“Diminuer les prix des produits de consommation serait une grave erreur”

Pierre-Alexandre Billiet, le CEO de Gondola,
Pierre-Alexandre Billiet, le CEO de Gondola, © PG
Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

A l’occasion de la sortie de son nouveau livre, “Consommation de crise – sortir de la surconsommation au 21e siècle”, Pierre-Alexandre Billiet, le CEO de Gondola, plaide pour un nouveau pacte à la consommation. Un accord entre le gouvernement, les entreprises et le consommateur afin d’accélérer cette transition vers une consommation durable, locale et saine. “Plus qu’un contrat social, c’est un contrat socioéconomique.”

“L’homme cynique est celui qui connaît le prix de tout et la valeur de rien”, lâche Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola. Cette citation d’Oscar Wilde, le fondateur de la plateforme spécialisée Gondola l’aime beaucoup. Elle le renvoie à l’image du consommateur qui s’est accommodé des prix bas pour n’importe quel produit alimentaire alors que ceux-ci devraient coûter en réalité deux à trois fois plus cher.

TRENDS-TENDANCES. Votre nouveau livre (*) propose de sortir de la crise de la surconsommation. Quel est le problème de cette société de surconsommation?

PIERRE-ALEXANDRE BILLIET. De tout temps, le consommateur a consommé ; l’industrie n’a fait que faciliter et accélérer cette consommation. Le problème aujourd’hui, c’est que la surconsommation mène l’humanité à consommer plus de deux planètes par an afin d’assouvir ses besoins illimités avec des ressources limitées. En termes économiques, la société de consommation touche actuellement à son paroxysme économique le plus surréaliste. Le secteur agricole, aux Etats-Unis par exemple, a un retour sur actifs négatif depuis les années 1980.

Vous proposez donc un nouveau pacte à la consommation…

Plus de la moitié du produit national brut des pays occidentaux repose sur la consommation. C’est dire son importance et sa place dans l’économie. Mais on ne peut pas continuer à consommer à outrance tout en exploitant nos ressources et les êtres humains au bout du monde: ça nous coûtera très cher. Il faut retrouver une consommation régénératrice, aussi dans le but de garder un certain niveau de vie et éviter d’en arriver à un point où il faudra faire des choix drastiques. Cela doit se faire en simultanéité entre les gouvernements, les entreprises et les consommateurs.

Vous parlez d’inclure le consommateur – et non le citoyen – dans ce pacte à la consommation… Vous faites une différence entre les deux?

Le citoyen n’est pas heureux de cette société de surconsommation mais en tant que consommateur, il est directement impliqué. La grande distribution a un taux de pénétration de 98%. Pourtant, une partie importante des consommateurs se disent contre ce système. Si le consommateur n’est pas prêt à payer plus, le citoyen, lui, commence à se rendre compte des effets négatifs de cette surconsommation, mais pas assez pour engendrer le mouvement d’une nouvelle consommation.

Consommer est un acte du cerveau reptilien, c’est-à-dire impulsif, comment dès lors peut-on responsabiliser le consommateur?

C’est vrai que dans les supermarchés, c’est presque impossible que le consommateur ne cède pas à ses achats impulsifs puisque le magasin a été conçu pour cela. Mais on consomme également en dehors des supermarchés et là, le consommateur est capable de réfléchir à sa consommation. Il doit y avoir un accompagnement ou une éducation à la consommation parce qu’on ne se rend pas compte des méfaits de notre achat et de l’impact socioéconomique.

Les dépenses alimentaires ne représentent plus que 16% du revenu des ménages. Il ne s’agit donc pas de consommer moins mais mieux?

L’alimentation représentait encore 60% du revenu dans les années 1950. On n’a effectivement jamais aussi peu dépensé dans les produits alimentaires. Dépenser moins dans l’alimentation va donc devenir très difficile, mais il y a d’autres types de consommation, comme les achats plaisir. Ce sont en fait ces dépenses-là qui prennent la majeure partie du budget dont dispose un consommateur et la plupart du temps, ce sont des achats de confort. Le pouvoir d’achat a donc glissé vers un “vouloir” d’achat: sous l’emprise de ses pulsions, le consommateur veut toujours plus pour moins cher.

