Trends Summer University (2/4): “Ce n’est pas normal de trouver du poulet à 2 ou 3 euros le kilo”
“Crise alimentaire, e-reputation, nouvelles habitudes de consommation: comment s’y adapter?” Tel était le sujet d’une table ronde très animée de la Trends Summer University. Au menu: les prix, la durabilité et encore les prix.
Après des mois de confinement favorables au monde de la distribution, le réveil en 2022 est cruel. Carrefour a perdu 7% de ses ventes en Belgique au premier semestre et Colruyt annonce un recul de ses marges pour l’année comptable 2022 alors que son commerce de détail a diminué de 1,7%. La guerre en Ukraine, les diverses pénuries qui se sont manifestées et une hausse des prix substantielle ont créé un contexte instable. Autant de thèmes abordés le 11 juin à la Trends Summer University 2022, à Knokke, lors de la table ronde “Crise alimentaire, e-reputation, nouvelles habitudes de consommation: comment s’y adapter?” animée par Pierre-Alexandre Billiet, CEO de la plateforme Gondola.
Un constat, toutefois: certains s’en tirent mieux que d’autres. “Nous battons des records de ventes ces dernières semaines”, rappelle Jan Peeters, general manager du groupe Peeters Govers, principal franchisé d’Albert Heijn en Belgique, mais aussi actif avec KFC et la chaîne de boucheries Peeters Govers. “Le groupe a une croissance de 5% depuis janvier alors que le marché recule de 9%”, note Pierre-Alexandre Billiet, qui rappelle la réussite de Jan Peeters, qui a transformé un groupe au chiffre d’affaires de 25 millions d’euros en un ensemble qui dépasse actuellement les 250 millions.
Comment est-ce possible de croître encore depuis ces derniers mois? Jan Peeters, qui est la troisième génération de ce groupe familial, met en avant l’organisation d’Ahold, le groupe néerlandais qui possède Albert Heijn. “Beaucoup d’enseignes misent sur les promotions. Mais chez nous, toutes les promotions s’appuient sur une logistique pointue. Certes, ma réponse n’est pas très romantique, mais c’est comme cela que nous pouvons amener de la valeur.”
Tous les fournisseurs du marché ressentent les tensions qui touchent les consommateurs. “C’est très difficile pour nous, reconnaît An Vermeulen, VP & country manager Belgium-Luxembourg de Coca-Cola. Le consommateur veut des produits plus durables, plus de personnalisation, plus de santé. Mais quand on observe son comportement, il veut aussi des justes prix, des produits avec des bons goûts. Nous devons donc naviguer dans ce paradoxe, entre l’exigence de durabilité, de santé, et le bon marché.” Mais les promotions restent un moteur. “Elles marchent mieux la semaine qui suit le versement du salaire. En fin de mois, elles donnent moins de résultats”, continue An Vermeulen.
Climat anxiogène
Michel Mersch, CEO de Nestlé Belgilux, déplore le climat anxiogène. “A force de parler de crise tout le temps, même ceux qui ne sont pas touchés entrent dans un schéma psychologique et modifient leur consommation, achètent moins ou différemment. On devrait plutôt parler de momentum. Nous devons saisir le momentum actuel pour repenser le monde actuel, l’agriculture, redonner de la valeur à notre secteur d’activité.”
“Depuis que je suis arrivé en Belgique en 2005, il y a tout le temps des momentums“, plaisante Xavier Rombouts, CEO du producteur de café éponyme, qui travaillait auparavant en France. “Crise financières, attentats, Brexit, covid, maintenant l’inflation due à la guerre en Ukraine. Les situations normales n’existent plus. Il faut savoir naviguer dans toutes les eaux. Mais c’est plus compliqué pour des petites sociétés familiales que pour les grandes.”
