Du labo au fauteuil de CEO

La démarche médicale, très rationnelle et structurée, fonctionnerait très bien dans le monde de l’entreprise. © getty Images
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Quand ils ont découvert un traitement ou une technologie dans leur laboratoire, les chercheurs ont envie de l’amener jusqu’aux patients. Mais gérer une entreprise et lever des fonds auprès d’investisseurs, c’est un tout autre métier.

Etienne Sokal dirige le laboratoire de pédiatrie et hépatologie à l’UCLouvain, Denis Dufrane menait l’unité de thérapie cellulaire endocrine aux Cliniques universitaires Saint-Luc, Didier Serteyn effectuait des recherches sur les équidés à la faculté de médecine vétérinaire de l’ULiège. Tous trois sont aujourd’hui à la tête de biotechs prometteuses (Cellaïon, Novadip et Revatis), ils procèdent à de conséquentes levées de fonds et agissent désormais autant en businessmen avertis qu’en chercheurs.

Ces exemples sont loin d’être isolés: de plus en plus de chercheurs sortent de leur laboratoire pour se frotter au monde de l’entreprise. “On voit cette envie d’entreprendre dans toutes les universités, assure Marc Dechamps, un biologiste qui a fait carrière dans l’industrie pharmaceutique et est désormais le directeur académique de l’advanced master en gestion de biotech et medtech à la Solvay Brussels School. Les bureaux de transfert de technologie font du scouting (recherche de talents, Ndlr) pour détecter les idées de recherche qui pourraient conduire au développement d’une société.”

“On a envie de confronter nos résultats à la vraie vie, à la concurrence.”

Deux voies s’ouvrent alors au chercheur: céder une licence ou foncer vers l’entrepreneuriat. La première est peu empruntée en Belgique. “Les aides publiques, les fonds universitaires, les clusters, tout ce paysage incite à opter plutôt pour la spin-off, analyse Frédéric Ooms, chercheur en entrepreneuriat à HEC Liège. Nous parlons aussi de technologies très en amont du marché et qui n’ont bien souvent pas un stade de maturité suffisant pour permettre la mise sous licence.”

DIDIER SERTEYN
Didier Serteyn © M. Houet

La volonté personnelle du chercheur pousse aussi souvent dans cette direction. “On a envie de confronter nos résultats à la vraie vie, à la concurrence”, dit Didier Serteyn. “C’est votre bébé scientifique et clinique, appuie Denis Dufrane. Vous avez envie de concrétiser la démonstration vous-même. Avec un accord de licence, vous perdez tout contrôle sur votre technologie. En créant une société, vous pouvez l’accompagner de l’académique vers l’industrie.” Et évidemment, s’il y a des retombées financières supérieures à la clé, personne ne les refusera.

Une fois la spin-off créée, le chercheur doit-il forcément en prendre la direction? Les avis sont partagés. D’un côté, durant les premières années, la vie ressemble encore assez fort à celle du laboratoire universitaire, avec peu de collaborateurs et une activité centrée sur la recherche et développement. De l’autre, ces premières années sont aussi celles durant lesquelles la science est plus que jamais le facteur décisif. Il est dès lors peut-être judicieux que le chercheur y consacre toute son énergie.

CEO ou directeur scientifique?

“Je conseille aux chercheurs de se concentrer sur la science et de ne pas devenir CEO directement, confie Frédéric Ooms (HEC). Ils peuvent apprendre ce nouveau métier auprès d’autres et le devenir plus tard s’ils en ont envie. Etre entrepreneur, ce n’est pas être CEO. L’entrepreneur, c’est celui qui prend des décisions dans l’incertitude. Je peux vous dire qu’un chef de labo, il prend un paquet de décisions.”

Le chercheur ajoute que neuf fois sur dix, l’entreprise débutante devra pivoter car le marché ou les résultats ne sont pas au rendez-vous. “Le chercheur, qui est souvent ‘amoureux’ de la technologie qu’il a inventée, peut alors être un frein au développement de la spin-off, poursuit Frédéric Ooms. Les intérêts du labo et de la spin-off ne sont pas forcément alignés, c’est pour cela que je considère que c’est plutôt un inconvénient d’avoir le chercheur à la tête de l’entreprise débutante.”