Le consommateur fait également attention à ses dépenses puisque nous connaissons une inflation alimentaire record….

Les prix alimentaires se sont envolés à certaines périodes de l’histoire, confortant chaque consommateur que l’alimentation est devenue plus chère qu’auparavant, mais en réalité, les prix actualisés (c’est-à-dire tenant compte de l’inflation) et nets (tenant compte de l’évolution du pouvoir d’achat disponible) nous invitent à une interprétation plus nuancée. Depuis 1850, en Europe, tous les prix réels des produits alimentaires de base ont diminué, à l’exception de certaines viandes.

Comment expliquer que le consommateur a l’impression de payer toujours plus?

Il y a de multiples raisons, dont la majeure partie s’explique par l’economic behaviour, la loss aversion. La perte d’un euro en matière de pouvoir d’achat donnera au consommateur l’impression d’avoir perdu deux euros alors que le gain d’un euro donnera l’impression d’avoir juste gagné un euro. Nous avons tous une prédisposition à ressentir davantage la perte du pouvoir d’achat. Les gouvernements devront donc payer deux fois plus de compensations pour donner au consommateur l’impression d’avoir regagné un pouvoir d’achat perdu en temps de crise.

Plus de la moitié du produit national brut des pays occidentaux repose sur la consommation. C’est dire son importante et sa place dans l’économie.

Les compensations de l’Etat sont donc inutiles?

En tout cas, ces compensations n’ont pas incité le consommateur à consommer de manière durable et locale, c’est ce que nous a appris l’analyse économique de la période covid 2020-2022, expliquée dans mon livre précédent. Il vaut donc mieux investir dans une nouvelle consommation plutôt que de compenser la perte du pouvoir d’achat qui n’incite pas à une remise en question de sa consommation.

Certains consommateurs ne peuvent pas forcément se permettre de payer plus. N’ont-ils pas besoin d’une intervention de l’Etat?

En Belgique, 80% des consommateurs sont au-dessus du seuil de pauvreté et sont donc capables de s’acheter une alimentation saine. Bien sûr, pour les personnes qui ont du mal à s’en sortir, il faut effectivement un accompagnement et une aide, mais il faut surtout soutenir un pouvoir d’achat à effet positif, c’est-à-dire qui intègre les externalités négatives de notre consommation.

Comment intégrer les externalités négatives au prix de revient? Faut-il taxer ou légiférer?

Indirectement, on paie déjà ces externalités négatives. Par exemple, la moitié des Belges est aujourd’hui en surcharge pondérale, et c’est notre système de santé qui en fait les frais. Selon moi, ces externalités ne doivent pas être compensées par des taxes: ce serait un emplâtre sur une jambe de bois. Le gouvernement pourrait soutenir financièrement certains types d’achats par des titres à la consommation. Donc, au lieu de donner de l’argent au consommateur, le gouvernement pourrait créer un fonds facilitant l’accès à la nouvelle consommation, ce qui permet d’accélérer la transition, tant au niveau du consommateur qu’au niveau des entreprises qui auront besoin de financer cette transition à hauteur de 3 à 5% de leur chiffre d’affaires.

© PG

Le consommateur s’est largement accommodé des prix bas, obligeant les entreprises à sacrifier leur marge…

La grande distribution s’est mordu la queue. Elle a vendu des produits à des prix tellement accessibles que la perception de valeur par le consommateur est nulle. Il faut faire comprendre au consommateur que la qualité se paie et qu’il faudra payer plus si on veut garder un certain confort de vie.

Pourrait-on augmenter le prix de certains produits, comme les produits sucrés qui ont des conséquences pour la santé, de manière à diminuer leur usage?

