“Non, le secteur wallon des biotechs n’est pas mort”


Le rachat de la start-up EsoBiotec, par AstraZeneca, pour un milliard de dollars a fait l’effet d’un coup de tonnerre. C’est une bonne nouvelle pour un secteur en souffrance et pour des sociétés d’investissement wallonnes parfois contestées. Derrière ce deal jamais vu, on entend pousser un grand soupir de soulagement. Messages à la clé.
Voilà une histoire qui a fait du bien à la Wallonie, et à son secteur biotech en particulier. Lundi 17 mars, la nouvelle du rachat de la start-up EsoBiotec par le géant pharma AstraZeneca prenait tout le monde de court et faisait la une de tous les médias. Montant de l’opération : 1 milliard de dollars, en deux temps. Du jamais vu pour une jeune pépite wallonne prometteuse dans le domaine de la thérapie contre le cancer.
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“Un deal incroyable”
“C’est un deal incroyable pour une start-up créée fin 2020, qui n’a communiqué que tout début janvier 2025 les résultats de son premier essai clinique, s’extasie Olivier Vanderijst, directeur général de Wallonie Entreprendre, actionnaire à hauteur de 12% d’EsoBiotec. Tout a été extrêmement vite. Il y avait plusieurs marques d’intérêt, dont une s’est concrétisée. Un montant pareil, c’est sans précédent !”
“Humainement, c’est une aventure exceptionnelle, se réjouit Helena Pozios, chief investment officer chez Sambrinvest. Cette réussite est arrivée à la vitesse de l’éclair. En participant au premier financement en 2021, nous avons parié sur la vision ingénieuse d’utiliser le corps humain comme cœur de la thérapie. C’était une idée folle que nous avons adorée, portée par le charisme et le leadership d’un homme. Nous l’avons suivi et nous sommes contents de l’avoir fait.”
Cette histoire singulière redore le blason d’un secteur qui a souffert, récemment. “Nous sommes passés par une phase de bashing de la biotech, souligne Dominique Demonté, CEO du Biopark de Charleroi. Nous avons connu de grands moments, il y a quelques années, comme le rachat d’Ogeda à hauteur de 800 millions d’euros ou le deal entre iTeos et GSK. Mais les gens ont vite oublié cela en raison de la dégringolade de Mithra et de quelques entreprises qui n’ont pas réussi à se financer. Des articles de presse annonçaient purement et simplement la mort du secteur ! Mais c’est loin d’être le cas et c’est important de prendre du recul : le secteur a doublé le nombre d’emplois en Wallonie ces 15 dernières années.”
Il ajoute : “Dans le narratif rédigé sur la biotech wallonne, on a oublié que l’on prenait énormément de risques. C’est aussi pour cette raison que cela génère en retour des opérations de cette taille-là.”
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“De la détermination”
Jean-Pierre Latere, CEO d’EsoBiotec, est devenu, en quelques jours et une opération, le symbole d’un renouveau espéré. Sa recette ? “De la détermination, a-t-il commenté à la presse, au moment de présenter la vente. Tenter à fond a été la clé.” L’origine de cette start-up misant sur la thérapie cellulaire trouve ses origines dans un autre projet wallon qui n’avait pas obtenu le succès escompté : Celyad. Jean-Pierre Latere est passé par là, de même que Philippe Paronne, son chief scientific officer.
La thérapie cellulaire consiste à prélever des cellules chez un donneur sain pour les transformer à l’hôpital et les réinjecter dans le corps du patient, qui devient le laboratoire pour injecter le virus. Question majeure, à l’origine d’EsoBiotec : comment transformer cette idée en un traitement accessible pour le plus grand nombre. “À l’époque, j’avais 45 ans et je me disais que j’en aurais pour 20 ans de travail, soulignait le CEO. Je me suis dit : c’est maintenant ou jamais. Cela m’a pris entre six et huit mois de réflexion pour visualiser l’équipe à mettre en place, les choix technologiques à poser et les fonds nécessaires.”
À force de détermination, les 13 personnes réunies sous sa direction ont forcé le chemin vers un essai clinique déterminant, sur un seul patient. De quoi ouvrir grand les portes de la reprise, parmi plusieurs marques d’intérêt. “Le groupe britannique AstraZeneca s’est différencié par son expertise des thérapies cellulaires, mais aussi par sa volonté de conserver l’identité d’EsoBiotec et un ancrage local”, souligne le dirigeant.
Des moments de stress et de tension
Peu après l’annonce de cette heureuse nouvelle, Jean-Pierre Latere a décrété un black-out médiatique, épuisé par le trop grand nombre de sollicitations reçues. “Humainement, ce furent des moments de stress et de tension, il faut laisser un petit peu de temps au temps, explique Helena Pozios. Il a préféré couper plutôt que de choisir entre les demandes. Ces derniers mois, c’était intense. Un ascenseur émotionnel.”
Mais le secteur sort le champagne. “EsoBiotec est née dans un laboratoire du Biopark, avant de le quitter parce qu’il n’y avait plus de place pour sa croissance, précise Dominique Demonté. Mais pour moi, c’est une très bonne nouvelle. En tant que patron du Biopark de Charleroi, j’aurais préféré qu’elle se développe chez nous, mais la Wallonie est tellement petite que l’on doit se réjouir de toutes les réussites sur notre territoire.”