L’exemple IBA

La solution la plus fréquente est alors de créer un tandem, à l’image de celui formé par le physicien Yves Jongen chez IBA avec Pierre Mottet d’abord, Olivier Legrain ensuite. Ou par le gynécologue Jean-Michel Foidart avec François Fornieri chez Mithra.

Le cofondateur d’iTeos therapeutics Benoît Van den Eynde, directeur de l’Institut Ludwig (cancérologie, UCLouvain), a choisi de rester dans le rôle de conseiller scientifique et a laissé les rênes de l’entreprise, aujourd’hui cotée sur le Nasdaq, à Michel Detheux. Plus récemment, on peut citer l’exemple de François Fuks (directeur du laboratoire d’épigénétique du cancer de l’ULB) qui a choisi d’être directeur scientifique d’Epics Therapeutics et d’en confier la direction à Jean Combalbert, puis Franz Obermayr.

“Un médecin connaît ses limites. Il saura de quelles compétences complémentaires il a besoin.”

“Ce genre de combinaison est extrêmement importante lors de la création de l’entreprise, estime Philippe Degive, coordinateur de l’unité Sciences du vivant chez Wallonie Entreprendre (WE). Il faut parfois prendre le temps de trouver la bonne personne pour compléter un profil de chercheur, celle qui apportera une vraie valeur ajoutée dans l’élaboration du business plan, l’approche des investisseurs, etc.” C’est ce que fait WE en accompagnant la jeune spin-off Theratrame (cancérologie), où l’on n’a pas encore déniché le pendant idéal au duo d’entrepreneurs à l’origine du projet.

“Un médecin hospitalier, un chercheur universitaire a l’habitude de s’entourer de beaucoup de talents, souligne Etienne Sokal (Cellaïon). En général, il connaît ses limites. Il saura de quelles compétences complémentaires il a besoin.”

Levée de fonds, moment crucial

Le fondateur de Revatis, Didier Serteyn, a choisi de diriger lui-même sa spin-off. “Je fonctionne en équipe, nous sommes trois à prendre les décisions, précise-t-il. Je peux aussi m’appuyer sur un très bon CA. Mais je sais qu’à un moment donné, si nous devons lever 20 ou 40 millions, ce ne sera pas pour moi. Je devrai passer la main à un CEO avec une vision plus business et commerciale, à une personne qui pourra valoriser au mieux nos résultats.”

Voir aussi sur Canal Z | Pairi daiza collabore avec Revatis

“Quand la société change de catégorie et qu’elle a besoin de financements importants pour le développement clinique de sa technologie, le choix du CEO devient alors crucial, confirme Marc Dechamps. Les partenaires ne sont plus des business angels ou des fonds universitaires mais des fonds d’investissement beaucoup plus structurés.” “Plus on doit lever des fonds, plus il faudra attester d’un pédigrée et avoir des dirigeants qui ont l’expérience d’amener des médicaments en phase clinique”, abonde Frédéric Ooms.

“Je n’ai jamais eu la volonté de diriger les choses. Mais je veux faire aboutir le projet.”

Denis Dufrane et Etienne Sokal ont, eux, effectué le chemin inverse: d’abord conseillers scientifiques, ils ont pris les commandes de leurs entreprises respectives après plusieurs années, années durant lesquelles ils avaient pu s’initier aux règles de la finance et de la gestion. “Le board m’a posé la question et j’ai suivi de manière spontanée, raconte Denis Dufrane. Nous étions en mars 2020, en plein covid, et je n’avais aucun carnet d’adresses financier. On peut dire que j’ai vraiment été plongé dedans.” Avec succès puisque Novadip avait alors réussi à lever 40 millions d’euros.

ETIENNE SOKAL
Etienne Sokal © PG

Denis Dufrane a suivi une formation à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead) pour étoffer son bagage de businessman. Etienne Sokal s’est lui retrouvé dans le fauteuil de CEO par la force des circonstances, après les déboires de la société et la PRJ de Promethera. “Je n’ai jamais eu la volonté de diriger les choses, confie-t-il. Mais je veux faire aboutir le projet. Le fondateur n’a pas le choix. Tous les autres peuvent partir faire autre chose, pas le fondateur. J’ai créé cette société pour qu’une solution thérapeutique que j’avais découverte dans mon labo puisse un jour être disponible pour tous les patients. C’était ma motivation au départ et ça l’est toujours aujourd’hui.”

