Thomas Piketty: “Les électeurs attendent avant tout qu’on leur parle de logement, d’emploi, de santé, d’éducation, de transport…Non d’identité et d’origine”
Entretien avec les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty. Dans un monumental essai, les deux économistes ont décortiqué plus de deux siècles de résultats électoraux en France. Ils plaident pour une retour des thématiques économiques et sociales dans la lutte électorale.
C’est en France l’essai politique de la rentrée. Les économistes Julia Cagé (professeur d’économie à Science Po) et Thomas Piketty (directeur à ‘école des hautes études en sciences sociales et professeur à la Paris School of Economics) ont publié au Seuil un monumental essai, Histoire du conflit politique (1). Monumental parce que l’ouvrage fait presque 900 pages, sans compter le renvoi à un site internet en accès libre. Monumental aussi parce que les deux auteurs ont constitué une base de données regroupant les votes des 36.000 communes françaises de 1789 à 2022 et les ont « dépiautés » pour analyser, à la lumière des grandes tendances socio-economico-politiques de l’hexagone. Les auteurs ont ainsi croisé les résultats électoraux avec les caractéristiques socio-économiques des communes. Et ils ont inventé un concept, la classe « géo sociale », en établissant des groupes par niveau de revenus, d’éducation, de patrimoine mais aussi par localisation géographique, selon la taille de la commune, son environnement urbain ou rural.
Cet ouvrage met aussi en lumière une chute assez brutale de la participation des électeurs français depuis une quarantaine d’années. Il nous apprend aussi que la tripartition actuelle, ce partage des électeurs entre un « bloc de gauche » (écolo, socialiste, mélenchonistes, communistes), un bloc du centre (libéral, essentiellement constitué du parti Ensemble ! d’Emmanuel Macron) et un bloc d’extrême-droite n’est pas neuf. La France a déjà vécu une tripartition entre 1848 et 1910. Mais Julia Cagé et Thomas Piketty estiment que ce n’est pas l’idéal. Pour eux, la bipartition gauche-droite est bien plus efficace pour faire avancer le progrès social. Le duo, dont le cœur penche à gauche, lance aussi un message : quand on analyse les motivations socio-économiques, la gauche pourrait redevenir majoritaire lors des prochaines élections si elle se penche à nouveau sur les préoccupations économiques de l’électorat non urbain. Entretien (digital) avec les deux auteurs.
TRENDS TENDANCES. D’où vous est venue l’idée d’analyser sociologiquement les votes de 1789 à nos jours et en quoi votre méthodologie est originale ?
JULIA CAGE. Notre objectif dans cette recherche est de mieux comprendre qui vote pour qui et pourquoi en France sur la longue durée. Grâce à un travail inédit de numérisation des procès-verbaux électoraux conservés aux Archives nationales, nous avons pu étudier au niveau des 36 000 communes les résultats de la totalité des élections législatives organisées en France de 1848 à 2022, ainsi que de l’ensemble des élections présidentielles de 1848 à 2022 et de cinq des principaux référendums menés de 1793 à 2005. Pour la première fois, il devient possible de comparer rigoureusement la structure sociale des différents électorats sur longue période.
Toutes les données collectées sont en ligne sur le site unehistoireduconflitpolitique.fr, depuis les documents bruts (procès-verbaux électoraux disponibles aux Archives nationales sous forme manuscrite) jusqu’aux fichiers homogénéisés et finalisés. Chacun peut consulter ce site pour obtenir les versions numériques de l’ensemble des graphiques et illustrations présentés et analysés dans cet ouvrage. Le site comprend aussi des centaines d’autres cartes, graphiques et tableaux que nous avons choisi de ne pas intégrer au livre afin d’en limiter le volume, et auxquels le lecteur intéressé pourra se reporter afin d’approfondir et d’affiner ses propres analyses et hypothèses. Il pourra également générer les cartes et graphiques de son choix – par exemple pour déterminer les mouvements politiques qui se sont caractérisés par le vote le plus populaire ou le plus bourgeois, en fonction de la richesse de la commune, élection par élection et courant politique par courant politique au cours des deux derniers siècles.
Quelles sont les résultats de cette enquête qui vous ont étonnés ou surpris ?
