Pourquoi les banquiers sont-ils détestés?
Frais en hausse, digitalisation forcée, service diminué, fermeture d’agences, disparition des distributeurs de billets, épargne chichement rémunérée: en banque, la grogne des clients grimpe. Est-ce justifié ou pas? Décryptage des critiques qui pleuvent actuellement sur la planète bancaire.
Exit la taxe sur les surprofits avancée par l’aile gauche de la Vivaldi! Les banquiers ont échappé au pire. Mais ils boucheront malgré tout le trou du budget fédéral. Au total, le secteur apportera 370 millions d’euros supplémentaires. Le dividende de Belfius, dont l’Etat est propriétaire à 100%, est revu à la hausse. Vu la forte croissance de ses bénéfices au premier semestre, le groupe de banque et d’assurance versera cette année 220 millions de plus à son actionnaire public, soit plus de 580 millions au total.
Belfius participera également à l’effort budgétaire imposé au secteur via une augmentation de la taxe bancaire. Le montant récolté ici par l’équipe De Croo se monte à 150 millions d’euros. Une somme qui paraît dérisoire au regard des bénéfices engrangés par les grandes banques en Belgique (7,6 milliards d’euros en 2022) mais qui n’en a pas moins suscité l’énervement de la fédération bancaire (Febelfin), considérant que “les mesures prises sont regrettables et particulièrement incompréhensibles pour un gouvernement qui se targue depuis des mois de vouloir augmenter les rendements pour les épargnants”
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En attendant, comme pressenti, les “méchants banquiers” sont punis. Punis d’avoir trop tardé pour répercuter les hausses de taux de la BCE auprès des clients, punis pour avoir retiré trop de distributeurs de billets… Leur soutien à l’économie pendant la crise du covid en 2020 avait pourtant été salué par tous. Mais voilà, avec le coût de la vie qui a fortement augmenté, la confiance s’est effilochée.
La liste des reproches
A la question de savoir s’ils ont rencontré un problème avec leur banque au cours de l’année écoulée, les clients d’ING, BNP Paribas Fortis et Belfius interrogés par Testachats ont répondu plus souvent que la moyenne par l’affirmative: Belfius obtient ainsi seulement 62% d’avis positifs, BNP Paribas Fortis 57% et ING 51%. A l’autre bout du classement, Argenta décroche par contre un score de 79% de clients satisfaits.
Ce que les clients, relayés par le monde politique, reprochent pêle-mêle au secteur, surtout aux grandes banques? La fermeture accélérée des agences, à l’image de BNP Paribas Fortis qui, entre début 2012 et fin 2022, a fermé environ 600 agences, dont plus de 200 depuis la pandémie. Du coup, ils leur reprochent aussi de devoir prendre rendez-vous pour parler à un humain en agence bancaire.
Bien sûr, ils ne comprennent pas pourquoi leur banquier refuse de mieux rémunérer leur épargne alors que les taux hypothécaires n’en finissent plus de grimper. Alors qu’ils ont contribué à sauver Fortis et Dexia à hauteur de plusieurs milliards d’euros d’argent public, ils ne voient pas non plus pourquoi des services qui étaient jusqu’ici totalement gratuits deviennent payants. Ils pestent aussi contre la segmentation des clients qui pousse les plus modestes d’entre eux à devoir se contenter d’un service dégradé. Bref, la liste des doléances est longue.
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Malaise légitime
Fondateur de la société de gestion Orcadia et ancien banquier, Etienne de Callataÿ ne nie pas le phénomène. Au contraire. Selon lui, les clients ont raison de se plaindre. “Le niveau de service interpersonnel a dramatiquement chuté, dit-il. Fermetures d’agence, difficulté de parler à un employé, médiocre rémunération des livrets d’épargne, frais élevés (souscriptions, ventes et transferts de titres…), lenteur dans la réaction aux demandes des clients, hauteur des rémunérations, ventes couplées, tarification non transparente (dépôts à terme, emprunt hypothécaire), greenwashing, publicité orwellienne (des banques qui disent nous aimer, des agences qui ferment pour soi-disant mieux nous servir, des photos d’éoliennes qui cachent le financement d’usines polluantes…), etc. Ce n’est donc pas qu’affaire de digitalisation: quand on enlève des distributeurs de billets, on est aussi dans l’injonction contradictoire puisque le message du secteur d’un recours accru à la technologie est ici contredit.”
