Engie: “Nous sommes un tout petit acteur”

Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie. © photos: pg

Tout accord sur nos centrales nucléaires, et par conséquent sur la sécurité de l’approvisionnement en électricité en Belgique, passe par Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie. “Nous avons fait le choix d’aller pleinement vers les énergies renouvelables. Mais nous prenons nos responsabilités en Belgique pour le nucléaire”, dit-il.

La majestueuse Tour 1 d’Engie, dans le quartier de La Défense à Paris, contribue à déterminer l’avenir de notre approvisionnement énergétique. Engie n’est pas seulement l’exploitant de nos centrales nucléaires de Doel et de Tihange, mais se développe également en un géant des énergies renouvelables et de l’hydrogène.

Engie, qui a racheté autrefois les entreprises belges Electrabel et Tractebel, va donc également marquer de son empreinte l’approvisionnement énergétique de notre pays à long terme. Un projet d’accord a été signé sur la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, mais pour un accord final, Engie et le gouvernement doivent encore trouver un compromis financier pour le stockage du combustible irradié.

JEAN-PIERRE CLAMADIEU. J’étais alors encore CEO de Solvay mais j’étais devenu président d’Engie un an plus tôt. C’était une période assez difficile, avec des problèmes opérationnels importants dans nos centrales nucléaires. Charles Michel s’est adressé à moi directement depuis le podium et m’a dit “si M. Clamadieu fait son travail, il y aura de l’électricité” (rires). Je disais déjà à l’époque que nous avions besoin de cinq ans pour préparer une prolongation des centrales nucléaires. 2025 moins cinq ans, cela fait 2020. J’ai donc dit qu’il fallait prendre une décision rapidement. Bien sûr, je comprends que la situation politique complexe en Belgique rende difficile la prise de décisions sur des questions comme la prolongation du nucléaire. Mais ce que les décideurs politiques sous-estiment, c’est qu’il n’y a pas de raccourcis dans l’énergie nucléaire, contrairement à d’autres industries.

“Nous voulons que les intérêts d’Engie et du gouvernement belge soient alignés. Nous voulons partager les risques et les opportunités.”

Vous avez écrit dans une lettre au gouvernement début de 2021 qu’il était impossible de prolonger Doel 4 et Tihange 3 plus longtemps. Voyez où nous en sommes maintenant…

Oui, mais l’accord dit clairement que la prolongation prendra du temps. Même si nous faisons tous les efforts possibles, aujourd’hui l’objectif le plus ambitieux est novembre 2026, et peut-être que ce sera 2027.

Quelles sont les conditions à réunir pour parvenir à un accord définitif sur la prolongation?

Les négociations sont menées par Catherine MacGregor, notre CEO, et Thierry Saegeman (le CEO de la branche belge, Electrabel, Ndlr). Je peux bien sûr jouer un rôle à certains moments dans la discussion avec le Premier ministre Alexander De Croo et la ministre de l’Energie Tinne Van der Straeten. Nous sommes prêts à prolonger la durée d’exploitation de deux centrales à deux conditions principales. Nous voulons que les intérêts d’Engie et du gouvernement belge soient alignés. Nous voulons partager les risques et les opportunités.

Cette condition sera remplie par la création d’une entreprise commune qui possédera les centrales nucléaires prolongées. Nous ne voulons plus entendre qu’Engie veut seulement gagner beaucoup d’argent avec l’énergie nucléaire. En outre, nous voulons plus de clarté sur la gestion des déchets nucléaires parce que nous parlons de sommes d’argent énormes. Il devrait être possible de nous dire “voilà, c’est ce que ça va coûter”.

En échange de la prolongation des centrales nucléaires, vous voulez une facture maximale pour le stockage des déchets nucléaires. Avez-vous un montant en tête?

Nous parlons de montants très élevés. N’oubliez pas que les provisions nucléaires (pour le démantèlement des centrales nucléaires et la gestion définitive du combustible usé, Ndlr) ont été jusqu’à présent constituées pour 14,7 milliards d’euros. La Commission des provisions nucléaires (CPN) a ajouté 3,3 milliards supplémentaires lors de la nouvelle estimation fin 2022, que nous avons d’ailleurs contestée. Cela fait un peu plus de 18 milliards. Nous ne pouvons pas accepter une situation qui rend impossible le développement de la stratégie d’Engie, y compris en Belgique. Il va sans dire que des négociations avec des enjeux aussi importants seront complexes.

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Un accord définitif dépend donc du montant?

Bien sûr. Un montant acceptable est essentiel.

Les médias français ont parlé de 20 milliards d’euros…

Je ne me prononce pas du tout sur les montants. Nous avons évidemment une vision de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, mais nous devons d’abord négocier.

