Les citoyens sauveront-ils Tihange 1?
Les trois plus vieux réacteurs nucléaires du pays jouent leur peau cette année. En l’état, Doel 1 et 2 tout comme Tihange 1 subiront le même sort que Doel 3 et Tihange 2 : le démantèlement. Tous les yeux se tournent vers le prochain gouvernement, mais l’association 100TWh est dans les starting-blocks pour lancer sa coopérative qui entend prolonger de 10 ans Tihange 1. Un pari fou ?
L’année 2025 devait signer la fin du nucléaire en Belgique. Il n’en sera finalement rien puisque le précédent gouvernement, au prix de longues tergiversations, a décidé de prolonger pour 10 ans Doel 4 et Tihange 3, les deux plus jeunes réacteurs. Un simple sursis ? C’est tout l’enjeu.
La Belgique fait face à son avenir énergétique. Elia, le gestionnaire de réseau à haute tension, a récemment évalué à entre 50 et 60 TWh le manque d’électricité décarbonée non produite par une production renouvelable locale, et ce, dès 2035. En d’autres termes, dans une société de plus en plus gourmande en électricité, notre pays dépendra fortement des interconnexions avec l’étranger.
Cette prolongation, Doel 3 et Tihange 2 ne l’ont pas connue. Les deux réacteurs sont en cours de démantèlement. Et c’est le sort qui attend Doel 1, dès le mois de février, et Doel 2, plus tard cette année. Côté wallon, la date de mise à mort de Tihange 1 est fixée au 1er octobre prochain. L’Arizona serait donc bien inspirée de se former d’ici à la fin janvier, si elle veut agir à temps.
100TWh
Fermer la quasi totalité du parc nucléaire belge ? Un groupe d’irréductibles citoyens ne veut s’y résoudre. Par-delà la frontière linguistique, ils se sont associés autour de l’ASBL 100TWh et réfléchissent à l’avenir énergétique de la Belgique. “Nous sommes inquiets, explique d’emblée Henri Marenne, son président. Parce qu’en fermant notre parc nucléaire, nous nous privons de la moitié de la production électrique du pays. Et on n’a rien de tangible pour le remplacer. Les éoliennes en mer du Nord ne suffiront pas.”
C’est pourquoi l’association plaide “pour sauver l’entièreté du parc nucléaire”, ajoute l’ingénieur civil de formation. “Mais en tant que simple citoyen, on se rend bien compte qu’il s’agit d’une montagne infranchissable. Nous avons donc voulu nous concentrer sur un réacteur : Tihange 1.”
Pourquoi Tihange 1 ? Outre le timing qui offre un peu plus de marge, le réacteur hutois a l’avantage d’être détenu pour moitié par EDF Belgium. Or on sait qu’en France, EDF et Engie, l’autre propriétaire, n’ont pas du tout la même stratégie au niveau du nucléaire. Le premier veut en faire une pierre angulaire, le second veut s’en débarrasser. Et quand on voit les contorsions qui ont été nécessaires pour convaincre Engie de prolonger pour 10 ans Doel 4 et Tihange 3, Henri Marenne et son association y voient une réelle opportunité.
“Nous sommes inquiets parce qu’en fermant notre parc nucléaire, nous nous privons de la moitié de la production électrique du pays.” – Henri Marenne (ASBL 100TWh)
Coopérative pour sauver Thiange
C’est dans ce contexte que l’association 100TWh veut lancer une coopérative autour de laquelle se rassembleraient citoyens, industriels et fonds d’investissement. Le but ? Racheter les parts d’Engie, ni plus ni moins. “Ce qui nous a convaincus, c’est que le réacteur est dans un excellent état, poursuit Henri Marenne. C’est ce que nous ont affirmé une flopée d’experts. Et son niveau de sûreté se situe au niveau d’un EPR.”
