Paul Vacca

La ruée vers le bruit blanc

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le bruit blanc se tient sur la ligne de crête entre deux menaces bien représentées sur internet: le trop-plein et la vacuité.

Faire de l’or avec du bruit, les groupes de heavy metal y avaient déjà pensé. Et beaucoup ont réussi même si, souvent, c’est avec des balades sirupeuses plutôt qu’avec des riffs rageurs qu’ils ont obtenu leurs plus gros hits. Mais depuis quelques années, un autre type de bruit triomphe sur internet, c’est le “bruit blanc”.

Le “bruit blanc”, c’est le terme générique désignant un son uniforme qui combine différentes fréquences en continu (les puristes différencient les bruits bruns, roses ou même violets suivant leur grain et leur fréquence). Un bruit blanc c’est, au choix, le bruit statique d’un téléviseur, d’un ventilateur, de la pluie, d’un réfrigérateur, d’un aspirateur, d’une averse, le bruit du vent… Le bruit blanc agit comme une sorte de couverture sonore permettant de masquer tous les bruits parasites autour de nous.

Berceuse

Et cela a donné lieu à des “success stories” pour le moins inattendues. Comme celle de Brandon Reed. En 2019, cet employé de chez Disney en Floride a un problème: la nuit venant, il ne sait plus comment endormir son fils, ayant vraisemblablement épuisé tout son stock d’histoires et de stratagèmes. Mais il a noté que les bruits blancs l’aidaient à trouver le chemin des bras de Morphée. Il a alors l’idée d’utiliser le logiciel Anchor (aujourd’hui propriété de Spotify) permettant de produire un long programme sous forme de podcast qu’il nomme “12-Hour Sound Machine (no loops or fades)”.

Il n’envisage pas que son podcast puisse rencontrer le moindre succès. Ceux qui marchent (sur la politique ou la culture, par exemple) visent plutôt à maintenir leurs auditeurs en éveil plutôt qu’à les endormir.

Ce qui n’était au départ qu’un doudou sonore pour son fils devient pourtant trois ans plus tard un podcast phare de Spotify avec plus de 100.000 auditeurs par jour, classé en tête de palmarès dans certains pays. Il possède même une fan base comme certains artistes. Les auditeurs lui envoient de l’argent pour signifier leur gratitude: entre 5 et 7 dollars en général (quelqu’un lui a même envoyé 100 dollars). Les auditeurs sont fidèles, aussi. Car une fois trouvé le son qui fonctionne pour s’endormir ou se concentrer, ils y reviennent fréquemment.

Le bruit blanc, c’est un modèle économique de rêve. Déjà, les frais de production, comparés à d’autres podcasts, sont dérisoires. Et puis, cela attire la publicité même si – et c’est le seul défaut de ce type de podcast – les spots sont uniquement en “pré-roll” (en ouverture). En effet, les auteurs de podcasts de bruits blancs se refusent à héberger de la publicité au sein même de leur programme, car il y aurait une incohérence éditoriale: le bruit publicitaire viendrait ruiner leur édifice sonore et briser le charme en perturbant le sommeil ou la concentration de leurs auditeurs. Un modèle économique qui explique pourquoi toutes les plateformes, désormais, mettent en avant des programmes ou des applications de bruits relaxants.

Un refuge

Bien sûr, on pourrait rire de cette ruée vers le bruit blanc si elle n’en disait pas tant sur le malaise dans notre civilisation. Face aux stimuli assourdissants et incessants de notre économie de l’attention, le bruit blanc fonctionne comme un refuge. En lissant les bruits parasites mais aussi en meublant le vide. En ce sens, il protège à la fois de la fatigue informationnelle que de son pendant: la peur du vide et son silence assourdissant. Le bruit blanc se tient donc sur la ligne de crête entre deux menaces bien représentées sur internet: le trop-plein et la vacuité.

Le succès des bruits blancs en ligne prouve encore une fois s’il était besoin qu’internet est comme le pharmakon des Anciens, à la fois le poison et le remède.

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