je crains qu’ils n’aient tiré leurs dernières cartouches.
Un marché européen unique de l’énergie serait une bonne idée?
Il faut peut-être en revenir à des modèles plus monopolistiques au niveau national ou au niveau européen. Ce pourrait être une piste. En Russie, il y a des grosses compagnies d’Etat. Mais il est grand temps que l’Europe se réveille. Son marché de l’énergie est trop complexe.
Au niveau de la consommation, les compteurs intelligents et la meilleure consommation peuvent-ils jouer un rôle? En d’autres termes, les citoyens peuvent-ils être les acteurs de ce qui va se passer ?
On peut effectivement moduler sa consommation, mais ce n’est pas cela qui va générer les MWh nécessaires. Les compteurs jour/nuit, c’était déjà ça, on va évoluer vers quelque chose de plus fin, mais là aussi, c’est trop lent, on parle de 2030. Il faut en outre faire tout le travail informatique derrière pour réconcilier les données avec le marché. Nous ne sommes encore nulle part à ce sujet.
Le risque est réel qu’au niveau wallon, on soit dans une législature perdue. Cela n’avance pas assez vite. On parle d’une grande sobriété énergétique, mais c’est du bla-bla. Quand on veut rationaliser le débat, on se fait accuser d’être un partisan de l’austérité, on coupe tout élément rationnel.
Ecolo n’adresse en réalité le problème de l’urgence climatique que sous la contrainte. Pas de nucléaire, pas de technologies pour capturer le CO2 dans l’atmosphère, pas de kérosène vert, le moins de voitures possibles et un maximum de vélos… En gros, ils ne sont pas focalisés sur la volonté de résoudre le problème, ils veulent imposer une autre façon de vivre. C’est pour cela que cela ne va pas. Or, la lutte contre le réchauffement climatique, c’est beaucoup de technologies et d’investissements pour lesquels il est trop tard.
Ecolo ne fera jamais marche arrière sur le nucléaire. S’il le fait, cela veut dire que l’on a perdu un peu près trente ans depuis le début du démantèlement de la filière. Et cela veut dire qu’il porte une grosse responsabilité dans le réchauffement climatique. Ce parti-là, avec son opposition au nucléaire, est peut-être celui qui porte la responsabilité la plus grande. Cela aura peut-être permis d’éviter deux ou trois Tchernobyl, je le reconnais, mais cela a contribué à l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère.
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