Concrètement, l’association espère qu’Engie cédera ses parts pour 1 euro symbolique. L’effort financier à fournir se situerait plutôt autour d’une mise à niveau pour une prolongation de 10 ans. “Si l’on se réfère au grand carénage français ou aux opérations d’Engie pour la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, on est, à la grosse louche, au milliard d’euros”, évalue 100TWh. Le coût théorique serait donc d’environ 500 millions d’euros pour la coopérative.
Un coût qui serait payé essentiellement par l’exploitation du réacteur. Henri Marenne s’explique : “L’exploitation de la centrale par les coopérateurs pour ses clients (d’autres citoyens et entreprises, ndlr) couvrirait non seulement le plan financier, mais aussi le combustible, la maintenance et la provision nucléaire en vue du démantèlement.”
Le gain pour le coopérateur serait, lui, évident. “Pour une consommation moyenne entre 2 et 3 MWh par an, on estime que sa facture serait de 15 euros par mois pendant 10 ans, contre 85 euros par mois pour la plupart des contrats d’électricité d’un an”, poursuit le président de l’association. Sur 10 ans, le gain pour le coopérateur pourrait donc être de 8.400 euros.
Pour avoir voix au chapitre dans cette coopérative, où l’on retrouverait donc EDF Belgium et des industriels, les coopérateurs citoyens devraient toutefois apporter une somme de 100 millions d’euros. “C’est ce qu’on estime pour pouvoir peser au sein de la coopérative”, commente Henri Marenne. “Cela représenterait 20.000 citoyens qui mettent chacun 5.000 euros. 20.000, c’est le nombre de citoyens engagés de longue date en faveur du nucléaire”, explique le président de 100TWh, volontariste.
Cela reste une certaine somme. “Oui, mais au bout des 10 années, votre capital est remboursé, avec un intérêt de 7%”, précise Henri Marenne, sur base du business plan de l’association. “C’est mieux que n’importe quel bon d’État”, sourit-il.
Modèle finlandais
Ce modèle de coopérative est assez peu connu chez nous, mais il fait un carton en Finlande où on le connaît sous le nom de “Mankala”. En gros, des investisseurs s’associent pour financer des unités de production électrique. En retour, ils bénéficient de l’électricité au prix coûtant.
Près de la moitié de la capacité de production électrique est financée de cette manière en Finlande. En ce compris le tout dernier réacteur nucléaire, Olkiluoto 3, le premier EPR mis en service en Europe, en avril 2023. Parmi ses actionnaires, on retrouve de gros industriels et quelques communes.
Justement, y a-t-il quelque chose qui bouge du côté des industriels ? “Nous avons des contacts, bien sûr, répond Henri Marenne, mais ils sont tous dans l’attente d’une décision de gouvernement. Ils ne peuvent pas se permettre ce que nous pouvons nous autoriser: pousser le politique dans le dos.”
Les yeux se tournent donc vers le prochain gouvernement. “Tout le monde tire sur la même corde dans ce dossier”, assure le député fédéral Mathieu Bihet (MR), qui fait partie des négociations et dont le nom est parfois cité comme prochain ministre de l’Énergie. L’Arizona, si elle voit le jour, est une coalition pronucléaire, personne n’en sera surpris.
Loi de sortie du nucléaire
Mais le MR, entre autres, n’a pas attendu pour bouger. En septembre dernier, par voie parlementaire, les libéraux ont déposé deux propositions de loi. La première entend modifier la loi de 2003 en supprimant l’interdiction de construire ou de prolonger des réacteurs nucléaires. Le texte a passé la rampe du Conseil d’État qui, dans un avis du 9 décembre, ne voit pas d’obstacle juridique majeur, mais lance un avertissement : le risque d’indemnisation en faveur d’Engie.
La deuxième proposition de loi des libéraux vise la protection des infrastructures critiques. Concrètement, elle doit protéger les infrastructures électriques en obligeant les propriétaires à les maintenir en vie, avant d’obtenir une révocation formelle, à la suite d’une cessation ou d’un démantèlement. C’est un peu technique, mais cela permettrait au monde politique de gagner du temps pour mettre les réacteurs “sous cocon”.