Mais s’il n’y a pas d’accord, la CPN peut-elle encore augmenter les provisions tous les trois ans?

Certainement. C’est aussi pourquoi il nous semble raisonnable de demander de la visibilité sur le montant de provisions. Mais encore une fois: tout n’est pas possible.

Le fait que le gouvernement belge ait demandé la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, c’était une occasion en or pour Engie de demander une facture maximale, non?

Je ne dirais pas ça comme cela. Notre stratégie était claire. Nous nous préparions à cesser complètement nos activités d’exploitant nucléaire en 2025. Lorsque le gouvernement a demandé une prolongation, nous avons simplement donné nos conditions pour continuer.

Mais les centrales nucléaires sont sûrement intéressantes à exploiter avec ces prix élevés de l’électricité…

Oui mais en même temps, il y a des impôts spécifiques (en 2022, Engie a versé à l’Etat belge 908 millions d’euros de taxe nucléaire sur les réacteurs de première et deuxième génération et 227 millions de taxes sur les surprofits, Ndlr). Certains prélèvements ont un impact important sur une partie de notre résultat. Ces deux dernières années, les centrales ont été très performantes et très fiables.

Mais les gens n’ont probablement pas remarqué que nous avons également perdu de l’argent lorsque les performances étaient moins bonnes ou que les prix étaient trop bas. Avec la prolongation de Doel 4 et de Tihange 3, il ne s’agit plus pour Engie de maximiser le profit mais bien d’être responsable et de contribuer à la sécurité d’approvisionnement. Nous sommes vraiment dans une logique de partage des risques et des opportunités avec le gouvernement.

Nous parlons de Doel 4 et de Tihange 3, mais la Belgique voudrait également demander si une extension des trois centrales les plus anciennes, Doel 1 et 2 et Tihange 1, pourrait être étudiée…

J’ai appris cela dans la presse.

Est-ce possible?

On ne voit pas très bien en ce moment dans quel cadre réglementaire cela serait possible. Prolonger ces autres centrales à brève échéance me semble très problématique à ce stade. Je ne veux pas que ce soit la priorité des prochaines semaines. Après, nous pourrons peut-être nous poser d’autres questions.

Peut-on dire que jamais personne n’a autant mis votre patience à l’épreuve que le gouvernement belge?

J’ai beaucoup de patience (rires). Pour être clair, nous considérons la Belgique comme notre maison, et nous sommes Belges lorsque nous nous penchons sur des questions belges. Mais c’est compliqué d’être une entreprise privée qui gère des actifs nucléaires, et ça l’est encore plus quand c’est dans un autre pays. Nous assumons notre responsabilité en Belgique pour le nucléaire. Dès que nous serons d’accord, la machine Engie tournera à plein régime pour que la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires puisse se faire de la meilleure façon possible.

“Nous avons fait le choix de nous tourner entièrement vers les énergies renouvelables.”

Y a-t-il une chance que la France récupère également les déchets nucléaires de la Belgique? Serait-ce une solution beaucoup moins coûteuse?

Une approche européenne de la sûreté nucléaire et du stockage des déchets serait sans doute beaucoup plus efficace. Mais politiquement, c’est très difficile à mettre en place. Il est frappant de voir que dans l’aviation, il existe une autorité européenne qui contrôle la sécurité, alors que l’aviation et l’énergie nucléaire partagent le même faible taux d’acceptation des incidents. Dans le domaine de l’énergie nucléaire, chaque pays européen a son propre organisme de surveillance de la sûreté et son plan de traitement des déchets.

Quelle est la stratégie d’Engie?

Elle s’articule simplement autour de quatre activités principales. D’abord, nous accélérons notre croissance dans les énergies renouvelables. Nous avons l’ambition d’en devenir un leader mondial, tant pour l’électricité que pour le gaz avec le développement du gaz renouvelable. D’où aussi notre intérêt pour le biogaz à court terme et pour l’hydrogène à plus long terme.

Notre deuxième pilier consiste en des systèmes qui améliorent la stabilité du réseau. Cela implique des investissements dans des parcs de batteries et des centrales à gaz qui permettent une production flexible en cas de besoin. Ces centrales fonctionnent moins d’heures et ont souvent, comme en Belgique, besoin d’un mécanisme de soutien de la capacité. L’investissement dans la nouvelle centrale au gaz naturel de Flémalle, par exemple, reste intéressant même si Doel 4 et Tihange 3 sont prolongées de 10 ans. En Europe, nous avons un grand besoin de capacités de production flexibles comme soutien aux énergies renouvelables.

