The Soup Group, ou l’aventure de la démocratie en entreprise
Une dizaine de chercheurs ont décortiqué le concept de démocratie en entreprise. Le fruit de leurs réflexions est publié dans… une bande dessinée décapante.
Quand on parle de démocratie, il est logique de vouloir s’adresser au plus grand nombre. La sociologue Isabelle Ferreras a donc préférer se lancer dans une bande dessinée plutôt qu’un ouvrage académique classique pour retourner dans tous les sens le concept de la démocratie en entreprise. Elle a mené ses réflexions avec une dizaine de confrères et consœurs de part et d’autre de l’Atlantique, rebaptisée la Team Endicott (référence à l’un de leurs lieux de réunion à Boston). Nous en pointons quelques éléments en sa compagnie, à l’occasion de la publication de Hé patron! aux éditions du Seuil.
1. The Soup Group, de start-up à groupe mondial
Certains ont construit leur empire industriel au départ d’un garage. Ici, c’est à partir d’un food truck. Dans cette BD, on suit en effet quatre amis amateurs de bonne soupe se lançant dans l’aventure entrepreneuriale et créant “The Soup Group”. Cela marche tellement bien que l’entreprise ouvrira un restaurant, puis un autre et finira par s’étendre dans le monde entier en employant 200.000 personnes. Isabelle Ferreras et ses complices de la Team Endicott imaginent les écueils et les réflexions des quatre fondateurs du Soup Group, au fil de la croissance de “leur” entreprise.
“Nous nous sommes attachés à eux évidemment, sourit Isabelle Ferreras. Nous avons créé ces personnages, nous les avons accompagnés, aidés, critiqués. Ils ont toujours conservé l’envie de se poser des questions sur leur propre action. Nous espérons que ces investisseurs en travail que sont les entrepreneurs – ils consacrent énormément de temps à leur projet – continuent aussi à s’interroger. Ce que nous montrons dans le livre, c’est que, quelles que soient les intentions de départ et la bonne volonté des protagonistes, ils finissent par se heurter au problème de l’absence de démocratie dans l’entreprise. Ce n’est pas une question de personnes mais de structures.”
Cela dit, si l’équipe du Soup Group apparaît ici sous un jour plutôt sympathique, le regard des auteurs sur le monde entrepreneurial, et plus encore les financiers qui les entourent, n’est pas toujours des plus positifs. “Les gens qui travaillent dans le business veulent faire de l’argent, point”, peut-on lire ainsi au gré des conversations entre ces chercheurs, reprises dans l’ouvrage.
“C’est une caricature et les caricatures sont faites pour nous pousser à réfléchir, rassure Isabelle Ferreras. L’entrepreneur est mû par un projet qui dépasse de loin l’idée de gagner de l’argent. Il est mû par l’ambition de résoudre un problème sociétal, par l’envie de développer des innovations technologiques, pas spécialement par l’argent. Et puis, c’est un investisseur en travail: il investit sa personne plus que beaucoup d’autres dans le projet.” Mais à un moment donné, les structures dans lesquelles un projet entrepreneurial doit se développer finiront par prendre le pas sur ce projet.
2. L’entreprise, comme entité politique
Venons-en donc à ces structures. La politique et l’entreprise privée sont, dans l’inconscient collectif, des entités bien distinctes, même s’il existe bien entendu quelques interconnexions. Isabelle Ferreras veut, au contraire, réunir les deux dans une même réflexion. Pour elle, c’est évident: “les entreprises sont des entités politiques, en ce qu’elles exercent un pouvoir tant en interne sur la vie de leurs travailleurs, qu’en externe sur le consommateur ou plus largement les citoyens.”
