Xavier Bouckaert, CEO de Roularta: “Cette crise a été une opportunité pour les médias”
Propulsé en 2016 au sommet du groupe de presse belge, Xavier Bouckaert a vécu ces dernières années de profonds changements au sein de l’entreprise familiale. Interview sans langue de bois, à l’heure où Roularta se dote d’une nouvelle identité graphique.
Editeur de nombreux magazines tels que Le Vif, Knack, Sport Foot, Flair, Gaël ou encore Trends-Tendances, le groupe Roularta a subi les tourments de la crise sanitaire. Son chiffre d’affaires (256 millions) a reculé de 13% en 2020, mais l’entreprise affiche malgré tout un résultat net de 5,8 millions et une trésorerie enviable qui flirte avec les 100 millions.
Profil
- Né le 29 juillet 1975 à Senlis (France).
- Master en droit et en notariat (KUL) ; postgraduat en économie de l’entreprise (EHSAL).
- 2000-2005: juriste notarial auprès de l’étude Du Faux à Mouscron.
- 2005-2008: juriste d’entreprise auprès de Roularta Media Group.
- 2008-2009: group controller chez Roularta.
- 2009-2015: COO de Roularta.
- 2016: CEO de Roularta.
TRENDS-TENDANCES. Roularta vient de présenter sa nouvelle identité graphique. Est-ce l’une des conséquences de la crise sanitaire?
XAVIER BOUCKAERT. Non, pas du tout. C’est une idée qui a commencé à germer il y a quelques années déjà, suite aux différents changements qu’a vécus Roularta. Le premier changement a été la vente de nos activités françaises au sein du Groupe L’Express à la fin de l’année 2014. Ensuite, en 2017, nous avons vendu nos participations dans Medialaan (propriétaire de la chaîne VTM, Ndlr) pour reprendre, quelques mois plus tard, 50% de Mediafin (éditeur des journaux De Tijd et L’Echo, Ndlr). Puis, nous avons repris les marques féminines du groupe Sanoma (Flair, Gaël, Libelle, Femmes d’Aujourd’hui, etc., Ndlr) et nous avons commencé à démanteler quelques joint-ventures. Et donc, suite à un brainstorming avec l’école Vlerick, nous nous sommes interrogés sur nos valeurs, notre mission et notre vision. De là, nous nous sommes demandé si notre corporate identity était toujours pertinente. Personnellement, je trouvais aussi que l’ancien logo ressemblait à des rotatives et donc, nous nous sommes dit qu’il était temps de changer, d’autant plus que la digitalisation s’accélère depuis 20 ans. Quand un logo ne reflète plus les activités ni l’identité du groupe, c’est qu’il est temps de changer.
Ce qui est intéressant, c’est d’être beaucoup moins dépendant de la publicité. Cela donne un certain confort.
Et donc, dans ce logo qui représente un oeil stylisé, le blanc symbolise à la fois le papier et l’écran…
Voilà! Cela a l’air tout bête au premier abord, mais nous sommes très contents du résultat parce que cela montre bien que Roularta a évolué. En fait, il y a cinq éléments qui ont changé le groupe de façon fondamentale ces quatre dernières années. Le premier, c’est le business model. Avant, 60% des revenus du groupe venaient de la publicité ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’un tiers. Le deuxième élément, c’est que nous sommes de plus en plus organisés de manière verticale, c’est-à-dire que nous avons moins de joint-ventures et que tous les développements que nous initions, comme la nouvelle application mobile, se font pour toutes les marques. Le troisième élément, c’est la digitalisation. Aujourd’hui, on peut tout mesurer et nous voyons bien que nos lecteurs sont devenus hybrides: les lecteurs de magazines lisent encore sur papier mais surfent aussi sur les sites web et reçoivent beaucoup de newsletters. Le quatrième élément, c’est l’égalité des genres. Avant, Roularta avait un lectorat plutôt masculin, mais depuis l’acquisition des titres féminins de Sanoma, l’équilibre a été rétabli. Et enfin, le cinquième élément, c’est la stabilité financière que nous avons acquise. C’est sans précédent, on n’a jamais connu ça.
Aujourd’hui, malgré la crise, Roularta n’a pas de dettes et dispose d’une trésorerie de près de 100 millions d’euros. On peut dire qu’elle est une entreprise saine?
Très saine! S’il y a des investissements à faire pour l’opérationnel ou de bonnes opportunités à saisir sur le marché, nous sommes prêts.