Tout est une question d’équilibre. Il ne s’agit pas de dire que tel produit est bon ou mauvais. Ça dépend de votre manière de le consommer. Augmenter le prix de certains produits, c’est une forme de taxe et ça n’a pas beaucoup de sens tant qu’il n’y a pas de plan concret pour favoriser une nouvelle consommation. Sans vision sur la nouvelle consommation, cela risque uniquement de déstabiliser un pan de l’industrie agroalimentaire et si on se désolidarise de cette industrie, on va perdre une partie des revenus, des taxes ou des emplois qu’elle génère.

Que pensez-vous de la proposition du ministre des Finances de modifier la TVA sur certains produits, comme les fruits et légumes ou les produits laitiers?

Je pense que pour 80% de la population, ça n’est pas nécessaire. Ce qui serait intelligent, c’est d’augmenter le prix afin d’intégrer les externalités négatives, comme le coût sur la santé publique. En réduisant la TVA, vous ne gagnez que 6% alors que les externalités négatives représentent 200% des produits. Trouvez l’erreur!

Cela ne pourrait-il pas permettre aux entreprises de réinvestir?

Dans un premier temps, il y aura peut-être un sursaut d’investissement dans la durabilité ou la santé mais sur le long terme, la TVA risque de réaugmenter sous une prochaine législation et l’industrie serait handicapée. Sans compter qu’il y a, derrière certains produits, des multinationales qui n’ont pas besoin d’allègement fiscal…

Vous avancez que la grande distribution devrait investir 3% des revenus en digital, recrutement et durabilité afin de pérenniser son modèle. C’est bien au-dessus de leurs marges actuelles…

Tout à fait! Ce chiffre a été quantifié par McKinsey: ce sont les trois enjeux qui ont été identifiés comme posant problème pour le modèle de la grande distribution. En Europe, il va y avoir une consolidation de très gros acteurs qui va amener une hyper-dépendance de l’Etat envers la grande distribution. Aujourd’hui, la Belgique est déjà dépendante au niveau énergétique, et la même chose va se produire pour l’alimentaire. C’est très dangereux. Le problème, c’est que l’on va arriver à un moment où les produits vont manquer en magasin. Ça ne sera pas du jour au lendemain mais le réchauffement climatique va induire ces changements ; il faut donc les anticiper.

Les “retailers” disent suivre les tendances et les envies du consommateur. Si le consommateur ne se tourne pas vers le durable, les entreprises n’ont-elle pas d’intérêt à les suivre?

La grande distribution ne peut effectivement pas changer le monde toute seule mais il y a différentes manières de pousser à une consommation durable. Ce n’est pas que la grande distribution s’est adaptée au consommateur, c’est surtout qu’elle en a fait un client roi. Cela signifie qu’elle met au centre de son business un individu qui agit avec son cerveau reptilien, de manière impulsive. Ces entreprises se déresponsabilisent donc complètement de leurs engagements, en continuant à mettre au centre de leur modèle le consommateur roi (customer centricity). Donc non, le consommateur n’est pas roi, il a prouvé ses incapacités à comprendre et à agir consciemment.

Ce n’est pas que la grande distribution s’est adaptée au consommateur, c’est surtout qu’elle en a fait un client roi.

Ce pacte à la consommation pourrait-il permettre à la grande distribution de se réinventer?

Bien sûr! La grande distribution a été un modèle très positif tant qu’il y avait une croissance des volumes, ce qui a été le cas jusqu’en 2019. Aujourd’hui, le seul moyen pour elle d’obtenir de la croissance passe par des modes négatifs, à savoir diminuer la qualité ou la quantité des produits, des réductions de coûts ou des fusions et acquisitions, ou même de ventes à pertes (illégales en Belgique). Sans ce pacte, les distributeurs risquent de péricliter dans une guerre des prix et d’emporter, par la chute de leurs marges, les agro-industriels, les agriculteurs, et leurs employés.

En parlant de diminution de la qualité, certains distributeurs, dont Colruyt, ont pointé du doigt cette tendance dans les marques de distributeurs des groupes étrangers. Vous confirmez?

