Pierre-André de Chalendar (Saint-Gobain): “La ville est à réenchanter”
Pour le patron de Saint-Gobain, la pandémie a mis le doigt sur un modèle urbain à bout de souffle et donné de la ville l’image d’un lieu d’anxiété, cristallisant les problèmes de pollution et les enjeux environnementaux. Une transformation est nécessaire, explique Pierre-André de Chalendar.
Pierre-André de Chalendar vit ses dernières semaines comme président-directeur général du géant français des matériaux de construction Saint-Gobain. A partir du 1er juillet, ses fonctions, qu’il avait endossées en 2010, seront scindées. Il continuera de présider le conseil d’administration du groupe tandis que la direction générale sera confiée à Benoit Bazin. Une succession qui réjouit l’actuel P.-D.G. “Certains s’étonnent: pourquoi quitter la direction générale de Saint-Gobain maintenant alors que tout va bien? Mais c’est justement quand tout va bien qu’il faut passer le flambeau”, souligne-t-il.
Pierre-André de Chalendar, qui a fixé à son entreprise un objectif de zéro émission nette de carbone d’ici 2050, est aussi très fortement engagé sur les enjeux climatiques. “J’avais rédigé en 2015, au moment de la Cop21, Notre combat pour le climat, un livre dont l’idée était de montrer que les entreprises avaient un rôle important à jouer, qu’elles n’étaient pas que le problème, mais aussi la solution.” Aujourd’hui, celui qui est entré dans le groupe en 1989 remet le couvert en publiant un autre ouvrage: Le défi urbain (*).
La ville doit redevenir ce qu’elle a été dans l’histoire: un objet de désir, un lieu de fête, de civilisation, de commerce, de rencontre.
L’enjeu climatique
Pourquoi reprendre la plume? “Les villes occupent 2% de la surface de la terre mais émettent 70% des gaz à effet de serre, répond-il. C’est donc là qu’est concentré le sujet. En outre, l’urbanisation va s’accélérer très fortement dans les prochaines années. En 1950, les villes comptaient 750 millions d’habitants. Ils sont 4 milliards aujourd’hui. En 2050, elles en abriteront 6,5 milliards. Ce sont des chiffres impressionnants. Cette urbanisation est un phénomène qui touche autant les pays développés que les Etats émergents. Et puis, le facteur déclenchant a été le confinement de mars 2020. Soudain, la ville est apparue comme un lieu de forte anxiété, de propagation rapide de l’épidémie, où il n’y avait pas de nature, où la perception des inégalités entre ceux qui pouvaient rester confinés dans leur jardin et ceux qui étaient prisonniers d’un appartement en centre-ville était la plus criante.”
L’ancien modèle urbain est à bout de souffle, souligne le grand patron français. Quel est alors le futur de la ville? “La réponse n’est pas évidente, répond-il. Mais une chose est claire: nous n’allons pas avoir moins de ville. Il faut néanmoins que celle-ci redevienne ce qu’elle a été dans l’histoire: un objet de désir, un lieu de fête, de civilisation, de commerce, de rencontre. Mais avec la prise de conscience des enjeux environnementaux, et puis plus récemment avec la pandémie, désormais elle fait peur. Il faut repenser, réenchanter la ville.”
Car la pandémie a eu un effet révélateur, poursuit le patron de Saint-Gobain. “Elle a accentué le problème de pollution évident dont souffrent les villes. J’ai fait de nombreux voyages professionnels ; je me souviens avoir été pris à la gorge par cette pollution à Delhi ou à Pékin. Et la densité devient problématique. Regardez Manhattan et ses tours champignons qui s’élèvent à 400 mètres. Par ailleurs, les centres-villes sont devenus aussi très chers, accentuant les inégalités et accroissant les temps de transport pour la majorité de ceux qui y travaillent mais n’y habitent pas. La pandémie, ici aussi, a montré que le télétravail, qui permettait de ne pas perdre deux heures par jour dans les transports, n’était pas une si mauvaise chose. Personnellement, je ne suis pas favorable à plus de deux jours de télétravail par semaine, car c’est de l’échange que naît la créativité. Cependant, nous n’avons pas besoin d’être assis continuellement dans un bureau. Et les managers se sont rendu compte que télétravailler ne posait pas un problème de gestion insurmontable.”