En fait de digitalisation, Mikael Petitjean, économiste chez Waterloo Asset Management et professeur à l’UCLouvain, insiste sur les difficultés rencontrées par les seniors. “Pour la clientèle âgée, celle qui appartient à la génération ‘silencieuse’, née avant la Seconde Guerre mondiale, son banquier personnel, dont elle connaissait les parents ou avec lequel elle avait parfois grandi, a disparu. Un très grand nombre d’agences de proximité ont fermé et quand ce n’est pas le cas, le personnel change tellement vite qu’il est difficile de créer des liens. Se retrouver devant un distributeur de billets n’est pas l’aboutissement le plus heureux qu’on puisse imaginer pour cette génération qui a précédé la montée en puissance de l’ordinateur personnel et d’internet. On sait pertinemment bien qu’il est beaucoup plus compliqué pour une personne âgée de s’adapter à de tels changements”, observe l’économiste qui ajoute que c’est également vrai pour une partie de la génération des baby-boomers après la guerre.
“Certes, les jeunes générations sont de plus en plus attachées à leur application bancaire et à la facilité de communiquer au téléphone avec quelqu’un en cas de besoin. Mais ne nous méprenons pas: l’être humain a été, est et restera un animal social, pour reprendre l’expression d’Aristote. Il a besoin de contacts physiques et visuels, les deux.”
Bénéfices plantureux
Plus récemment, c’est le niveau peu élevé des taux d’intérêt sur le compte d’épargne qui a suscité la grogne. Alors que le coût du crédit, en particulier celui des prêts hypothécaires, est en hausse, le secteur y est allé à reculons pour faire un geste en faveur des épargnants. Il a fallu la pression du ministre des Finances Vincent Van Peteghem et du bon d’Etat, qui a aspiré 22 milliards d’euros, environ 7% de l’épargne des Belges, pour voir certaines banques réagir et remonter (légèrement) leurs taux.
La raison? Elles sont prises en tenailles entre, d’un côté, une hausse des taux qui renchérit leur coût de financement, et de l’autre, un portefeuille d’anciens prêts dont les revenus d’intérêt sont trop faibles pour pouvoir faire remonter les taux des livrets. Une augmentation de la rémunération de l’épargne porte sur la totalité du “stock” de dépôts (300 milliards d’euros) alors que l’augmentation des taux d’intérêt reçus porte uniquement sur les nouveaux prêts bancaires et pas sur ceux consentis lorsque les taux étaient encore bas. C’est vrai.
Pourtant, si l’on regarde les résultats des banques au premier semestre, le secteur est loin d’être un homme malade, se remettant doucement d’une longue période de taux plancher, voire négatifs. Entre début janvier et fin juin, les six principales banques du pays (BNPP Fortis, KBC/CBC, Belfius, ING, Argenta et Crelan) ont réalisé un résultat avant impôt de 6,3 milliards d’euros (4,5 milliards après impôts), soit 27% de plus que sur la même période l’an dernier. Comme l’explique Belfius, c’est la hausse des taux qui est à l’origine de ces performances.
“Les revenus nets d’intérêts de la banque continuent d’augmenter, en partie grâce à la gestion stricte des réserves de liquidités et aux taux d’intérêt plus élevés”, note le bancassureur dans un communiqué relatif à son dernier résultat semestriel. Bien sûr, Belfius n’est pas la seule. Le groupe des six grandes banques du pays a engrangé en effet au cours des six premiers mois de l’année presque 12,6 milliards de revenus d’intérêts, soit 45% de plus que sur la même période l’an dernier.
Bien évidemment, comme le souligne Eric Dor qui enseigne à l’IESEG de Lille, “le secteur bancaire est extrêmement hétérogène”. Pour les grosses banques, les dépôts d’épargne, bien qu’importants, ne constituent qu’une petite partie de leur financement (à côté des prêts interbancaires, etc.) alors que ce n’est pas le cas pour les plus petites banques dont le bilan en dépend fortement. En clair, ces dernières risquent d’être plus mal prises que les banques plus importantes si elles étaient forcées à augmenter leurs taux sur les dépôts d’épargne par une nouvelle loi (plusieurs propositions sont en discussion au Parlement).