Tout à fait, il n’y a qu’à voir la qualité médiocre de certains produits aux Pays-Bas. Certains groupes ont leur propre usine agroalimentaire et sont donc capables d’ajuster rapidement la qualité de leurs produits par rapport aux prix du marché. La qualité est devenue un paramètre d’ajustement, ce qui n’était pas le cas avant.

On remonte à la libéralisation décidée par l’ex-ministre de l’Economie Johan Vande Lanotte…

Oui, les prix ont baissé mais la qualité aussi. Il faut se demander si tout peut être libéralisé. Est-ce que les produits alimentaires de base peuvent être libéralisés? Peut-on faire des promos sur des œufs ou sur des animaux? C’est une question qu’il faut se poser… mais il n’y a pas encore de réponse économique. Pourquoi? Parce qu’individuellement la distribution, le gouvernement ou l’industrie agroalimentaire ne sait pas donner cette réponse. Il faut un mouvement collectif entre les gouvernements (Administration), les entreprises (Business), et le consommateur/citoyen (Citizen/Consumer), ce que j’appelle le modèle ABC.

Groen a proposé d’interdire les promotions sur les fruits et légumes…, bonne idée donc?

C’est une forme d’interventionnisme poussé. Cette décision prise indépendamment n’a pas beaucoup de sens si elle ne s’inscrit pas dans une réflexion plus profonde. Arrêter les promotions ne va pas résoudre le problème, cela risque d’amener de nouvelles baisses des prix pour compenser, ce qui pèserait sur les agriculteurs.

Le ministre Dermagne a pourtant récemment posé un ultimatum aux entreprises afin qu’ils diminuent leurs prix…

Diminuer les prix des produits de consommation serait une grave erreur: cela éroderait davantage la rentabilité des distributeurs. Augmenter le pouvoir d’achat, pour autant que ce soit possible, ne garantirait même pas une consommation plus durable. Le pacte à la consommation propose plutôt une libre augmentation des prix des produits de consommation. Pour les produits “polluants”, ces augmentations seraient totalement versées au fonds à la consommation et ensuite reversées aux producteurs ou agriculteurs, une répercussion positive pour la société.

Parmi les solutions, vous suggérez un “parlement à la consommation”?

C’est effectivement une des solutions avancées dans le livre. Ce “parlement” pourrait gérer la nécessité à court terme de stabiliser le pouvoir d’achat net tout en accélérant la transition vers une consommation durable. La consommation est un sujet qui lie le politique aux consommateurs et aux entreprises, c’est un sujet central pour la démocratie. Créez ce parlement à la consommation et vous verrez l’intérêt politique se multiplier auprès des citoyens pour qui le CO2, l’économie, la durabilité sont trop intangibles: la consommation, c’est du concret et permet un engagement citoyen par le bas, afin de passer au-delà de la surconsommation. Cet enjeu majeur a besoin d’une stratégie à long terme. Pour le moment, il dépend du point de vue et de la vision de chaque politique, dont la finalité n’est pas la même.

Profil

· 1980: Naissance à Bruxelles

· 2003: Master en architecture (KU Leuven-Brussels)

· 2007-2008: Executive Program (MIT)

· 2007: Création de Gondola, de Gondola Academy (centre de formations) et Gondola Society (business club pour 450 CEO du secteur du retail et fournisseurs)

· 2008-2009: Executive Master in Management (Solvay Business School-ULB)

· 2010: Fondateur et professeur de l’Executive Master en Retail Management (Solvay Business School, ) cocréé avec Claude Boffa.

(*) Pierre-Alexandre Billiet, “Consommation de crise - sortir de la surconsommation au 21e siècle”, éditions Gondola, 169 pages, 25 euros, 2023.
(*) Pierre-Alexandre Billiet, “Consommation de crise – sortir de la surconsommation au 21e siècle”, éditions Gondola, 169 pages, 25 euros, 2023. © PG

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