Le bilan de l’année 2020, avec 256 millions de chiffre d’affaires, est toutefois contrasté avec une hausse du marché des lecteurs de 5,5% et une forte baisse des revenus publicitaires. Quel bilan tirez-vous de cette crise du Covid-19?
En 2020, le deuxième trimestre a été particulièrement difficile. Nous avons enregistré une baisse spectaculaire que personne n’avait jamais vue. C’était inédit et tout le monde pensait que cette crise serait terminée après deux mois. Cela n’a pas vraiment été le cas ( rires). Alors aujourd’hui, on voit que le marché reprend bien au niveau national. Cela a d’ailleurs déjà repris au troisième trimestre 2020 et cela s’est confirmé au quatrième trimestre.
Donc, vous êtes optimiste?
Oui, on voit que c’est quand même une belle relance. J’ajouterais que cette crise a quand même été une opportunité pour les médias. Les gens ont redécouvert la qualité des médias et qu’il était important de s’informer, de s’inspirer, etc. C’était une période nécessaire pour beaucoup de gens. C’était presque un reset.
Mais aussi une période très paradoxale pour les médias, avec des audiences qui grimpent et des revenus publicitaires qui chutent…
Oui mais d’un autre côté, c’est aussi très positif que l’on ne dépende plus d’une seule source de revenus. Nous sommes très contents de voir que les revenus qui viennent du marché des lecteurs ont augmenté.
En 10 ans, on voit d’ailleurs que la part de la publicité dans les revenus des titres de presse écrite en Fédération Wallonie-Bruxelles est passée de 50% en 2010 à 25% en 2020. Cela veut dire que vous devez davantage chouchouter le lecteur que l’annonceur?
Aucun groupe de médias ne peut se dire aujourd’hui qu’il va vivre sans publicité. Par contre, ce qui est intéressant et c’est d’ailleurs notre cas, c’est d’être beaucoup moins dépendant de la publicité. Cela donne un certain confort.
Avec la vente de Medialaan, on a eu l’impression que Roularta voulait, à un moment donné, se délester de ses activités audiovisuelles pour revenir à ses fondamentaux. Mais vous avez toujours gardé la chaîne Canal Z et sa grande soeur flamande…
Nos participations dans les radios et la télévision de Medialaan ont été très profitables. En termes d’investissement, cela a donné un rendement incroyable et c’est ce qui a d’ailleurs poussé Roularta à entrer en Bourse. C’est sans doute la plus belle affaire qui a été réalisée depuis l’existence du groupe. Mais d’un point de vue stratégique, cela n’avait pas beaucoup de sens. Les cibles qui regardaient VTM et écoutaient QMusic ou Joe FM n’étaient pas du tout les cibles de nos magazines, sauf pour quelques féminins. Il n’y avait pas de synergie possible en termes de stratégie. En revanche, Canal Z répond parfaitement aux cibles des lecteurs et des internautes que nous visons. Les possibilités de synergies sont réelles, même si nous devrions développer davantage les échanges entre les rédactions de nos magazines économiques et de nos deux chaînes télé. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons nommé, côté néerlandophone, un seul rédacteur en chef pour Trends et Kanaal Z: pour développer cette synergie et avoir une vue plus globale.
L’arrivée sur le marché francophone d’un outsider comme la chaîne d’info LN24, est-ce une mauvaise nouvelle pour vous? Jouez-vous à armes égales?
Roularta est une entreprise cotée en Bourse qui a toujours eu des fonds privés et qui n’a jamais reçu de subsides, en tout cas pas de la Région wallonne. Avec les deux Canal Z, on a mis du temps pour y arriver. Le business model n’est pas évident et c’est seulement l’année dernière que l’on a atteint le point d’équilibre. Je pense que LN24 mettra aussi du temps et aura besoin de plusieurs tours de table pour y arriver. Mais ce qui me dérange énormément, c’est qu’il y a quand même des fonds publics qui sont présents dans cette chaîne privée ( le mois dernier, finance&invest.brussels est entré au capital de LN24 à hauteur de 750.000 euros et la chaîne d’info a également bénéficié d’un prêt de 600.000 euros de cet invest bruxellois, ainsi qu’un prêt de 1,35 million d’euros de la SRIW, Ndlr).
C’est de la concurrence déloyale?