N’empêche: il y a de la marge pour un petit geste, clame depuis des mois l’économiste Paul De Grauwe, affirmant que les banques s’enrichissent en dormant grâce aux dépôts excédentaires parqués à la BCE. Des liquidités excédentaires qui sont rémunérées par la banque centrale européenne à 4% depuis le 20 septembre dernier. Pour les banques belges, qui disposent de quelque 125 milliards d’euros déposés auprès de la BCE, la recette s’élève à 5 milliards d’euros d’intérêts par an!
Boucs émissaires
Le malaise des clients est donc légitime. En partie. Car en période de crise, et c’est humain, on a toujours besoin d’un bouc émissaire. “Ayons de la mémoire, avance Etienne de Callataÿ. Utiliser une application bancaire le soir ou le week-end, c’est mieux que faire la file à un guichet de banque! Mais on retient plus facilement les changements négatifs que les changements positifs.”
D’autant plus qu’il y a aussi le comportement du secteur lui-même. Semestre après semestre, les banques affichent des profits énormes, souvent historiques. Et elles ne disent pas les choses comme elles sont: on ferme des agences et on réduit le personnel car cela augmente la rentabilité, on rémunère mal les livrets car on s’est surexposé au risque de remontée des taux d’intérêt et parce que l’épargnant prudent est perçu comme captif, etc.
Il ne faut pas non plus oublier que les banques jouent un rôle crucial dans l’économie.” Mikael Petitjean
Et cerise sur le gâteau, un nouveau modèle bancaire apparaît: celui de la banque à deux vitesses, avec d’un côté de plus en plus de clients “automatisés” et de l’autre, les happy few qui peuvent encore se payer un vrai service de proximité. Pire encore, les banques ne seraient plus que des délatrices et des collectrices d’impôts? “Pas d’accord, répond Mikael Petitjean. C’est exagéré! De nombreuses banques offrent des services adaptés à une large gamme de clients, des plus aisés aux plus vulnérables. Par ailleurs, la mission des banques commerciales n’a pas changé depuis des siècles, et si les banques sont de plus en plus perçues comme des délatrices et des collectrices d’impôts, c’est en raison de notre système de taxation et de la mise en place d’une réglementation beaucoup plus stricte en matière de conformité et de lutte contre le blanchiment d’argent. Il ne faut pas non plus oublier que les banques jouent un rôle crucial dans l’économie, en particulier en Europe où 80% du recours à la dette par les entreprises vient des prêts bancaires.”
Communication maladroite
C’est là tout le problème. Dans cet environnement qui leur est hostile, nos banquiers sont de piètres communicants, certains par arrogance, d’autres par maladresse. Face aux plantureux bénéfices qu’ils génèrent, ils oublient de rappeler que les dépôts qu’ils collectent financent l’économie réelle au travers des crédits qu’ils accordent.
Ils oublient de dire que si les deux grandes transformations que sont la révolution numérique et la transition environnementale sont suscitées et portées par les clients (ménages et entreprises), elles sont aussi accompagnées par les banques. Sans elles, rien ne serait possible. Ils oublient aussi de faire valoir qu’en Espagne ou en Italie, lorsque les taux augmentent, la population est étranglée par des crédits à taux variables alors qu’en Belgique, la grande majorité des prêts hypothécaires sont à taux fixe, ce qui veut dire que la majoration du loyer de l’argent est prise en charge par la banque et pas par les ménages. Le problème, c’est que “nulle part on n’aime les banquiers, et cela depuis la nuit des temps ou presque”, rappelle Etienne de Callataÿ.
“Le banquier fait de l’argent avec l’argent, ce qui, pour beaucoup, est condamnable. Un mot résume cela, celui de François Hollande: ‘mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance’. Cela étant, ne nous le cachons pas, en privatisant les gains et en nationalisant pertes et crises bancaires, les banquiers sont les champions pour donner le bâton pour se faire battre.”