Les consommateurs, eux, passent par des extrêmes. “Pendant le covid, l’horeca était fermé, le consommateur se rendait dans des enseignes pour se faire plaisir en achetant des produits de qualité”, dit Michel Mersch. Notamment du bio. “Depuis la guerre en Ukraine et l’inflation, on a le sentiment que les gens font plus attention, s’intéressent davantage aux premiers prix, vont vers les hard discounters. On a même vu débarquer un nouveau hard discounter, le russe Mere. Je ne comprends pas comment on a pu autoriser cela.”
Les tendances récentes (davantage de marques propres et de hard discount) vont-elles se maintenir? L’alimentation a beaucoup baissé dans la part des dépenses. Selon les calculs de Pierre-Alexandre Billiet, elle pèse environ 12% du budget des ménages, alors qu’elle a représenté naguère 40%. Pour Michel Mersch, un virage du secteur reste indispensable malgré la crise. “Ce n’est pas normal de trouver du poulet à 2 ou 3 euros le kilo, estime-t-il. Il faut redonner une valeur plus substantielle à notre secteur. L’alimentation n’est pas seulement un besoin physiologique, elle a aussi un rôle social, culturel, de plaisir. Il faudra accepter de payer à l’avenir l’alimentation plus cher. C’est possible puisque la part du budget n’est que de 12%, même si c’est plus, il est vrai, pour les bas revenus.” Il faut améliorer la qualité, sortir de l’approche commoditisation qui a prévalu dans le secteur. C’est aussi dans l’intérêt des agriculteurs. “Aujourd’hui, les éleveurs ne gagnent absolument rien, il faut faire quelque chose”, rappelle le CEO.
Passer à l’agriculture régénérative
“Plus cher, mais combien plus cher?”, se demande Charles-Alexandre Billiet. “Je ne vais pas donner de chiffres, mais aujourd’hui, il est vrai qu’on ne paie pas l’alimentation au juste prix, avance An Vermeulen, de Coca-Cola. Aller vers une consommation plus durable a un prix. Il faut trouver des fournisseurs locaux, investir localement.”
Michel Mersch estime aussi qu’une autre crise, rampante, devrait de toute manière pousser à anticiper une transition alimentaire. “Le prix du café a fortement augmenté depuis deux ans. Bien avant la guerre en Ukraine. Notamment à cause de problèmes climatiques. Nous devons accélérer une transition vers une approche plus durable. Il y a deux choses à faire, de mon point de vue. D’abord passer le plus vite possible à une agriculture régénérative, plus vertueuse, qui permet de capturer le CO2. Elle produit des rendements meilleurs en moyenne, et des revenus plus acceptables pour les agriculteurs. Elle règle aussi la question des sols, qui sont devenus si pauvres que la teneur en nutriments des récoltes diminue. Deuxièmement, il faut revoir notre modèle protéique. Actuellement, 40% des récoltes servent à nourrir du bétail. Est-ce encore acceptable? Est-il judicieux d’allouer des cultures aux carburants? Le prix de l’essence pousse à chercher des alternatives. La guerre en Ukraine finira par se calmer mais la crise climatique, elle, ne sera pas terminée.”
Pour Jan Peeters, Ahold (Albert Heijn) fait sa part en ce domaine. “Nous avons pris énormément d’initiatives d’alimentation durable chez Ahold afin de mieux manger”. On trouve, par exemple, des promotions Beyond Meat (viandes d’origine végétale) au milieu du rayon barbecue. Et An Vermeulen signale que Coca-Cola a réduit le sucre dans la moitié de son assortiment, “même si au final, c’est le consommateur qui décide.”
