Fin juin, le conseil d’administration de la SNCB aurait dû entériner le choix d’attribuer à CAF le “contrat du siècle”, un marché public avec un potentiel de 3,4 milliards d’euros. Mais la pression politique est immense dans ce dossier et la décision a finalement été reportée au 23 juillet prochain. Retour sur les raisons d’une indécision.
Ce devait être l’aboutissement d’un feuilleton aux nombreux rebondissements, entamé en 2022. C’est à cette date que la SNCB lance un marché public pour renouveler son parc ferroviaire. La portée du contrat est immense : 600 rames de train AM30 et jusqu’à 3,4 milliards d’euros.
En mars dernier, Trends-Tendances apprenait que le contrat se dirigeait vers l’entreprise espagnole CAF, qui fut désignée soumissionnaire préférentielle, au nez et à la barbe d’Alstom qui emploie pourtant 1.900 personnes en Belgique. À l’époque, le patron d’Alstom Belgique, Bernard Belvaux, qualifie la décision de la SNCB de “choquante” et interpelle le monde politique, dont les bourgmestres de Charleroi et Bruges, où la multinationale française est présente en Belgique.
Un recours et une confirmation
Comme elle le fait souvent quand elle échoue à obtenir un juteux contrat public, Alstom dépose un recours. Le Conseil d’Etat lui donne raison et suspend la décision de la SNCB au motif d’un manque de transparence. Sans trop entrer dans les détails, il est reproché à l’entreprise ferroviaire un manque de clarté sur le score final des trois entreprises qui ont soumis une offre : CAF, Alstom et Siemens. Il faut dire qu’il s’agit d’une matière complexe et que 5.000 critères techniques entrent en jeu.
Une analyse technique et un avis juridique plus tard, le Conseil d’Etat valide finalement le classement initial. La SNCB réunit donc un conseil d’administration qui devait entériner le soumissionnaire préférentiel le 27 juin dernier. Certains médias annonçaient déjà que l’accord avait été trouvé, mais le CA a été bien plus tendu que prévu. Les administrateurs socialistes, nous indique-t-on, ont reçu un “mandat pour mener une guérilla” et renverser le marché public. Mais les socialistes ne sont que quatre sur les 14 membres du Conseil d’administration. Pas de quoi retourner la table.
Des administrateurs ont reçu des instructions de vote de leur président de parti. Selon moi, c’est du trafic d’influence.
Mais d’autres administrateurs ont commencé à douter du choix d’écarter Alstom. À bonne source, on nous glisse que “des administrateurs ont reçu des instructions de vote de leur président de parti. Selon moi, c’est du trafic d’influence : c’est interférer dans les décisions d’une entreprise publique autonome.” C’est tout le débat autour de l’autonomie des entreprises publiques et des administrateurs qui doivent veiller à leurs intérêts, fussent-ils encartés.
“Si le marché public devait être revu, je me poserais de sérieuses questions sur le respect des règles de gouvernance, du cadre juridique et de l’autonomie de gestion d’une société, certes publique, mais autonome”, lâche une autre source. Bien que le ministre de tutelle, Jean-Luc Crucke (Les Engagés), puisse toujours casser une décision du CA de la SNCB, en dernier recours.
Un réveil tardif
Au départ, les critiques se limitaient logiquement à l’opposition. Mais ces derniers jours, des députés de la majorité sont soudainement sortis du bois. Tant au cd&v que chez Vooruit et même à la N-VA, on s’est interrogé sur le choix de la SNCB, à La Chambre, la semaine dernière. Pourquoi ne pas avoir intégré une préférence locale dans le marché public ? “Impossible”, a répondu le ministre, les règles d’un marché public européen ne le permettent pas.
“Quand on lance un marché public européen, le but est de faire jouer la concurrence un maximum. Si on ne peut pas laisser jouer le marché public, alors une entreprise dicte les normes techniques ou financières, à l’inverse de l’esprit de la législation“, explique un initié.