Son travail académique consistera dès lors à utiliser les outils de la théorie politique pour analyser l’action des entreprises. Et elle constatera un cruel manque de démocratie, le pouvoir étant concentré dans les mains des détenteurs du capital. “Les actionnaires sont impactés par l’entreprise mais ils ne sont pas gouvernés par elle, pointe Isabelle Ferreras. Les salariés de l’entreprise sont, eux, gouvernés par elle. La théorie politique nous montre que les entités qui réservent les droits politiques à une minorité ont été considérées comme déraisonnables, peu intelligentes et non légitimes. Et effectivement, il ne me paraît pas raisonnable que les gens qui sont gouvernés par l’entreprise n’aient pas la possibilité de peser sur les choix de cette entreprise.” Les élections sociales et les conseils d’entreprise peuvent tempérer cette appréciation mais, nous le verrons, ils sont loin de l’effacer aux yeux de la sociologue de l’UCLouvain.
Dans leur explication, les auteurs de la BD font un intéressant détour par la confusion entre les termes “société” et “entreprise”. Dans le langage courant, nous les considérons volontiers comme des synonymes. Or, rappelle Isabelle Ferreras, la société est ici “un concept juridique qui régit les rapports des apporteurs de capitaux entre eux (société anonyme, par exemple) et rien d’autre que cela”.
L’entreprise intègre, elle, d’autres enjeux et d’autres intérêts et c’est pour cela qu’elle peut être considérée comme une entité politique. “C’est un tour de force de la langue que d’avoir réussi à parler de société pour une entreprise, dit-elle. Cela convoque l’idée que l’entreprise veille à la société au sens large.”
3. Le C.A. devient bicaméral
La solution préconisée dans l’ouvrage est celle du bicamérisme, avec la division du conseil d’administration en deux chambres. L’une représente “les apporteurs de capital” (les actionnaires) et correspond donc aux actuels CA. L’autre représente celles et ceux qui “investissent leur travail dans l’entreprise”. Il s’agit des salariés de l’entreprise mais aussi des indépendants ou des travailleurs chez les sous-traitants les plus importants. Dans cette seconde chambre, on retrouvera les délégués syndicaux élus ainsi qu’une série de personnes tirées au sort. Les grandes orientations stratégiques et le choix des dirigeants de l’entreprise devront être approuvés à la majorité dans chacune de ces deux chambres.
Cela peut ressembler à une usine à gaz pour reconstituer quelque chose qui existe déjà partiellement, au travers du conseil d’entreprise où siègent des représentants des travailleurs. “Ces instances ont un peu de pouvoir contraignant sur des enjeux importants comme la santé ou la sécurité au travail, répond Isabelle Ferreras. Mais quand on parle des grands choix stratégiques, le conseil d’entreprise est un lieu d’information et de consultation, mais certainement pas de codécision. Il n’a aucun pouvoir sur la nomination du CEO et des membres du comité exécutif. Nous proposons que le CEO soit élu pour un mandat de cinq ans, avec une majorité dans chacune des deux chambres.”
La chercheuse prend l’exemple d’Emmanuel Faber, l’ancien patron de Danone, débarqué par une majorité des représentants de l’actionnariat, parce que les orientations de durabilité qu’il impulsait pesait sur les résultats du groupe. “Dans cette affaire, on n’a jamais demandé l’avis des salariés de Danone, regrette la sociologue. Et pourquoi l’aurait-on fait, alors que le pouvoir n’est pas là? Et c’est cela qui n’est pas légitime, qui n’est pas raisonnable, qui n’est pas intelligent.”
Elle est convaincue que, sur le long terme, le pluralisme d’un système bicaméral serait positif pour l’entreprise et pour la société au sens large. “Nous avons besoin que des points de vue très différents viennent irriguer la décision, affirme Isabelle Ferreras. Dans une structure despotique, on est aveuglé par ses propres intérêts et l’on dispose, en réalité, d’un réseau d’information très limité.”