Finalement, est-ce si incongru de voir un médecin ou un pharmacien devenir CEO et gérer des budgets et des équipes au lieu de recevoir des patients? “La démarche médicale est très rationnelle et structurée, explique Pierre Rigaux, fondateur de Cefaly (traitement des migraines) et Myocène (mesure de la fatigue musculaire). Quel est le problème? D’où vient-il? Quels sont les champs de moyens pour le résoudre? Cette approche, du diagnostic au remède, fonctionne très bien dans le monde de l’entreprise. Les médecins, ce sont des entrepreneurs. Ils créent leur cabinet et développent leurs activités, ils ne s’adressent pas au Forem ou à un autre organisme pour trouver du boulot.”

Le cas de Pierre Rigaux est un peu particulier. Il a commencé classiquement sa carrière de médecin dans une petite clinique spécialisée en médecine sportive. La fibre entrepreneuriale devait bien raisonner en lui puisque, rapidement, il eut l’idée d’utiliser le réseau de sportifs, de clubs et d’entraîneurs pour distribuer du matériel médico- sportif. Les ventes ont impressionné les firmes pharmaceutiques qui l’ont recruté, d’abord comme conseiller scientifique à temps partiel, puis directeur médical. “J’ai été progressivement aspiré par le monde de l’entreprise”, résume Pierre Rigaux, qui a officié en Suisse et aux Etats-Unis, avant de revenir à Liège y fonder Cefaly, puis Myocène. Businessman désormais aguerri, il a revendu Cefaly à un fonds d’investissement canadien en 2019.

Pierre Rigaux est peut-être une exception et il en est conscient. “Nos études ne nous apprennent pas à lire un bilan ou à savoir ce qu’est l’Ebitda, dit-il. Mais à part ceux qui sortent d’HEC, qui connaît cela?” Pour combler cette lacune chez nombre de scientifiques, Solvay propose un advanced master en gestion de biotech. Les enseignements sont donnés essentiellement par des gens issus de l’industrie et visent à confronter les porteurs de projets aux différentes étapes de développement d’une société, de la pré-commercialisation à la vente ou la mise en Bourse.

“Pour négocier avec des Américains ou des Chinois, je pense que c’est un avantage d’être scientifique.”

“Nous n’en faisons pas des CFO mais nous les armons pour comprendre les enjeux auxquels ils vont faire face, précise Marc Dechamps. Quand vous êtes avec des investisseurs qui veulent un retour sur leur investissement, vous basculez dans une tout autre dynamique.” Cela dépasse les aspects strictement comptables, on attend du CEO qu’il incarne l’entreprise et lui donne de l’allant, des perspectives.

“Comme médecin, vous devez toujours tout prouver avant de déclarer, pointe Etienne Sokal. A la tête d’une biotech, vous devez faire rêver, sans nécessairement avoir déjà tout prouvé. Il faut parfois vendre le projet un peu plus qu’on ne pourrait le faire dans une publication scientifique. Le switch n’est pas simple pour tout le monde. Le médecin sera peut-être un peu trop transparent pour bien vendre. Mais sur le long cours, je suis convaincu que cette transparence sera payante.”

Quelle que soit la place occupée par le fondateur dans l’organigramme, il est essentiel pour l’entreprise de le garder à bord.

“Un chercheur dans son laboratoire est par définition libre, ajoute Philippe Degive (WE). Il a carte blanche pour décider des domaines à explorer. Quand il passe du monde académique à l’industrie, il reste certes associé aux décisions stratégiques mais il n’a plus nécessairement le dernier mot. Le conseil d’administration et les actionnaires pèsent sur les orientations, surtout dans les sciences du vivant où les capitaux nécessaires sont importants et les cycles d’investissement très longs. Certains chercheurs ont du mal à accepter que des non-scientifiques leur disent non.”