Filtres à café compostables
Xavier Rombouts estime avoir aussi pris des initiatives vers la durabilité dans son domaine. “Crise ou pas crise, nous torréfions le café à l’ancienne selon un savoir transmis de génération en génération. Nous avons des partenariats avec des coopératives de producteurs indépendants et, comme pilier, notre certification Fairtrade. Nous sommes connus pour nos filtres en plastique lancés dans les années 1960. Mais nous avons aussi lancé une version 100% compostable, ce qui fait plus de 200 tonnes de plastique en moins par an. Evidemment, cela coûte plus cher.” Le CEO attend que les pouvoirs publics prennent des mesures pour encourager ces approches plus vertueuses. “En Angleterre il y a une taxe plastique”, rappelle-t-il. Jan Peeters est moins enthousiaste sur une hausse des prix. “Je suis prêt à réduire ma marge de 10% demain mais à condition que toute la chaîne, y compris les fournisseurs cotés en Bourse, le fasse aussi.”
“C’est vrai, à court terme, la durabilité coûte plus cher, reconnaît Michel Mersch. Mais je reste convaincu que ce ne sera pas toujours le cas. Revenons par exemple à l’agriculture régénérative: elle n’est pas plus chère à terme, parce qu’elle demande moins d’intrants, moins de main-d’oeuvre. Mais la transition est complexe, et il y a un coût supplémentaire pour l’effectuer. Il faut, par exemple, acheter un nouveau matériel agricole, qui est radicalement différent. Les premières années sont donc compliquées. Chez Nestlé, on a déjà investi 1,5 milliard d’euros dans cette approche.”
Le poids inconnu d’Amazon
Après cette table ronde, un échange avec l’assistance a mis en lumière un sujet non traité par les intervenants: l’e-commerce et son impact potentiel. “On parle toujours de Colruyt qui se bat contre Albert Heijn ou Jumbo. Mais quid d’Amazon, qui est aussi très actif?”, a ainsi demandé Thierry Geerts, le CEO de Google en Belgique.
“On en parle peu car beaucoup de chiffres sont invisibles”, admet Charles-Alexandre Billiet. On parle souvent de milliers, voire de dizaines de milliers d’emplois perdus à cause de l’e-commerce en Belgique. Mais en fait, on n’en sait rien….”
“Dans l’alimentation, la part de l’e-commerce reste faible, relativise Michel Mersch. Mais dans certains segments, il pèse très lourd. Parfois un quart du marché, comme dans les produits pour chiens et chats. Un site d’animalerie en ligne comme Zooplus est très important. Actuellement, on vit une relative diminution de l’e-commerce mais c’est conjoncturel, il va reprendre de l’ampleur. Nous continuons trop à croire que nous vivons sur une île.”
Soigner son e-reputation
Les médias sociaux ont fragilisé la réputation des entreprises les mieux organisées. Ce sujet a aussi été abordé lors de la table ronde de la Trends Summer University dans un débat complémentaire. L’exemple tout trouvé fut Ferrero, avec l’arrêt de l’usine d’Arlon, suite à une contamination à la salmonelle. “L’information est venue de l’étranger, relève Peter De Keyzer, managing partner de Growth Inc, société anversoise de communication. Quand la contamination a eu lieu, l’entreprise le savait. Elle n’a pas répondu aux courriels. Aucun porte-parole n’est apparu quand les questions se sont posées. Ce silence est paradoxal pour une entreprise très assertive dans sa communication marketing. Contamination en décembre, et pas de plan de communication… Or, les médias sociaux réagissent très vite et les journalistes les utilisent comme source.”
“Il faut se préparer aux crises, s’entraîner à des scénarios, savoir qui va parler, si le CEO intervient à un moment donné, etc., rappelle Peter De Keyzer. Chaque crise est un moment de communication avec les stakeholders. Un bourgmestre voisin d’une usine apprécie beaucoup d’être informé avant d’apprendre un problème par la presse…”
Le troisième thème abordé à la Trends Summer University 2022 sera “Les défis de la “finance verte” et comment résoudre les conflits entre le E, le S et le G des normes ESG”. Retrouvez notre article compte-rendu dans notre prochaine édition le 7 juillet et en ligne sur trends-tendances.be
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