Y a-t-il un futur après le diesel et l’essence, hors de l’électricité? La plaidoirie difficile des pétroliers
Le secteur pétrolier ne cesse d’encaisser des rebuffades avec le bannissement programmé des véhicules à moteur thermique. Il cherche à se faire entendre des autorités publiques sur les nouveaux carburants plus propres, en développement. Y parviendront-ils?
“Tout va trop vite et trop loin.” C’est le cri du coeur d’un professionnel du secteur pétrolier, Etienne Rigo, patron du groupe Octa+, qui a longtemps géré un réseau de stations-services mais l’a revendu. L’homme s’attend à une décennie de turbulences sur le marché de la distribution de carburant. En cause: l’avènement de l’électrique mais aussi les menaces qui planent sur le mazout de chauffage. Par exemple, la Flandre veut interdire ce type d’énergie pour les constructions neuves ou rénovées à partir de 2022, là où le gaz est disponible.
“Le débat actuel est hélas teinté de sectarisme, on ne parle que de bannissement”, conclut Etienne Rigo, qui préside Brafco, l’association des distributeurs de carburants. Lui-même a pris les devants depuis longtemps. Il n’a plus de stations-services mais commercialise une carte de carburant hybride (Hybridcard, ex-carte Octa+) pour moteurs à essence et électriques, et il vend du gaz et de l’électricité aux particuliers.
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De plus en plus radical
Le monde du pétrole a longtemps été un moteur de croissance et de prospérité, et l’est toujours pour les pays émergents. Mis sur le banc des accusés parmi les responsables du réchauffement climatique, il est aujourd’hui devenu la cible d’une partie de la classe politique, et pas seulement des verts. Les décisions annoncées sont de plus en plus radicales. Des villes et des pays annoncent déjà tout simplement la fin des automobiles à carburant: en 2030 à Bruxelles pour le diesel (et en 2035 pour l’essence), en 2024 à Paris pour le diesel, en 2030 pour tous les véhicules thermiques en Grande-Bretagne, etc. Aux Pays-Bas, Shell a par ailleurs été condamné par un tribunal à réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 et pourrait renoncer à exploiter les huiles de schiste.
Le débat actuel est teinté de sectarisme, on ne parle que de bannissement.”
Etienne Rigo, CEO d’Octa+
Les pétroliers s’activent néanmoins vers le renouvelable. Exxon à petits pas, Total à grandes enjambées en entrant dans le marché de l’électricité, changeant de nom pour devenir TotalEnergies.
“Nous sommes parfois vus comme des dinosaures actifs uniquement dans les produits fossiles, mais nous nous transformons rapidement pour affronter le challenge climatique”, témoigne Wim De Wulf, nouveau secrétaire général de la Fédération pétrolière belge (FPB). La vague électrique qui touche l’automobile ne lui paraît toutefois pas constituer une menace immédiate. “Même si la moitié des immatriculations de voitures neuves portent sur des véhicules électriques en 2030, ces dernières ne représenteront encore que 15% du parc total en circulation”, calcule-t-il. Il restera donc encore 85% d’automobiles à carburant…
Le secrétaire général s’avoue peu satisfait par l’annonce du gouvernement sur les voitures de société, dont les avantages fiscaux seront réservés aux seules automobiles zéro émission de CO2 à partir de 2026, soit uniquement les électriques. “Les voitures de société ne représentent que 17% ou 18% du parc”, constate-t-il, estimant que le secteur a encore du temps pour développer ses solutions de verdissement.
Le pétrole toujours en croissance
Les chiffres lui donnent raison. L’Agence internationale de l’énergie ne prévoit pas d’effondrement de la consommation de pétrole dans les années à venir. Au contraire. Hors impact temporaire du covid, elle estime que la demande mondiale va croître de 99,7 millions de barils par jour en 2019 à 104,1 millions en 2026, poussée par les pays émergents. Si recul il y a, ce sera donc seulement dans les pays de l’OCDE, avec un léger tassement de 47,7 à 45,8 millions. En Belgique, ces dernière années, la consommation des carburants a aussi continué à croître, de 8,013 millions de tonnes en 2005 à 8,334 en 2019.
Fort de ces chiffres, le secteur pétrolier mise donc davantage sur une conversion à de nouveaux carburants, moins polluants et émettant peu de CO2. “Il y a par exemple le HVO, commercialisé actuellement pour les camions, avance Wim De Wulf. Il s’agit d’un biocarburant à base d’huiles végétales ou de graisses animales usagées, qui réduit jusqu’à 90% les émissions de CO2. De nouvelles générations de ces biocarburants sont encore en développement, mais nous travaillons aussi sur des carburants synthétiques, ou e-fuels, fabriqués au départ d’hydrogène et de CO2 capté.”
