Bourses: “Nous nous situons dans un cycle inhabituel”

Risques – Chaque données concernant l’inflation restera épiée par les marchés, notamment une possible victoire à l’élection présidentielle de Donald Trump, dont le programme « est de nature inflationniste ».

Même si la raison conseille de se méfier des récents records en Bourse, les marchés pourraient continuer de s’envoler très haut tant que le ciel ne se dégrade pas.

S’il apparaît évident que les Bourses ne pourront poursuivre indéfiniment sur leur élan des 18 derniers mois, reste à déterminer quand l’inévitable retournement pourrait survenir. Sans perdre de vue la célèbre citation attribuée à John Maynard Keynes : “les marchés peuvent rester irrationnels plus longtemps que vous ne pouvez rester solvable”, un avertissement à ceux essayant de miser contre la tendance.

En matière de timing, le premier point de repère pour les marchés est le baromètre des taux. Une baisse du loyer de l’argent par les banques centrales est traditionnel­lement de mauvais augure. L’indice boursier Wilshire 5000, rassemblant l’ensemble des actions américaines, a ainsi flanché à chaque fois que la Réserve fédérale a baissé ses taux directeurs depuis les années 1980.

Toutefois, “nous nous situons dans un cycle inhabituel, pointe Camille de Courcel, responsable de la stratégie des taux en Europe chez BNP Paribas. Les banques centra­les devraient prochainement baisser leurs taux sans que nous soyons dans un environnement récessionniste”.

Cycle inhabituel

Traditionnellement, les ban­ques centrales relèvent leurs taux quand l’économie accélère et les baissent quand elle bascule en récession. En 2022-2023, elles ont toutefois relevé le loyer de l’argent pour éviter un emballement de l’inflation alors que l’économie était déjà en phase de ralentissement.

Un décalage qui explique que les marchés ont connu une mauvaise année 2022 durant la remontée des taux alors que c’est normalement un signal plutôt favorable pour l’économie et les Bourses. Inversement, les perspectives de baisses de taux sont aujourd’hui accueillies favorablement. Dans leurs dernières prévisions, les économistes et stratégistes de BNP Paribas pointent ainsi la persistance de l’inflation, qui empêche les banques centrales de réduire leurs taux, comme un risque à peu près aussi important pour les Bourses qu’un retour de la menace de récession.

A cet égard, le premier rendez-­vous important est le mois de juin. Les marchés s’attendent à ce que la Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque d’Angleterre procèdent à l’unisson à une première baisse de taux juste avant la pause estivale. Tout contretemps pourrait amener les investisseurs à revoir leurs attentes. Ce qui, de fil en aiguille, aurait des répercussions sur la valorisation tant des obligations que des actions.

Si les Bourses continuent de grimper à court terme, cela sera sans doute au détriment des performances à plus long terme.

Chaque donnée concernant l’inflation restera ainsi épiée par les marchés. L’année dernière, cette inflation a baissé rapidement dans le sillage du prix des biens (et de l’énergie), pointe Marcelo Carvalho, global head of eco­nomics chez BNP Paribas. Désormais, “la deuxième vague de désinflation dépend du prix des services et donc du marché du travail”, ce qui est plus complexe.

Consensus favorable

Le consensus demeure toutefois favorable à l’heure actuelle, la quasi-unanimité des observateurs prévoyant une poursuite de la désinflation. La BCE a même récemment réduit ses prévisions d’inflation dans la zone euro à 2,3% cette année, 2,0% en 2025 et 1,9% en 2026. Ce qui augure une certaine marge de manœuvre par rapport à son objectif de 2%.

Mais les menaces ne manquent pas, notamment géopolitiques avec l’insécurité en mer Rouge (rallongeant les chaînes d’approvisionnement) ou les différents conflits. D’autres risques pointent également, comme une possible victoire de Donald Trump aux élections de novembre aux Etats-Unis. “Son programme mêlant baisses d’impôts, haus­ses des droits de douane et limitations de l’immigration est de nature inflationniste”, précise ainsi Marcelo Carvalho.

L’inflation et la croissance n’affecteront toutefois les marchés qu’en cas de dégradation par rapport aux tendances actuelles. Mais à quoi s’attendre si l’économie évolue dans le sens espéré avec une inflation qui continue de ralentir, une croissance continue aux Etats-Unis et une reprise en Europe au cours du second semestre (grâce aux baisses de taux) ?

Ce scénario, qui semblait encore utopique il y a un an, serait largement favorable aux marchés boursiers. La croissance soutiendrait les bénéfices des entreprises, d’autant plus qu’elles devraient renouer avec de meilleures marges. Les 500 principales entreprises américaines (S&P 500) ont par exemple vu leur marge nette passer d’un pic de 13,1% début 2021 à 11,2% au quatrième trimestre 2023, soit une perte de potentiel bénéficiaire de 15%. Dans un environnement marqué par une vive inflation des prix et des salaires, leurs coûts avaient augmenté plus rapidement que leurs ventes.