Les entreprises ouvrent de plus en plus fréquemment leur capital à leurs salariés. N’est-ce pas là une manière très pragmatique de concilier les intérêts des investisseurs en capital et en travail? Isabelle Ferreras ne le pense pas. Elle rétorque d’une part que les ouvertures de capital restent souvent limitées, parfois réservées à certaines catégories de personnel. Et, d’autre part, que les réflexions restent encore dans la seule logique du retour sur investissement en capital. “L’aventure entrepreneuriale a aussi besoin d’un autre type de rationalité, celle qui est amenée par les travailleurs qui vont se préoccuper du bien-être au travail, des impacts environnementaux, etc.”, résume-t-elle. Elle fait la même analyse à propos du concept de “l’entreprise libérée” qui a réduit les strates hiérarchiques pour responsabiliser les travailleurs. “L’entreprise est peut-être alors libérée de managers mais elle n’est pas libérée de l’actionnaire”, résume Isabelle Ferreras.
4. Là où l’on peut dire “Hé patron!”
L’ouvrage s’intitule Hé patron! mais s’adresse-t-il vraiment aux entreprises où l’on peut dire “Hé patron!”, parce qu’on le connaît, parce que c’est le menuisier au milieu de ses cinq ouvriers? “Nous avons choisi ce titre pour traduire l’énergie d’une interpellation, répond Isabelle Ferreras. Dans les très grandes entreprises, les patrons ont réussi à échapper à l’interpellation de leurs salariés. Des managers locaux se retrouvent en première ligne dans les conflits sociaux – regardez chez Delhaize – sans avoir pu participer aux décisions. Les vrais patrons ne sont pas le pays et c’est un vrai problème. Dans une PME, l’interconnaissance est beaucoup plus forte, les décisions se construisent sur des constats en ligne directe et pas sur une norme financière, souvent très abstraite pour les travailleurs. Mais j’ajoute aussi que le despotisme peut aussi se manifester de manière plus directe, en l’absence du contre-pouvoir d’une délégation syndicale.” Elle estime donc utile d’aborder la question de la démocratie également dans les PME, quitte à adapter les modalités en fonction de la taille de l’entreprise. “La capacité de ceux qui sont gouvernés par les lois de l’entreprise à peser sur ces lois reste une question pertinente dans les PME”, affirme-t-elle.
Nous avons besoin que des points de vue très différents viennent irriguer la décision.” ISABELLE FERRERAS
La chercheuse rappelle par ailleurs que démocratie et hiérarchie fonctionnelle sont parfaitement compatibles. “Avoir son mot à dire sur les grandes décisions ne signifie pas demander à tout le monde de se positionner tout le temps sur tous les sujets, avec des assemblées générales libres toute la journée, dit Isabelle Ferreras. Mais il est évident qu’une entreprise démocratique ne sera plus gouvernée d’une manière aussi pyramidale. La culture démocratique a des effets de consentement, d’engagement, de participation, de justification.” Le Soup Group a ainsi développé une technologie de vote en ligne qui permet de soumettre une série de grandes questions au vote de l’ensemble des salariés.
5. Des discussions très animées
C’est l’un des éléments les plus accrocheurs de ce livre: le parti pris de décrire les discussions, les désaccords, les remises en question entre les 11 chercheurs qui ont planché sur la démocratie en entreprise. Cela dynamise le récit et s’avère nettement plus instructif que si nous avions simplement à lire les conclusions. “C’était important d’illustrer l’aventure démocratique, confie Isabelle Ferreras. La démocratie, ce n’est pas le consensus mou, c’est une construction collective en partant de points de vue différents.” Sociologues, économistes, juristes, politologues et historiens, venus de France, de Belgique et des Etats-Unis ont donc croisé leurs regards sur la vie de l’entreprise. Les débats, que l’on sent avoir parfois été animés (mais jamais agressifs) ont été scénarisés par l’autrice Miranda Richmond Mouillot et croqués par le dessinateur David Hackett.
Isabelle Ferreras, Miranda Richmond, Mouillot, Team Endicott, “Hé patron! , Pour une révolution dans l’entreprise”, Seuil, 416 pages, 33 euros.
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