THOMAS PIKETTY. Nous obtenons de nombreux résultats surprenants, comme par exemple le caractère exceptionnellement bourgeois du vote Macron (on s’y attendait un peu mais pas autant), sur l’énorme écart de participation entre communes riches et pauvres qui s’est développé au cours des dernières décennies (avec une ampleur inédite depuis deux siècles), ou encore sur le retour d’un très fort clivage électoral entre classes populaires urbaines et rurales (alors que ce clivage s’était fortement réduit au cours de l’essentiel du 20e siècle).
Comment peut-on dire qu’un vote est « bourgeois » ?
JULIA CAGE. Voici comment nous procédons pour déterminer qui a le vote le plus populaire ou le plus bourgeois. Nous classons les 36 000 communes en fonction de leur richesse moyenne, depuis les 1% des communes les plus pauvres jusqu’aux 1% des communes les plus riches, et nous observons la manière dont évolue le score obtenu par les différents candidats et courants politiques en proportion de leur score moyen national. Nous utilisons plusieurs indicateurs de richesse, en particulier le revenu moyen par commune. Nous obtenons les mêmes résultats avec d’autres indicateurs comme le capital immobilier moyen (c’est-à-dire la valeur moyenne des logements).
Alors, le vote Macron est-il vraiment le vote le plus bourgeois de l’histoire ?
THOMAS PIKETTY. S’agissant du vote Macron aux dernières présidentielles, ou du vote Ensemble aux législatives, on observe une pente exceptionnellement forte (vir le graphique ci-contre). On trouve parfois des votes de droite qui sont encore plus bourgeois que Macron, par exemple Madelin en 2002 ou Zemmour en 2022 (preuve s’il en est que le vote anti-immigrés n’est en aucune façon l’apanage des classes populaires), mais ce sont des votes plus restreints de termes de taille d’électorat. Pour des votes d’importance comparable (mettons autour de 20-30% des voix ou davantage au premier tour), donc si on le compare aux votes Giscard, Chirac, Balladur, De Gaulle ou RPR-UDF au premier tour dans le passé, alors le vote Macron ou Ensemble apparaît comme plus bourgeois, au sens où il a approximativement la même pente que les votes de droite du passé dans le haut de la distribution (au sein des communes les plus riches), mais une pente plus marquée dans le bas de la distribution (au sein des communes les plus pauvres). Autrement dit, alors que la droite traditionnelle parvenait à capturer une partie du vote des communes les plus modestes, en particulier dans le monde rural, ce n’est pas le cas du vote Macron.
Précisons aussi que c’est une évolution qui a commencé avant Macron : par exemple le vote Sarkozy en 2007 ou 2012 est plus pentu que les votes Giscard ou Chirac du passé, en particulier dans le bas de la distribution, car une partie de l’électorat populaire rural votant pour la droite a déjà commencé sa transition vers le FN-RN, en particulier du fait de la déception consécutive au référendum de 2005 et à la ratification parlementaire du traité d’Amsterdam (ce qui montre au passage que le vote FN-RN est avant tout un vote socio-économique inquiet face à la désindustrialisation et à l’intégration commerciale internationale, et non un vote identitaire que l’on peut attraper à grands coups de rhétorique facile sur le karcher ou la racaille). Macron ne fait dans le fond que prolonger et amplifier cette évolution bourgeoise-sarkozyste.
« La tripartition a toujours été instable alors que c’est la bipartition qui a permis le progrès démocratique, économique et social », écrivez-vous. Vous plaidez donc pour un retour à une opposition bipolaire gauche-droite. Est-ce que la culture politique française est très différente sur ce point de la culture politique des pays de l’Europe du Nord ?
JULIA CAGE. La bipolarisation gauche-droite, qui domine le paysage politique français de 1900-1910 jusqu’en 1990-2000, a eu un impact déterminant et largement positif pour le développement démocratique, social et économique du pays au cours du 20e siècle. Elle a nourri une dialectique motrice et une compétition féconde pour la mise en place de multiples politiques publiques essentielles tout en permettant des alternances démocratiques apaisées à la tête de l’État.
