ChatGPT va-t-il tuer le C.V.?

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La question, volontairement provocatrice, est le reflet de l’influence grandissante de l’intelligence artificielle et de ChatGPT dans la gestion des ressources humaines des entreprises et au sein des sociétés de recrutement. Dans un contexte de forte pénurie de main-d’œuvre, ces outils révolutionnaires renforcent la prédominance des compétences et des “soft skills” dans le choix d’un candidat.

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) s’est lentement mais sûrement immiscée dans nos vies. Parfois sans que vous vous en rendiez compte: la création automatique d’une playlist sur Spotify, l’affichage du temps d’attente pour vos bagages à l’arrivée à Brussels Airport, le meilleur itinéraire proposé par une appli de type GPS, les enceintes à commande vocale, etc.

Cette intelligence, alimentée au départ par des données fournies par l’humain, continue d’apprendre au fur et à mesure qu’on l’utilise. Analytique à l’origine, elle se double aujourd’hui d’un aspect génératif, révolutionnaire pour le commun des mortels, symbolisé par ChatGPT. Cette IA générative est capable de fournir du contenu structuré en fonction des questions qu’on lui pose et des informations dont elle dispose.

Cet outil, formidable au demeurant, défraie la chronique depuis des mois: il pose des problèmes aux professeurs qui doivent coter travaux et mémoires ; il a conduit les scénaristes américains à faire grève par peur de ne plus être que des correcteurs de textes informatisés ; il induit chez nous, journalistes, la même peur d’un bouleversement des pratiques.

Dans les entreprises

La puissance des IA est évidemment aussi utilisée dans les processus organisationnels des entreprises. Singulièrement pour automatiser des tâches répétitives quelles qu’elles soient mais aussi, par exemple, dans la gestion de la production ou la maintenance et la réparation d’outils industriels. L’IA a évidemment fait aussi son entrée depuis quelques années dans les ressources humaines. Au cours du temps, nous vous avons régulièrement parlé de plateformes développées par des entreprises belges à la pointe. A l’instar de Radix qui a mis au point un outil de matching très performant pour des recruteurs belges dont le VDAB, le Forem flamand.

Pour bien mesurer cet impact, Manpower, le prestataire mondial de services RH, a publié une étude spécifique sur l’influence de l’IA dans les RH. Elle faisait partie de son traditionnel baromètre qui, en 2023, a interrogé 38.833 entreprises publiques et privées dans 41 pays dont 510 chez nous.

Sur le recrutement, 10% des sociétés belges tirent pleinement profit du potentiel de cette technologie depuis longtemps, 21% en ont implémenté certains éléments récemment et 18% ont prévu de l’adopter dans les 12 prochains mois. Si l’on sort du cadre restreint du recrutement, 28% des entreprises belges font usage de ChatGPT, 29% disposent d’outils qui tournent avec des IA analytiques qui apprennent et 26% utilisent la réalité virtuelle et le métavers. C’est, il faut bien l’avouer, impressionnant.

SÉBASTIEN DELFOSSE
Sébastien Delfosse © pg

“Dans les RH belges, ces trois éléments sont utilisés à ce jour plus largement que dans le recrutement, souligne Sébastien Delfosse, managing director de ManpowerGroup Belux. Je pense entre autres aux chatbots intelligents qui répondent aux questions fréquentes des employés, aux outils prédictifs qui analysent le bien-être des équipes ou qui proposent des formations et des évolutions de carrière. La réalité virtuelle et augmentée est déjà bien installée dans les formations. Que ce soit pour créer des salles de cours virtuelles mais aussi pour former des nouveaux venus à la gestion technique de machines. Pourquoi en parle-t-on finalement peu? Sans doute parce que les entreprises n’ont, à ce stade, pas toujours une vue claire de l’importance que cette IA va prendre.

Quid des emplois?

La même étude tente de répondre à une question qui brûle toutes les lèvres: l’apparition des IA et de ChatGPT va-t-elle coûter des emplois? La réponse est non pour les entreprises belges. Seulement 15% des employeurs du pays estiment que ces nouvelles technologies auront un effet négatif sur la taille de leurs effectifs. Parallèlement, près de 60% d’entre elles voient l’impact de l’IA comme positif tant pour la formation de leurs employés que sur l’amélioration de leurs compétences (upskilling/reskilling) et sur le taux d’engagement.