Quant à l’absence d’un critère environnemental, tel que le bilan carbone, pointé du doigt par le ministre dans ces colonnes, accusant au passage son prédécesseur, il aurait été unanimement rejeté par les soumissionnaires, nous revient-il. Parce que ce critère est très difficile à mesurer. En effet, la construction et l’assemblage de rames de train est multidimensionnel et fait intervenir une grande chaîne de production. En sus, calculer le bilan carbone d’un contrat évolutif – de 100 à 600 rames de train – sur douze années, cela devient vite impossible. “Et rien ne dit qu’Alstom serait sorti vainqueur”, ajoute-t-on.
À La Chambre, Jean-Luc Crucke a tancé le conseil d’administration de la SNCB “qui doit prendre ses responsabilités”. Une décision est finalement attendue pour le 23 juillet prochain.
La question de l’emploi
Au centre de l’attention politique, les quelque 1.900 emplois qu’Alstom indique en Belgique. « Les navetteurs belges veulent rouler dans des trains belges », a lancé Annick Lambrecht (Vooruit), la semaine dernière, lors de cette même séance.
Dans les faits, c’est bien plus compliqué. Il faut d’abord savoir que le site de Bruges, où travaillent 600 personnes, ne construit pas des trains, mais les assemble et les entretient via des pièces qui proviennent d’un peu partout. Parler de “trains belges” est donc une notion toute relative.
Est-ce que les 600 emplois du site d’Alstom, à Bruges, ne sont donc pas déjà condamnés ?
En outre, et plus important encore, le site de Bruges dépend surtout du précédent contrat de la SNCB : la livraison de rames M7. Or, celui-ci s’achève en 2026, alors que le contrat du siècle ne commencera qu’en 2029. Trois années de latence. “Est-ce que ces emplois ne sont donc pas déjà condamnés”, s’interroge l’une de nos sources ? “Il ne leur restera que l’activité maintenance, qui devrait mobiliser tout au plus une cinquantaine de personnes”. La question est de savoir si le monde politique ne se bat pas pour des emplois qui sont théoriquement déjà perdus.
Et à Charleroi ? Selon plusieurs sources, les emplois sont relativement peu concernés par le “contrat du siècle”. Alstom est certes l’un des plus gros employeurs de la métropole, mais il s’y est spécialisé en signalisation et en électronique de puissance. Des activités qui dépendent d’un grand nombre de contrats.
Jouer la montre
Tous les regards se portent donc sur le 23 juillet. On y saura si les administrateurs ont “craqué” face à la pression politique. Si la première étape – celle du choix du soumissionnaire préférentiel – devait toutefois être franchie, il se dit que d’autres recours interviendront. Or, le marché public tel qu’il existe aujourd’hui s’estompera à la fin de l’année. Certains pourraient donc être tentés de jouer la montre.
Dans l’autre cas de figure, si le marché public est revu le 23 juillet, il faut s’attendre à plusieurs années de retard et des coûts supplémentaires. Selon Jean‑Luc Crucke, “un retard de deux ans entraînerait 170 à 200 millions d’euros supplémentaires, avec des pannes, des soucis de ponctualité, une perte de près de 14 000 places, un moindre confort et une accessibilité réduite.” Or, relancer un marché public pourrait à nouveau prendre trois ans, entend-on.
“La SNCB a besoin de matériel roulant comme de pain“, expliquait le ministre à Trends-Tendances, fin juin.
Une piste de sortie de crise
Un fin observateur du dossier lance une autre piste : “Il se pourrait que CAF remporte effectivement le contrat du siècle et qu’il décide de confier à Bruges l’assemblage des trains, en tout ou en partie. Après tout, cela s’est déjà produit par le passé : une partie des rames Siemens AM08 (Desiro) avaient été assemblées à Bruges sur l’ancien site de Bombardier, aujourd’hui racheté par Alstom.”
Il faut savoir que le secteur de la construction du matériel roulant est un secteur hyper concurrentiel et complexe où il est difficile de faire des marges importantes. Et quand on n’est que trois acteurs – Alstom, CAF et Siemens – on est tenté de s’arranger.
“En tout cas, la pression exercée par Paris pour remporter le contrat doit être immense sur les épaules de Bernard Belvaux“, conclut cet observateur. Mais Si Alstom venait à manquer le “contrat du siècle”, nous glisse une autre source, le responsable du bain de sang social brugeois serait tout désigné par la maison-mère : la SNCB.