Mais encore faut-il convaincre le monde politique. Pas une tâche simple: celui-ci est devenu allergique aux tuyaux d’échappement. Y aura-t-il une exception pour les carburants synthétiques, qui n’existent pas encore? Ce n’est pas sûr. Tout dépendra notamment de la transposition d’une nouvelle directive sur les énergies renouvelables, où la FPB tente d’obtenir que la Belgique accepte et pousse un large panel de carburants alternatifs, dont ces carburants synthétiques. Sans quoi, il est difficile d’investir dans cette filière. “Il faut du temps. Rien que pour une raffinerie, 10 ans s’écoulent entre la décision et le lancement de la production”, note Wim De Wulf.
Le secteur pétrolier a un argument ultime pour défendre ses carburants alternatifs: tout n’est pas électrifiable. Jusqu’à preuve du contraire, ni les avions ni les bateaux de transport ne peuvent fonctionner avec un dispositif de batteries, bien trop lourdes. Et pour les mêmes raisons, il n’est pas certain qu’il soit possible d’électrifier aisément les camions. Cela offre donc un marché potentiel important pour les nouveaux carburants. Airbus et Safran annoncent, par exemple, vouloir faire voler un Airbus 321Neo uniquement avec du biocarburant d’ici la fin 2021. D’autant que dans ce secteur, l’alternative de l’hydrogène paraît encore trop lointaine. Airbus ne promet rien avant 2035, pour des vols courts.
Compliqués biocarburants
Le dossier des biocarburants est pourtant le plus difficile à plaider. Ils ont autrefois eu leur heure de gloire grâce à une directive européenne qui oblige chaque litre de diesel ou d’essence à contenir une part de biocarburant, respectivement jusqu’à 6,6% et 10,4%. Une mesure “qui permet de réduire les émissions de CO2 de 6%”, rappelle Wim De Wulf.
Mais l’usage massif d’huiles de palme et de soja dans ce biocarburant de première génération a été fortement critiqué pour son rôle dans la déforestation. La Commission européenne en a donc interdit l’usage d’ici 2030. Mais en cette matière, elle est devancée par la Belgique: l’actuelle ministre fédérale du Climat, l’écolo Zakia Khattabi, a annoncé l’interdiction de l’huile de palme dès la mi-2022, et de soja l’année suivante. “Pour produire ce biodiesel pour le seul marché belge, il faut des plantations d’huile de palme d’une superficie totale de plus de 100.000 terrains de football”, avance la ministre. Mais la décision chagrine la FPB: “2022, c’est trop tôt pour trouver des alternatives”, déplore Wim De Wulf, qui espère plaider la cause des biocarburants de deuxième génération et autres carburants bas carbone en développement ( voir tableau).
Les autorités risquent de créer une situation de monopole.”
Wim De Wulf, secrétaire général de la Fédération pétrolière belge
Sauf que la ministre semble faire une croix sur le concept même de biocarburant. “Le gouvernement fédéral réduira également la demande de (bio)carburants en se concentrant sur le transport électrique et le transport par train”, a précisé Zakia Khattabi.
L’autre souci porte sur les incitants. “Le biocarburant HVO commercialisé actuellement est frappé par le même niveau d’accises que le diesel, regrette Wim De Wulf, alors qu’il est plus cher à produire et meilleur pour le climat.” L’homme constate en outre combien les véhicules électriques sont clairement encouragés par des avantages fiscaux. “Nous ne sommes pas contre la motorisation électrique, mais les autorités risquent de créer une situation de monopole.” La FPB demande donc que les pouvoirs publics traitent les différents types d’énergie sur leurs seuls mérites, de manière neutre. Avec les mêmes incitants.
Le futur des stations-services
Une chose est sûre: tous ces changements, quelle que soit leur ampleur, vont impacter les stations-services. “Elles deviendront multi-énergie, on y trouvera aussi des bornes électriques – c’est d’ailleurs déjà un peu le cas -, des services digitaux, de l’e-commerce, des services de mobilité comme des voitures et des vélos partagés, etc.”, annonce le secrétaire général de la FPB.
Le nombre de ces stations-services dépasse les 3.000 en Belgique. Il risque toutefois de fondre. En effet, développer des activités de recharge électrique ne suffira sans doute pas à compenser la baisse annoncée de consommation de carburant, estimée par exemple à 30% en 2035 en France, d’après le bureau hexagonal Colombus Consulting. “Les voitures électriques s’approvisionnent surtout à la borne du domicile ou au bureau, plus rarement sur des bornes publiques”, note Etienne Rigo, qui en sait quelque chose. Le CEO d’Octa+ avait racheté un réseau de 7.000 bornes Blue Corner, espérant profiter de la vague électrique. “Hélas, peu de gens y chargent, c’est une activité déficitaire”, estime-t-il. Il a donc préféré la revendre à l’américain Blink Charging Co.
Si le parc automobile s’électrifie, les stations-services verront donc moins de véhicules s’arrêter. Seules les plus importantes, sur les autoroutes et sur les grands axes, pourraient rester réellement attractives, à destination des automobilistes qui ont besoin d’une recharge rapide pour les longs trajets en mode électrique. Ou pour les camions, qui viendront s’approvisionner en diesel, en biocarburant, en gaz naturel liquéfié. Ou, un jour peut-être, en hydrogène…
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