L’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches en 1924 puis du Front Populaire en 1936, l’existence d’une très large majorité parlementaire communistes-socialistes en 1945, ont été des évènements fondateurs pour le développement des services publics, du droit du travail et des congés payés, de la Sécurité sociale et de l’impôt progressif. Cela a eu un effet bénéfique non seulement pendant les périodes où la gauche avait la majorité, mais également quand la droite était au pouvoir, par exemple sous le Bloc national en 1920, car la compétition entre les deux blocs et la menace de l’alternance conduisent en pratique chaque camp politique à trouver des compromis pour faire avancer le pays.
A l’inverse, la tripartition met en jeu un bloc libéral central rassemblant les élites du centre-gauche et du centre-droit, et qui tente de rester éternellement au pouvoir en expliquant qu’il est seul à même de gouverner et que tous les autres camps politiques sont composés de dangereux extrémistes. En réalité, c’est cette attitude élitiste qui est dangereuse pour la démocratie, qui a besoin d’alternances et de dédramatiser ces alternances. Le problème de la tripartition est le manque de force de rappel démocratique. Le gouvernement peut ainsi décider de faire passer une réforme comme la réforme des retraites contre l’avis de près des trois quarts des Français.
Ailleurs en Europe, la bipolarisation gauche-droite et les alternances démocratiques claires et nettes ont également joué un rôle historique essentiel pour la construction de l’Etat social, comme avec l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates suédois à partir de 1932 ou la victoire historique des travaillistes britanniques en 1945. A l’inverse, les grandes coalitions ne sont pas toujours la panacée, comme le montre l’alliance entre les sociaux-démocrates, les verts et les libéraux allemands actuellement, qui semble nourrir le vote AFD et CDU.
Certains estiment qu’à votre analyse sur base de classe géo sociale n’est pas la bonne pour comprendre l’évolution des votes, il faudrait ajouter aux critères objectifs (revenus, patrimoine, métier ou activité, …) la notion plus subjective de sentiment d’appartenance à une classe. Autrement dit la « classe objective » (le métier, les revenus, le patrimoine) ne serait pas aussi prédictive du vote que la « classe subjective », c’est-à-dire la place que les électeurs estiment occuper dans la hiérarchie sociale.
THOMAS PIKETTY. Cette opposition nous semble factice. Si la classe géo-sociale, que nous mesurons en croisant notamment la richesse économique (revenu moyen, valeur des logements, proportion de propriétaires), la profession, le diplôme et le taille d’agglomération et de commune, joue un rôle aussi important pour expliquer les écarts de vote, c’est parce que ces facteurs objectifs nourrissent des sentiments d’abandon et de multiples perceptions subjectives et conflictuelles de la place occupée par chacun dans le tissu territorial et productif.
Par ailleurs, rappelons notre résultat principal : la classe géo-sociale explique 70% des écarts de vote entre communes lors des élections de 2022, contre environ 50% en 1981 et 30% en 1848. Si l’on ajoutait des variables subjectives, qui malheureusement ne sont pas disponibles au niveau communal, ni aujourd’hui ni dans le passé, alors on monterait sans doute un peu au-delà de 70%, mais par définition on ne pourrait pas aller beaucoup plus haut.
C’est pour cela que vous dites que les électeurs attendent qu’on leur parle de leurs problèmes socio-économiques, et pas d’immigration ?
THOMAS PIKETTY. Le point important est que les variables liées aux origines (en particulier les proportions d’étrangers et d’immigrés de différentes provenances) n’expliquent que quelques pourcents supplémentaires des écarts de vote. Les électeurs attendant avant tout qu’on leur parle de logement, d’emploi, de santé, d’éducation, de transport, etc., et non d’identité et d’origine. Si les électeurs étaient passionnés par les thèmes identitaires, sur lesquels de plus en plus de responsables politiques se sont repliés par paresse et par facilité depuis plusieurs décennies, alors la participation devrait être de 90% ! En réalité elle a chuté en France au-dessous de 50% aux législatives de 2022, le plus bas niveau depuis deux siècles.
(1) « Une histoire du conflit politique Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022 », Julia Cagé et Thomas Piketty, Seuil, 864 pages, 27 euros
Les Immanquables
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