Dow Jones à 100.000

Mais où la progression s’arrêterait-elle si ce scénario favorable se confirme ? Ed Yardeni, vétéran de Wall Street, se mon­tre confiant. Le fondateur de Yardeni Research, fournisseur d’analyses en stratégie d’inves­tissement, estime que l’indice américain S&P 500 atteindra les 6.000 points en 2025 alors qu’il vient de franchir le cap des 5.000 points en février.

D’autres voient encore plus loin. Selon James Demmert, chief investment officer chez Main Street Research, le vénérable indice Dow Jones lancé en 1896 pourrait même atteindre les 100.000 points dans les sept à dix années à venir. Une prédiction insensée qui s’inscrirait pourtant dans un schéma historique.

De 100 points en 1942, le Dow Jones a décuplé pour atteindre le cap de 1.000 points en 1972 et ensuite 10.000 points en 1999. Cette multiplication par 10 à peu près tous les 30 ans nous amènerait à 100.000 points vers 2030. Autre similarité, chaque pic a été atteint grâce à une envolée des valeurs technologiques. Au début des années 1970, les stars des marchés s’appelaient IBM, Eastman Kodak ou Xerox. En 1999, c’était au tour de Microsoft, Cisco, Nokia ou Intel. Aujourd’hui, ce sont “Les Sept Magnifiques” (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Nvidia, Tesla).

A chaque fois, les niveaux de concentration et de valorisation ont atteint des sommets. En 1970, IBM pesait à lui seul près de 5% des Bourses mondiales, contre “seulement” 3% pour l’actuelle première capitalisation boursière (Microsoft). En 1999, Microsoft ou Nokia valaient près de 80 fois leurs bénéfices, plus du double des Sept Magnifiques aujourd’hui.

A noter que cette concentration s’observe aussi au sein même des secteurs. Eli Lilly et Novo Nordisk, à la pointe des traitements anti-obésité, pèsent aujourd’hui près d’un quart du secteur pharmaceutique mondial selon l’analyste Companies­MarketCap. Dans les services financiers, Visa et Mastercard valent davantage que l’ensemble du secteur bancaire européen. LVMH (avec son holding de contrôle Dior) et Hermès accaparent 68% de la valeur boursière du secteur du luxe, ne laissant que des miettes à Richemont, Kering, Prada ou Burberry.

Même s’ils sont plus chèrement valorisés et plus sujets aux corrections, ces “gagnants” génèrent une partie extrêmement importante des performances boursières. Une approche diversifiée et mondiale est ainsi indispensable. Les marchés, comme la Bourse de Bruxelles, qui ne peuvent s’appuyer sur quelques entreprises phares sont marginalisés. Le Bel20 affiche ainsi un gain de moins de 2% en cinq ans contre 55% pour l’AEX néerlandais ou 82% pour le S&P 500 américain.

Elément déclencheur

En résumé, il n’y a pas de limite intrinsèque à la hausse des marchés. Le ballon boursier pourrait tout à fait continuer de s’envoler jusqu’à haut dans le ciel s’il n’est pas contrarié par une tempête inflationniste ou un coup de froid économique. Plus les Bourses montent, plus la prime de valorisation gonfle. Mais en tant que tels, des multiples de valorisation élevés ne sont pas suffisants pour engendrer une chute des marchés. Ils peuvent l’aggraver, mais chaque chute comporte un élément déclencheur.

En tant que tels, des multiples de valorisation élevés ne sont pas suffisants pour engendrer une chute des marchés.

Au début des années 1970, le premier choc pétrolier avait ainsi plongé le monde dans une crise économique inédite, la stagflation. A la mi-2000, le coup d’arrêt net de la croissance des stars du marché (Microsoft, Nokia, Cisco…) avait marqué le début du krach salami (chute par tranche).

Il convient donc avant tout de se fier à l’évolution des données économiques en ne perdant pas de vue que si les Bourses continuent de grimper à court terme, cela sera sans doute au détriment des performances à plus long terme. Après avoir atteint le seuil de 1.000 points en 1972 et 10.000 points en 1999, le Dow Jones a ensuite fait du surplace pendant 10 ans.

Si ce scénario se répète, il faut investir maintenant, même si la raison dit de vendre. Rappelons d’ailleurs que quand l’ancien président de la Fed, Alan Greenspan, avait évoqué la célèbre expression “exubérance irrationnelle” pour qualifier les marchés boursiers en 1996. Rétrospectivement, c’était un excellent moment pour investir d’un point de vue purement boursier bien que le “Maestro” avait raison sur le plan économique.

Une dichotomie difficile à appréhender, même pour les grands économistes comme John Maynard Keynes. Selon des propos rapportés, il aurait déclaré lors de l’assemblée générale d’un trust en 1931 : “il n’y a rien de plus désastreux qu’une stratégie d’investissement rationnelle dans un monde irrationnel”. z

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