“Les chiffres belges sont en ligne avec les résultats mondiaux, confirme Sébastien Delfosse. L’Organisation internationale du travail est aussi d’avis que l’IA et ChatGPT ne provoqueront pas de destruction d’emplois. Quand la robotisation est arrivée, nombreux sont ceux qui ont eu peur. En fin de compte, il n’y a pas eu de destruction d’emplois. Amazon, champion de la robotisation dans ses entrepôts, est même devenu l’un des plus grands employeurs mondiaux. Mais il me faut quand même nuancer. Il n’y aura pas d’effet sur l’emploi mais bien sur le contenu des emplois. Là se trouve aujourd’hui le véritable défi des RH: accompagner et former les employés pour leur permettre de travailler avec la machine IA et l’utiliser correctement, et leur donner les compétences requises pour fournir de la valeur ajoutée pendant le temps libéré par la machine. Les compétences de demain seront différentes et les soft skills, essentiels pour l’interrelationnel, vont encore prendre plus d’importance.”

Impacts concrets

Tous les intervenants le disent: l’arrivée de ChatGPT a révolutionné l’approche digitale du recrutement et des RH. Il l’a aussi considérablement simplifiée. Première application: la rédaction d’offres d’emploi.

“C’est pleinement à l’œuvre chez nous, souligne Sébastien Delfosse. Le gain de temps est gigantesque. Sans compter que l’IA permet à nos recruteurs qui ont déjà écrit des centaines d’offres d’emploi de se renouveler et de se ressourcer. Ces annonces sont plus efficaces et génèrent plus de candidats. Enfin, ChatGPT écrit de façon à optimaliser le référencement Google et SEO. C’est un gain concurrentiel énorme. Temporaire évidemment puisqu’il ne faudra sans doute pas longtemps pour que tout le monde utilise ChatGPT.”

“Ecrire des offres d’emploi avec ChatGPT? C’est déjà à l’œuvre dans toutes nos sociétés.”

House of HR est le leader belge du secteur de la sélection. Le groupe, aujourd’hui multiforme (Accent Jobs, Gritt, Covebo, etc.) et disposant de près de 800 bureaux dans toute l’Europe, a été fondé par Conny Vandendriessche et Philip Cracco en 1995. Rika Coppens, sa patronne actuelle, vient d’être élue Manager de l’Année par nos collègues néerlandophones de Trends. House of HR est depuis longtemps à la pointe du digital.

“Ecrire des offres d’emploi avec ChatGPT? C’est déjà à l’œuvre dans toutes nos sociétés, sourit Lieven Van Nieuwenhuyse, chief digital officer. Nous sommes occupés à former tous nos employés à l’utilisation de ChatGPT et à l’écriture de ces offres d’emploi, avec délivrance d’un certificat à la clé. L’outil est magique pour autant qu’on lui donne de bonnes instructions appelées prompts. Là où Google donne des idées et une liste de sites, ChatGPT vous offre des solutions précises et du contenu si l’on a bien paramétré la demande. Devenir prompt engineer est un métier d’avenir! L’impact sur les RH est gigantesque. C’est une révolution aussi importante que l’arrivée d’internet. Y compris sur le management des équipes.”

Gérer sa carrière

House of HR est en pleine phase de développement d’une appli tournant avec ChatGPT et destinée à la gestion de carrière. Elle doit encore être alimentée en données et en C.V. pour donner sa pleine mesure.

“Elle est destinée tant aux débutants qu’à ceux qui sont déjà plus avancés, confie Lieven Van Nieuwenhuyse. La plupart des étudiants n’ont aucune idée de ce qu’ils feront dans cinq ou dix ans, ou de leurs réelles ambitions. L’application va les accompagner et leur permettre de prendre les bonnes décisions en termes de formations et/ou de jobs successifs. Le système prédit en fonction de vos infos, mais aussi des données anonymisées de milliers d’autres personnes, ce qu’il faut faire par exemple pour être à ma place dans cinq ou dix ans. Cette plateforme, destinée à toutes nos sociétés, est intéressante dans la mesure où elle s’adresse à tous les profils. Tant les cols bleus que les cols blancs. C’est d’ailleurs ce qui est également intéressant dans la révolution ChatGPT: contrairement au passé, ce n’est pas un progrès qui déstabilise les cols bleus mais les cols blancs.”