Quelque part, oui. Mais il y a quand même un point positif dans ce contexte. C’est la nouvelle étude Deloitte sur les médias commandée par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. J’en suis ravi parce que, jusqu’à présent, les aides à la presse, c’était de la concurrence déloyale. Nous n’avons jamais eu droit à un euro de ces aides à la presse alors que la problématique et les défis de la digitalisation pour les magazines et les journaux sont tout à fait les mêmes. Nous avons la même concurrence des Gafa, nous avons les mêmes investissements à faire en digitalisation pour capter un nouveau lectorat, or nous n’avons jamais eu ces aides. Donc, si ça peut se passer de façon plus objective à l’avenir, je ne peux que m’en féliciter.
Il y a quand même eu une petit aide Covid pour Canal Z via le fonds d’urgence de la ministre des Médias…
Oui, 50.000 euros. On a décroché le gros lot ( éclats de rire)! De son côté, LN24 a reçu 450.000 euros. J’avoue que je ne comprends pas très bien. Ou bien nous avons été trop honnêtes dans notre calcul, ou bien on ne connaissait pas les règles du jeu. Moi, tout ce que je demande, c’est une concurrence honnête et loyale. Si demain, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles dit qu’il n’y a plus aucun euro de subsides pour personne, c’est clair et ça me va. Mais s’il dit qu’il y a un nouveau plan d’aides, j’espère qu’il sera équitable et cohérent.
Justement, dans son nouveau rapport, Deloitte invite les éditeurs concurrents à oser davantage la collaboration pour mieux résister aux Gafa. On voit, par exemple, des séquences d’opérateurs privés comme AB3 et LN24 sur la plafeforme Auvio de la RTBF. Pourquoi pas Canal Z?
Nous avons déjà manifesté notre souhait d’y être depuis plus d’un an, mais il y a quelques difficultés au niveau opérationnel. En tout cas, il n’y aucune mauvaise volonté des deux côtés. Je devrais voir où l’on en est aujourd’hui ( sourire). Vous savez, en Flandre, on a l’habitude de collaborer avec tout le monde. Nous sommes présents des deux côtés de la frontière linguistique et je dois avouer que c’est toujours un peu plus complexe en Wallonie. Mais c’est vrai que le rapport Deloitte est un outil très utile car il invite le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles à jouer le rôle de facilitateur entre les tierces parties…
Il invite aussi les autorités politiques à privilégier les éditeurs locaux dans leurs propres campagnes de communication…
Mais oui! Car il y a beaucoup de politiciens et de partis qui s’amusent avec des annonces payantes sur Facebook. Ce serait mieux, je pense, qu’ils aient davantage confiance dans les médias locaux.
Les datas sont devenues essentielles dans le combat que les éditeurs belges doivent mener contre les Gafa. Pourtant, Roularta n’a pas rejoint la Belgian Data Alliance qui rassemble plusieurs acteurs des médias locaux. Pourquoi?
Ce projet est quasi nulle part. Nous avons déjà eu plusieurs projets de coopération entre éditeurs comme, par exemple, l’idée d’un seul identifiant pour les sites web des différents éditeurs. Cela ne s’est pas concrétisé car ce n’est pas évident. Au départ, cela a l’air facile, mais la stratégie de chacun reprend toujours le dessus. Donc, pour la Belgian Data Alliance, c’est la même chose. Si on voit que le processus évolue bien, alors oui, on pourra s’asseoir à la table.
Il n’empêche que les Gafan, cette fois avec Netflix, sont en train de gagner la bataille de l’attention dans le monde des médias. Que fait Roularta pour capter le temps de cerveau disponible des lecteurs et internautes potentiels?
Il y a une grande nuance à apporter. On nous compare souvent avec les journaux. Bien sûr, il y a des similitudes. Mais il y a aussi des grandes différences. La première, c’est que nous sommes un groupe média avec 40 marques en tout, dont plus ou moins 30 en Belgique. C’est beaucoup. Chaque magazine a une cible assez spécialisée. Donc, nos audiences sont déjà segmentées, que ce soit en papier ou en digital, et ça, les journaux ne l’ont pas. C’est-à-dire que s’ils veulent concurrencer Google ou Facebook, c’est beaucoup plus compliqué. Alors bien sûr, en ce qui nous concerne, c’est plus la qualité que la quantité, mais on essaie justement de se démarquer en mettant en avant les points forts de nos magazines.
C’est-à-dire?