Certes, on a vu lors des confinements successifs que ceux qui pouvaient aller se réfugier à la campagne n’hésitaient pas. Mais Pierre-André de Chalendar ne croit pas que la pandémie ait donné le coup d’envoi d’un exode urbain. “A Paris, les restaurants ont rouvert et ils sont bondés. Les gens ne sont pas partis. En revanche, ils ont davantage besoin de nature. Personnellement, je suis un peu schizophrène. Je peste contre les embarras de circulation engendrés par la politique de mobilité actuelle à Paris, mais je sais que la vision d’une ville dans laquelle il y aura moins d’automobiles est inéluctable”.
Et l’homme de rappeler que depuis des décennies, les villes sortent des murs. “Paris a atteint son pic en 1921 avec 2,8 millions d’habitants. Depuis, sa population n’arrête pas de baisser ; une partie des habitants est allée dans les banlieues aux alentours.” Pourtant, le modèle des “villes nouvelles”, par exemple ces villes construites dans la France de l’après-guerre et dont les habitants doivent passer 1h30 dans les transports en commun pour aller rejoindre leur travail, n’est selon lui pas le bon.
Urbanisme frugal et circulaire
Pour le P.-D.G de Saint-Gobain, “la ville doit au contraire être complète, avec des lieux de culture, de loisir, de travail… Et cela nécessite non pas de construire des cités nouvelles mais de repenser l’existant”. Et lorsqu’il décrit ce que doit être la ville idéale, Pierre-André de Chalendar pense à une cité dense sans être trop verticale, plus verte et inclusive qu’aujourd’hui, au bâti rénové, moyennant ce qu’il nomme un “urbanisme frugal et circulaire”.
Urbanisme circulaire? “La construction pèse à elle seule 40% du volume de déchets produits dans le monde. Il faut recycler. Nous avons la chance, à Saint-Gobain, d’avoir des matériaux recyclables à l’infini: plus j’utilise de calcin (des déchets de verre) dans la fabrication de verre plat ou de laine de verre, moins j’ai besoin d’énergie. Les bâtiments doivent devenir une banque des matériaux du futur, ce qui diminuera de beaucoup l’empreinte carbone. Historiquement, le geste architectural était de construire du neuf. Mais les architectes commencent à s’intéresser de plus en plus à la rénovation.”
Urbanisme frugal? “La ville idéale, c’est aussi un lieu où, grâce à des bâtiments performants, se chauffer et climatiser coûtera moins cher. La frugalité suppose une ville neutre en carbone, où l’on fait davantage attention au transport. Attention toutefois au mot frugal: je suis tout à fait opposé à la décroissance. Plutôt que d’insister sur le côté frugal, il faudrait donc plutôt souligner le côté confortable, la réduction du temps de déplacement.” Pour le sociologue Carlos Moreno, à l’origine du concept de ville du quart d’heure, la ville idéale serait celle où rien (bureaux, commerces, salles de spectacles, etc.) ne se trouve à plus d’un quart d’heure à pied de son lieu de résidence. Un concept qui séduit Pierre-André de Chalendar: “Ce serait une ville qui aurait gardé un côté village. Je suis aussi en faveur d’un habitat collectif important, mais inséré dans la nature.”
Les bâtiments doivent devenir une banque des matériaux du futur, ce qui diminuera de beaucoup l’empreinte carbone.