“Il ne s’agit pas de remplacer l’aspect humain mais de le rendre plus précis et plus efficace encore.”

Concernant le recrutement, nous avons récemment vu tourner deux nouvelles applis absolument étonnantes. D’abord, Perform AI mis au point chez Partena Professional et déjà en phase de test chez quelques-uns de gros clients du fournisseur belge de services RH.

JONAS POLLET
Jonas Pollet © PG

“L’appli a plusieurs fonctions, explique Jonas Pollet, innovation & implementation manager. Elle permet à un manager avant une interview avec un candidat de recevoir une série de questions précises en fonction des données du postulant, de ses compétences et du poste. A cet effet, nous avons d’ailleurs mis au point un dictionnaire de toutes les compétences associées à toutes les fonctions exercées en Belgique. L’idée n’est pas de remplacer le manager mais de lui donner, via ChatGPT, de nouvelles idées et perspectives, de rendre ses entretiens plus pertinents et dynamiques et de lui permettre d’affiner ses questions pour tester les compétences recherchées. L’autre aspect a trait au feedback. D’abord pour structurer le feedback journalier. Ensuite, pour préparer le rendez-vous annuel. Les aspects non transactionnels comme les KPI (key performance indicators) sont faciles à évaluer. Le reste un peu moins. Sur base d’un petit questionnaire et des infos de l’employé, l’appli va générer du contenu. Nous avons nourri la machine avec notre longue expérience des RH, avec nos données et des méthodologies scientifiques. Il ne s’agit pas de remplacer l’aspect humain essentiel de ce genre de rendez-vous mais de le rendre plus précis et plus efficace encore.”

Chez Partena Professional, la task force HR travaille aussi à la mise au point d’une appli qui permet, via ChatGPT, de répondre plus rapidement et efficacement au million de questions légales et liées au droit du travail et aux CCT, que l’entreprise reçoit annuellement de ses clients. A ce jour, le taux de réponses correctes est de 50%. L’idée n’est pas d’envoyer la réponse telle quelle mais de faciliter la réponse du consultant et lui servir de base de travail.

Changement de paradigme

Si Partena Professional s’est penchée sur ce qui précède un entretien de recrutement, House of HR vise le pendant et l’après. “Whisper est une autre appli de la galaxie d’OpenAI, confie Lieven Van Nieuwenhuyse. Elle enregistre au départ de n’importe quel smartphone et restitue parfaitement le texte. On a même essayé avec de l’ouest-flandrien! (rires…) En association avec ChatGPT, cela nous permet d’enregistrer l’interview d’un candidat et d’analyser, dès qu’il a quitté la pièce, ses compétences et ses soft skills. Il reste évidemment tout le non-verbal et l’expertise du recruteur. C’est une aide que nous testons dans une partie du groupe. Si c’est concluant, nous l’implémenterons partout.”

On le voit, aujourd’hui, les données à disposition des recruteurs sont gigantesques. Aux IA analytiques déjà précises dans leur évaluation de candidats et dans le matching, s’ajoutent aujourd’hui le contenu et l’analyse générés par ChatGPT ainsi que les infos glanées par d’autres applis comme Kaspr, spécialisée dans la prospection et la recherche de données sur LinkedIn. Avec cette avalanche d’infos, où vont se marquer les différences entre les candidats?

“La machine va permettre une plus grande diversité dans les profils engagés.”

“La lettre de motivation est déjà morte et enterrée, sourit Sébastien Delfosse. La qualité d’un C.V. va perdre de l’importance, c’est tout aussi indéniable. L’accent va être mis sur le relationnel et les compétences tant professionnelles qu’émotionnelles. Par extension, exiger un diplôme comme le font certaines institutions étatiques et parastatales devient un problème. Il faut de la souplesse surtout en temps de pénurie. Elles se privent de compétences et de diversité. La combinaison de l’homme et de l’IA est une opportunité de mettre fin à des biais indirects ou inconscients. La machine va permettre une plus grande diversité dans les profils engagés. Elle n’est pas la seule, d’ailleurs. Cette diversité, recherchée par de nombreux DRH parfois pour des raisons politiques, est aussi poussée par la pénurie de main-d’œuvre et par l’importance, logique, donnée aux soft skills depuis la pandémie.”