Pour Doel 3 et Tihange 2, il est trop tard. Même du côté politique, on n’y croit plus trop. “Rien n’est jamais impossible, mais à un moment donné, il faut évaluer le rapport coût/bénéfice”, tempère Mathieu Bihet. Or Doel 3 est déjà en cours de démantèlement et Tihange 2 a entamé le processus de décontamination chimique du circuit primaire du réacteur.
Faire plier Engie
Son regard sur la coopérative 100TWh ? “Toute initiative en faveur du nucléaire est bonne à prendre, mais c’est Engie qui garde la main. Reprendre les parts d’Engie ? Il restera l’épineuse question du démantèlement et de la gestion des déchets. Qui en prendra la charge et les risques, si l’exploitation continue ?”
Dans tous les cas, l’énergéticien français n’est pas du tout chaud pour prolonger. C’est ce qui se dit face caméra, mais aussi en coulisse. “Pire, il est en train de casser l’outil et de jouer avec l’avenir énergétique de la Belgique”, renchérit Mathieu Bihet.
Selon Damien Ernst, professeur en électromécanique à l’ULiège et spécialiste de l’énergie, le business model de 100TWh lui parait bon, sur papier. Mais il imagine mal Engie laisser son outil à la concurrence, à EDF dans le cas présent. Le professeur préférerait une initiative publique : “Le nucléaire, c’est un potentiel de 80 ans d’exploitation et 20 ans de démantèlement. On joue donc sur une période d’un siècle. C’est une échelle de temps avec laquelle le secteur privé n’aime pas travailler. Donc, selon moi, c’est le secteur public qui doit s’en charger.”
Et si Engie refuse ? “À un moment donné, quand il s’agit d’un secteur stratégique d’une nation, il faut pouvoir taper du poing sur la table. Si Engie joue un sale jeu, il doit devenir possible de saisir leurs actifs.”
“Si Engie joue un sale jeu, il doit devenir possible de saisir leurs actifs.” – Damien Ernst (ULiège)
L’incertitude
Et sur le plan technique, est-il envisageable de réhabiliter rapidement et à moindres frais Tihange 1 ? C’est l’incertitude. 100TWh table sur 1 milliard d’euros, Mathieu Bihet évoque “2 à 3 milliards d’euros”, tandis que Damien Ernst estime qu’il “n’y a rien à faire” pour continuer à faire tourner le réacteur en l’état. “La régulation est allée beaucoup trop loin suite à Fukushima”, déplore le scientifique.
Du côté de l’AFCN, l’Agence fédérale de contrôle nucléaire, on nous rappelle qu’un tel scénario “n’est actuellement pas à l’analyse”. Tout simplement parce qu’il “n’y a pas de dossier de prolongation en cours pour Tihange 1”. Si tel était le cas, l’AFCN parle “d’études longues et complexes qui aboutiraient sans doute à des travaux coûteux et conséquents”. De toute façon, “il s’agirait d’un processus de plusieurs années”, mais l’organisme ne peut se positionner sur un coût potentiel.
Pascale Absil, la directrice générale de l’AFCN, s’était exprimée en décembre dernier sur la prolongation des plus vieux réacteurs. Elle évoquait une durée de deux à trois ans pour instruire les dossiers et remettre les réacteurs à niveau, suivant les dernières normes. On parle de la résistance des réacteurs à un tremblement de terre, à la chute d’un avion ou à des explosions de gaz.
Quant à une mise sous cocon des réacteurs pour éviter un démantèlement, tel que le connaissent Tihange 2 et Doel 3, Pascale Absil rappellait que “cela coûte de l’argent et que c’est un projet en tant que tel”.
En attendant, chaque citoyen intéressé peut assister à une conférence-débat organisée par la Fabi, la fédération des associations belges d’ingénieurs. Le projet de coopérative de 100TWh y sera notamment présenté. Rendez-vous ce jeudi soir à Gembloux, dans l’auditoire Senghor de la faculté d’Agronomie.
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