En d’autres mots, “les grandes banques doivent tout faire pour ne plus jamais faire appel aux contribuables quand leurs créanciers sont au bord du gouffre, embraye Mikael Petitjean. On attend d’elles qu’elles développent des initiatives locales dans le domaine de la préservation de l’environnement, du vivre ensemble et de l’amélioration de leur propre gouvernance. Au fur et à mesure que les agences disparaissent, elles risquent aussi de ne plus être considérées comme un acteur positif du dynamisme local et elles n’auront plus aucune valeur ajoutée par rapport à des banques 100% en ligne. L’éducation financière doit également être l’une de leurs préoccupations majeures, avec l’objectif d’aider les clients à prendre des décisions éclairées et à comprendre le fonctionnement du système bancaire au sujet duquel subsistent de nombreuses idées fausses, en particulier sur les dépôts bancaires. Elles doivent aussi fournir des informations claires sur la manière dont elles fonctionnent et comment elles génèrent des profits. Par exemple, je trouve particulièrement regrettable qu’elles ne promeuvent pas assez les trackers ou fonds indiciels négociés en Bourse et gérés de manière passive. Ce sont d’excellents produits mais qui rapportent moins aux banques que des fonds gérées dynamiquement.”
Pour le reste, aucune banque commerciale ne danse la valse toute seule. “Ce sont les chefs d’orchestre qui peuvent décider de mettre un terme à la soirée dansante, prolonge Mikael Petitjean. Avant toute autre chose, le secteur bancaire dépend des décisions prises par le législateur et le banquier central (la BNB et la BCE, Ndlr). Si le législateur et le banquier central visent à la stabilité financière en renforçant la réglementation, il y a mécaniquement des conséquences sur le plan concurrentiel.”
Schizophrénie de l’Etat
Nous avons en effet atteint le fond du problème: le rôle ambigu que joue l’Etat dans ce manque de concurrence, et donc dans le désamour des Belges envers leur banque. C’est ce que nous explique Yves Delacollette, ancien CEO de Deutsche Bank en Belgique, dans le petit entretien qu’il nous a accordé. “D’un côté, dit-il, on empêche la concurrence par excès de précaution, et de l’autre, on fait du bank-bashing pour plaire au citoyen”.
La posture est devenue une ritournelle politique. Schizophrénie de l’Etat. Mikael Petitjean confirme: “Il est ironique de voir que le législateur est surpris de la faible intensité de la concurrence. Le renforcement de la régulation qui a été mis en place au lendemain de la crise financière avait comme objectif la stabilité financière. Il ne faut donc pas s’étonner que l’entrée de nouveaux acteurs soit devenue encore plus compliquée qu’il y a 20 ans. La réglementation post-crise a eu un impact sur la concurrence. Les exigences en matière de capital et de liquidités, ainsi que les réglementations visant à protéger les consommateurs, ont modifié la dynamique concurrentielle, souvent en faveur des plus grandes banques qui peuvent mieux absorber les coûts réglementaires. Les législateurs actuels devraient sans doute interroger leurs prédécesseurs pour mieux comprendre les objectifs qu’ils poursuivaient.”
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Il est vrai que les charges administratives ont fortement augmenté dans le secteur financier. Les attentats du 11-Septembre, avec la question du financement du terrorisme, sont passés par là, sans oublier la débâcle de 2008 ainsi que les contributions spécifiques déjà appliquées au secteur bancaire. Ces dernières sont ainsi venues alimenter l’an dernier le budget fédéral à hauteur de 1,7 milliard d’euros. Que les banques privilégient les plus “gros” clients peut donc se comprendre. Mais elles s’honoreraient d’être plus transparentes, regrette Etienne de Callataÿ, plaidant non seulement pour “un alignement obligatoire de la rémunération des livrets réglementés sur le taux d’intérêt de la BCE”, mais aussi pour “une stimulation de la concurrence entre banques, notamment avec la portabilité des informations que le client a encodées, le bannissement des rémunérations alternatives fiscalement avantagées que certaines banques affectionnent pour leur personnel, l’obligation de traiter les clients sur un pied d’égalité et pas avec les taux d’intérêt qui sont largement à la tête du client, l’abrogation des distorsions fiscales sur certaines formes d’épargne”.
Bref, si les banques sont largement responsables de la mauvaise image de leur secteur, il y a sans doute une focalisation excessive sur leurs défauts, aussi pour des raisons électoralistes, en plus des difficultés liées à l’inflation, à la guerre en Ukraine, etc. Les socialistes ont beau se féliciter d’avoir pu faire contribuer “les épaules les plus larges” avec les 150 millions de taxe bancaire, au bout du compte c’est toujours le client qui payera la facture avec des services diminués et des taux rabotés.
Dans le cadre des fêtes de fin d’années, nous ressortons nos meilleurs contenus au cas ou vous les auriez manqué. Cet article a été publié en novembre 2023.
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