Effrayé par tout ce qui précède? Ou par le sentiment que les ressources humaines sont de moins en moins… humaines? C’est tout le contraire en réalité tant l’homme reste au centre du jeu. Meilleur qu’avant. De nombreux experts soulignent, avec justesse, que les technologies ne changent pas les sociétés mais bien leur appropriation par l’homme. Comme toujours, le tout vaut plus que la somme de ses parties. L’IA ne donne son plein potentiel que grâce à l’expertise et au jugement humains. A l’inverse, des premières études démontrent que la machine augmente le sentiment d’autonomie et valorise les gens qui l’utilisent à bon escient. Ce qui frappe, enfin, chez tous les intervenants interrogés dans le cadre de ce dossier, c’est leur questionnement éthique et légal.

“Nous avons un devoir moral, légal et éthique de protéger les personnes dont nous utilisons les données.”

“Notre task force HR avait quatre missions, explique Jonas Pollet. L’une d’entre elles concernait la mise en place d’un code de conduite strict sur l’utilisation de l’AI dans l’entreprise et la conscientisation des employés aux problématiques.”

“C’était d’autant plus crucial, renchérit Sébastien Delfosse, que nous nous sommes rendu compte que de nombreux employés utilisaient déjà ChatGPT à titre personnel dans le cadre de leur travail. Nous utilisons aujourd’hui une version entreprises disponible dans tout le front office. Nous veillons aussi à nous assurer que la machine ne crée pas de biais.”

“Dans mes formations, j’insiste lourdement sur l’anonymisation des données, conclut Lieven Van Nieuwenhuyse. ChatGPT ne nous appartient pas et nous avons un devoir moral, légal et éthique de protéger les personnes dont nous utilisons les données.”

Des extras sans traîner

En avril 2017, House of HR a créé Nowjobs, une société spécialisée dans le recrutement digital réservé aux étudiants et aux flexi-jobs et qui répond aux besoins des secteurs (horeca, événementiel, retail, etc.) qui font fréquemment et souvent urgemment, appel à du personnel temporaire. Depuis la semaine dernière, l’appli dédiée, déjà très efficace, tourne avec ChatGPT.

“Le client donne ses désidératas et ChatGPT va en sortir une offre d’emploi et trois questions spécifiques à destination des candidats, confie Sofie Corne, product manager. L’appli, en fonction des informations données par les candidats, va proposer cette mission aux profils plus adaptés. En fonction de l’intérêt montré par les personnes intéressées, elle va dresser la liste des plus qualifiés. Il faut savoir que derrière l’appli tourne un outil de compliance extrêmement sévère que nous avons mis au point. Il faut, en effet, veiller à ce que, légalement, l’emploi corresponde au candidat et à son âge. Nous transmettons ensuite cette liste au client. Dès qu’il a fait son choix, un contrat est automatiquement envoyé au candidat qui le signe via l’appli. Dès le début, il sait quelle sera sa rémunération pour le travail demandé. Il n’a plus qu’à se rendre chez l’employeur à l’heure et à la date convenue. C’est rapide et sécurisé pour tout le monde. Et cela évite des heures de recherche aux employeurs.”

ChatGPT a révolutionné une appli qui était déjà efficace. “C’est le troisième outil IA que nous mettons en place, explique Jense Seurinck, CTO de Nowjobs. Il y eut d’abord un outil de matching et ensuite un système de suggestions de jobs différents mais qui pourraient plaire aux candidats. Aujourd’hui, ChatGPT nous offre une couche supplémentaire. Tout est devenu plus simple. Avant, il aurait fallu des milliers d’heures de travail pour arriver à un résultat similaire. La qualité est au rendez-vous. Singulièrement parce que des filtres et une solide analyse de données avaient été installés auparavant.”

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