Concrètement, c’est d’abord un grand taux d’engagement chez nos lecteurs. Par exemple, chez Libelle et Femmes d’Aujourd’hui, il y a un très grand taux d’engagement émotionnel des lectrices avec leur marque et dès que l’on fait une action, le retour est incroyable. Donc oui, on va jouer là-dessus en proposant aux annonceurs du brand content. C’est une forme de publicité plus instructive et informative, qui est clairement identifiée comme telle. Les grandes plateformes numériques ont beaucoup plus de mal à faire ce genre de choses. A côté de ça, on essaie aussi d’innover dans tout ce qu’on peut faire. Par exemple, la géolocalisation. On a aujourd’hui des outils qui permettent à un magasin d’adresser sur nos sites, des messages commerciaux à des personnes qui se trouvent uniquement dans un rayon de 10 km autour de ce magasin.
Mais aujourd’hui, vous croyez toujours en l’avenir du papier comme support physique à l’information, pour les quotidiens comme pour les magazines?
Deux choses. Premièrement, je pense que les journaux vont devenir des magazines dans un avenir proche. Ils ne sortiront plus qu’une fois par semaine en format papier tout en existant sur le web, bien sûr, ce qui est une mauvaise nouvelle pour nous puisqu’ils viendront directement nous concurrencer. Cela dit, je pense que l’analyse en profondeur, qui est liée au rythme hebdomadaire, est moins dans l’ADN des journalistes de la presse quotidienne et que nous garderons donc une longueur d’avance. La deuxième chose, c’est l’expérience utilisateur. Quel est le support le plus confortable quand on veut lire des articles pendant une heure? L’écran d’un smartphone ou un magazine avec de belles photos que l’on peut feuilleter page par page? Qu’est-ce qui est le plus agréable? Je pense que la meilleure expérience utilisateur reste le support papier, même s’il faut évidemment que le magazine existe dans un format hybride. Il doit être partout car le customer journey (le parcours client, Ndlr) impose que la marque soit partout. On regarde son appli en se levant, on reçoit des newsletters et on lit son magazine papier quand on a un peu plus de temps.
Vous avez d’ailleurs investi 12 millions dans une nouvelle rotative en 2019, ce qui prouve que vous croyez toujours au papier…
Oui. Il faut d’ailleurs rappeler que 14% des revenus de Roularta viennent des activités d’imprimerie pour des tiers. Ce n’est pas négligeable. On continue à imprimer des millions d’exemplaires et le papier n’est certainement pas mort.
Quel est l’intérêt pour Roularta de rester en Bourse?
Il y a deux aspects. Le premier, c’est une visibilité supplémentaire vis-à-vis d’autres acteurs du marché. La renommée d’une entreprise est plus grande lorsqu’elle est cotée. Deuxièmement, c’est la gouvernance. Il est intéressant de combiner la philosophie d’une entreprise familiale avec une entreprise cotée en Bourse. On a les avantages des deux. Une entreprise familiale a une vision à long terme et ne demande pas un rendement à court terme comme c’est le cas pour les fonds equity. Mais d’un autre côté, le danger, c’est le risque d’un manque de discipline quand on a une vision un peu trop à long terme. Donc, cette gouvernance imposée par la Bourse nous oblige à avoir cette discipline. Il y a une autre dynamique.
Roularta compte 1.500 employés. Le télétravail forcé durant la crise sanitaire va-t-il modifier le visage de l’entreprise dans les mois qui viennent?
Oui, absolument. Mais je vois cette évolution de façon positive. Le covid nous a quand même catapultés deux ou trois ans en avance…
Le télétravail n’était pourtant pas dans la culture d’entreprise de Roularta…
Non, comme pour de nombreuses autres entreprises d’ailleurs, même s’il y avait quand même une forme de télétravail pour certaines fonctions chez Roularta avant le covid, comme les journalistes, par exemple, ou les délégués commerciaux qui avaient déjà un jour de télétravail par semaine. Cela dit, le télétravail a montré ses limites, aussi bien en termes de santé mentale qu’en termes d’organisation du travail. Les réunions opérationnelles via Zoom, ok, ça marche, mais par contre, c’est beaucoup plus difficile de faire des brainstormings, d’innover et de trouver des solutions créatives quand on est chacun de son côté. Donc, l’avenir sera mixte chez Roularta avec plus de télétravail qu’avant, mais avec toutefois une présence obligatoire au bureau une partie de la semaine.
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