Conserver l’expertise scientifique

L’atout n°1 du chercheur qui opte pour l’entrepreneuriat, c’est évidemment la connaissance scientifique. Il connaît mieux que quiconque les forces et faiblesses de son projet. “Vous savez de quoi vous parlez, pour un premier tour de financement, c’est extrêmement important, affirme Denis Dufrane (Novadip). Je peux me confronter à des investigateurs cliniques, j’ai la crédibilité nécessaire. Pour les tours suivants, c’est peut-être moins crucial en Europe où les investisseurs préfèrent avoir un financier en face d’eux. En revanche, pour négocier avec des Américains ou des Chinois, je pense que c’est un avantage d’être scientifique. Ils connaissent très bien la science, ils s’entourent d’excellents analystes.”

DENIS DUFRANE
Denis Dufrane © PG

Quelle que soit la place occupée par le fondateur dans l’organigramme, il est essentiel pour l’entreprise de le garder à bord et de pouvoir continuer à s’appuyer sur sa crédibilité scientifique. “On peut avoir un premier candidat-médicament mais il faudra développer ensuite d’autres indications, un pipeline de produits, dit Marc Dechamps (Solvay). C’est la responsabilité du chercheur, il sait parfaitement sur quoi sont basés ses brevets et le potentiel qu’ils peuvent apporter aux patients. Son rôle va rester très important à toutes les étapes de la société.”

Une des premières décisions de Denis Dufrane, quand il est devenu CEO de Novadip, fut de nommer une directrice scientifique dans l’optique de conserver cet avantage scientifique. “Elle vient avec son propre point de vue et sa liberté, assure-t-il. Il faut pouvoir se dire qu’à un moment venu, la société a peut-être besoin d’un nouvel angle pour se développer. De même, un jour, quelqu’un pourra apporter plus que moi à la société en tant que CEO. Je devrai alors pouvoir l’accepter pour ne pas détruire le projet. Mon conseil au chercheur qui crée sa spin-off est de rester humble, de ne pas se croire le meilleur – ce que nous pensons tous un peu dans notre labo – et de toujours placer l’intérêt de la société avant ses intérêts personnels.”

“Un fondateur qui a la considération de ses pairs sera très précieux.”

L’un des écueils, c’est qu’une biotech brûle pas mal de cash avant de générer des revenus et que mécaniquement, la part du fondateur-scientifique se dilue au fil des tours de financement. “Cela peut être difficile à vivre, pointe Philippe Degive (WE). Le scientifique peut avoir le sentiment d’être dépossédé du fruit de ses recherches. Il faut tout faire pour continuer à l’impliquer pleinement. Pour les développements cliniques, il faudra fédérer des leaders d’opinion, des médecins, des chirurgiens, des pharmaciens. Un fondateur qui a la considération de ses pairs sera alors très précieux.”

Si c’était à refaire…

Etienne Sokal “Je referais sans hésiter des études de médecine. Découvrir quelque chose dans son labo et l’amener jusqu’à un médicament disponible pour le plus grand nombre, c’est fabuleux. Les éventuelles retombées financières ne sont que des carottes au bout d’un bâton. Ce qui m’a toujours animé, c’est le projet médical. Si votre motivation première, c’est l’argent, ça ne marchera pas, je pense.” Etienne Sokal pratique toujours la médecine au service de gastroentérologie et hépatologie pédiatrique de Saint-Luc.

Denis Dufrane “Si vous avez été un hyper- spécialiste, vous serez un meilleur généraliste. Donc, oui, je referais la médecine. Pour moi, entreprendre, c’est sortir des rails. Et à Saint-Luc, je sortais des rails, je développais des projets pour amener des technologies vers le patient. Ce n’était pas le parcours classique, c’était de l’entrepreneuriat académique. J’ai fini par sortir d’une carrière tracée à l’université pour entrer dans un monde beaucoup plus variable.” Denis Dufrane pratique encore au service des grands brûlés du Grand Hôpital de Charleroi.

Pierre Rigaux “Si c’était à refaire, ce serait à nouveau la médecine. Les études sont dures mais très intéressantes, on découvre le corps humain et la psychologie des individus. La pratique médicale devient cependant assez vite répétitive, nous voyons toujours les mêmes pathologies. J’ai été heureux de pouvoir bifurquer à 35 ans vers le monde de l’entreprise, où il n’y a jamais de routine.” Pierre Rigaux ne pratique plus la médecine que de façon très marginale. Il reste cependant inscrit à l’ordre et possède toujours son numéro Inami.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content