Un troisième métier est le développement des infrastructures décentralisées. Il s’agit de la construction de réseaux de chaleur ou d’investissements que nous réalisons pour des entreprises pour les aider dans leur transition énergétique. Enfin, nous continuons à exploiter nos réseaux, le réseau de gaz naturel en France étant l’actif le plus important. Nous exploitons également un grand réseau énergétique au Brésil. Ces infrastructures ont un avenir. Aujourd’hui, les combustibles fossiles passent dans les tuyaux, mais bientôt ces mêmes infrastructures pourront servir à transporter du biogaz et de l’hydrogène.

“L’UE perd du temps à discuter pour savoir si la production d’hydrogène est verte, bleue ou violette.”

Nous voulons faire d’Engie un groupe plus industriel. Dans le passé, nous avons trop abordé nos activités d’un point de vue financier. Il est bon de maintenir le coût de financement d’un projet aussi bas que possible, mais il est encore plus important de bien concevoir, construire et exploiter le projet. Cette volonté d’optimisation industrielle fait d’Engie l’un des acteurs les plus performants dans le domaine des énergies renouvelables.

Le nucléaire ne fait plus partie de cette stratégie?

Non, car nous sommes un tout petit acteur du nucléaire, surtout par rapport au grand voisin EDF. Par le passé, certains ont voulu faire d’Engie un acteur du nucléaire, mais le gouvernement français (également premier actionnaire d’Engie avec 33% des droits de vote, Ndlr) a décidé que le nucléaire était pour EDF. Nous avons fait le choix de nous tourner entièrement vers les énergies renouvelables.

Les investisseurs ont-ils déjà suffisamment compris cette stratégie? Le cours de l’action est assez faible par rapport à ses résultats plutôt stables.

Depuis l’arrivée de Catherine McGregor comme CEO, nous avons réalisé de nombreuses avancées dans la mise en œuvre de notre stratégie. Les résultats sont visibles. La crise de 2022 aurait pu avoir un impact majeur sur nos résultats, mais Engie a été agile et a remarquablement digéré la rupture des contrats d’approvisionnement en gaz naturel russe et la transformation du système énergétique européen.

Que dire de l’offensive américaine en matière d’énergies renouvelables. Grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA), les Etats-Unis libèrent 3.669 milliards de dollars de subventions et d’avantages fiscaux.

Le marché américain est important pour Engie. Grâce à des politiques simples et fortes, les Etats-Unis offrent la sécurité nécessaire pour poursuivre nos investissements dans ce pays. Les allègements fiscaux pour l’hydrogène, par exemple, permettent de développer certains projets. Pour l’industrie européenne, cette accélération américaine est un défi. Ici, la transition énergétique s’enlise encore trop souvent dans des règles. L’UE perd du temps à discuter pour savoir si la production d’hydrogène est verte, bleue ou violette. Je recommande à nos décideurs politiques de fournir une réponse européenne à l’IRA qui soit puissante et simple.

“Le ‘green deal’ industriel européen sur la table est insuffisant.”

Le green deal industriel européen sur la table est insuffisant. Il ouvre des possibilités aux Etats membres, mais tous n’ont pas les mêmes capacités budgétaires. Une réponse européenne me paraît plus crédible.

Vous avez restructuré Rhodia et Solvay en tant que PDG. Maintenant, vous cosignez la nouvelle stratégie d’Engie en tant que président. Qu’est-il le plus difficile?

Chez Rhodia, il s’agissait de survivre et le renouvellement était donc indispensable. Chez Solvay, qui était stable, il a fallu plus de persuasion pour mettre une transformation sur les rails. Chez Engie, la stratégie avait besoin de clarification. Le groupe cherchait à faire beaucoup sur de nombreux marchés, mais n’excellait nulle part. Le défi consistait à se concentrer sur quelques priorités et à simplifier notre présence géographique.

Dans un monde où les crises se succèdent rapidement, il faut être agile en tant qu’entreprise. Au Forum économique mondial de Davos, les premiers échanges étaient moroses. Mais après quelques interventions, quelques points positifs sont apparus. En Europe, l’été dernier, la consommation de gaz naturel par l’industrie lourde a chuté de 30%. Je pensais qu’une grave récession était inévitable, mais le choc a été largement absorbé par l’incroyable capacité d’adaptation des entreprises. En tant que chef d’entreprise, vous devez propager et défendre cette agilité rapide.

Profil

· Né à Lyon en 1958

· Ingénieur des mines

· Travaille dans la fonction publique pendant neuf ans, d’abord au ministère de l’Industrie, puis comme conseiller technique auprès du ministre des Travaux publics

· 1993: entre chez Rhône-Poulenc, la maison mère de Rhodia

· 1996: directeur général de la chimie pour l’Amérique Latine chez Rhodia, puis d’autres postes de direction

· 2003: directeur général de Rhodia

· 2008: PDG de Rhodia

· 2011: rejoint Solvay par l’acquisition de Rhodia

· 2012-2019: directeur général de Solvay

· 2018: président d’Engie

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