Et le numérique? S’il va certainement aider ce processus de transformation à venir, il n’est pas l’alpha et l’oméga. L’expérience tentée par Google de faire d’un quartier de Toronto une smart city totale, entièrement régulée par les données des habitants, a fait long feu. Les habitants n’ont pas voulu sacrifier des pans entiers de leur vie privée pour bénéficier de ce confort. Et puis, le champ d’action du numérique n’embrasse pas tout: “une passoire énergétique digitalisée reste une passoire énergétique”, souligne Pierre-André de Chalendar.
“Cependant, poursuit-il, le rôle des entreprises est primordial. Elles proposent les solutions techniques nécessaires, telles que des vitrages et des matériaux d’isolation performants, qui permettent les économies d’énergie.” L’innovation gagne aussi les techniques de construction. “Nous venons de participer aux Pays-Bas à la construction de la première maison au monde entièrement en béton imprimé 3D. On utilise aussi de plus en plus la maquette numérique, ce qu’on appelle le BIM. Nos matériaux deviennent intelligents. Il existe désormais des vitrages qui changent d’intensité en fonction de l’ensoleillement.”
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Un problème de productivité
Beaucoup d’économistes s’inquiètent toutefois des effets inflationnistes et des déséquilibres, tant dans le marché des matériaux que celui de la main-d’oeuvre, qui pourraient survenir en raison de ce boom attendu de la construction. Mais il existe des solutions. “C’est vrai, admet le P.-D.G., nous avons dans nos pays une pénurie de main-d’oeuvre dans les métiers du bâtiment. Nos résultats sont très bons mais ils pourraient être encore meilleurs si nos clients étaient capables d’embaucher. Lorsque l’on regarde l’évolution de la productivité depuis 40 ans, le secteur qui a bénéficié de la plus grande augmentation est l’agriculture, suivi par l’industrie. En revanche, la construction n’a pratiquement pas eu de gains de productivité. Cela ne peut pas continuer indéfiniment. La pénurie de main-d’oeuvre et l’accroissement du volume des travaux pousseront nécessairement vers des solutions plus productives. C’est ainsi que l’ off site manufacturing, le préfabriqué, est appelé à se développer. Selon des modalités différentes en raison des pays, car on ne construit pas de la même manière partout.”
Si les entreprises ont donc un rôle prépondérant à jouer, c’est aussi le cas des pouvoirs publics. Un rôle en tant que maître d’oeuvre de grands travaux – le patron de Saint-Gobain croit d’ailleurs très fort aux partenariats public-privé. Mais aussi un rôle normatif, afin de trouver un juste équilibre entre la réglementation, les incitations et la préservation du pouvoir d’achat des citoyens. “Ce ne sont pas les entreprises qui font les normes et les régulations ou qui sont capables de mettre un prix au carbone”, rappelle Pierre-André de Chalendar.
“Il y a un principe économique de base, dit-il: faire payer les prix des externalités. Or aujourd’hui, nous ne payons pas le juste prix du carbone. Si vous payez le carbone à son prix, le gain de pouvoir d’achat par la baisse de la facture énergétique devient plus important et plus rapide. Selon les pays, les pouvoirs publics utilisent davantage tel instrument ou tel autre, le crédit d’impôt ou les prêts subventionnés, mais l’idée est la même: réduire les gaz à effet de serre, réduire les consommations d’énergie, réduire la facture énergétique du pays et augmenter le pouvoir d’achat. Et l’objectif est de réaliser cela avec des emplois qui ne sont pas délocalisables. C’est d’ailleurs pour cette raison que les plans de relance de l’Union européenne et de ses Etats membres mettent tous l’accent sur la rénovation énergétique. Rénover les bâtiments publics est une très bonne chose pour l’Etat et les collectivités locales. Avec les plans de relance, c’est l’occasion ou jamais”.
(*) Pierre-André de Chalendar, Le défi urbain. Retrouver le désir de vivre en ville, Odile Jacob 172 pages, 16,90 euros.
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