“Cette bonne nouvelle arrive à un bon moment dans un univers biotech qui a souffert, prolonge Helena Pozios. Il y a eu des échecs, c’est vrai, mais ces aventures nourrissent en termes de talents, d’expertise scientifique ou de gouvernance. Il y a des erreurs que l’on ne reproduira pas. Si cela peut relancer l’intérêt vers ce secteur, alors que les investisseurs marquaient le pas, nous serons tous gagnants.”
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Un soulagement pour le secteur
“EsoBiotec a misé sur le bon espoir de thérapie au moment opportun, sur un type de maladie et une technologie recherchée par les Big Pharma, ajoute Olivier Vanderijst. Mais cela va au-delà : pour le secteur wallon des biotechs, cela démontre qu’il y a de très belles réussites aux côtés des inévitables échecs, tant sur le plan financier qu’au niveau des thérapies. Cela tombe vraiment au bon moment pour montrer que notre écosystème est encore attractif et fonctionne bien. D’autant que cela fait suite à une série de moins bonnes nouvelles, avec des essais cliniques n’ayant pas donné de résultat.”

“Cela tombe vraiment au bon moment pour montrer que notre écosystème est encore attractif et fonctionne bien.” – Olivier Vanderijst (Wallonie Entreprendre)
Les acteurs reconnaissent que la descente aux enfers de Mithra, dont les promesses en matière de santé féminine ont déçu pour se terminer par une faillite et des détours par la colonne des faits divers, a joué un rôle néfaste pour tous les secteurs. D’autres entreprises n’ont pas réussi à conclure les promesses générées à l’instar de Bone Therapeutics, Imcyse, Miracor… “Quand une entreprise est vendue de la sorte, on en parle deux ou trois jours dans les médias, ironise Olivier Vanderijst. En revanche, quand cela va mal, cela devient un feuilleton de plusieurs mois.”
Faire émerger des champions
“Il y aura encore des échecs et des entreprises dans lesquelles on investit des dizaines de millions qui échoueront, insiste Dominique Demonté. Cela fait partie de la vie des biotechs. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est de voir pourquoi on parvient à faire émerger des champions comme ceux-là à l’échelle d’un petit territoire comme le nôtre. Avant toute chose, nous sommes arrivés à un niveau de maturité qui nous permet d’avoir des CEO de ce gabarit-là. Quand on a lancé notre première start-up, il y a 20 ans, on n’avait pas de gestionnaires expérimentés. Créer une entreprise, la développer, négocier avec des Big Pharma, ce n’est pas évident.”
Aux États-Unis, illustre-t-il, on a tendance à considérer que les plus belles réussites trouvent leurs germes dans des échecs retentissants.
Le CEO du Biopark souligne que “la Wallonie est une anomalie statistique” avec ses réussites dans le domaine. On aurait tort de bouder notre plaisir. “Le poids de notre secteur des sciences du vivant, le nombre de Big Pharma et la dynamique, tout cela nous le devons à notre écosystème fort, argumente-t-il. Il repose sur les invests, un pôle de compétitivité, la collaboration avec les universités et des hubs comme le nôtre ou celui de Liège.”
Un écosystème fort
“Un écosystème, c’est le fait de développer l’excellence en matière de recherche et de compétences scientifiques, complète le directeur général de Wallonie Entreprendre. Cela permet de trouver de l’intelligence collective par-delà les difficultés. Cela montre la résilience permettant aux investisseurs de continuer.”
“Il n’est jamais garanti que cela fonctionnera scientifiquement, ajoute Helena Pozios. Des projets doivent être avortés pour des raisons de non-développement scientifique ou de l’incapacité d’atteindre les milestones. Et c’est normal, c’est lié au développement d’une nouvelle thérapie et nous en sommes conscients. Nous prenons des risques en sachant qu’il y a peut-être une solution sur dix qui fonctionnera.”

“Nous prenons des risques en sachant qu’il y a peut-être une solution sur dix qui fonctionnera.” – Helena Pozios (Sambrinvest)
Le sourire des invests
Pour les sociétés wallonnes d’investissement, le rachat d’EsoBiotec tombe toutefois à point nommé, alors que le gouvernement wallon entend mettre à plat les outils économiques wallons et vient de remplacer le conseil d’administration de Wallonie Entreprendre.
“En biotech, les aventures sont souvent risquées, souligne Olivier Vanderijst. Pour Wallonie Entreprendre aussi, c’est une histoire heureuse. EsoBiotec a fait un premier tour de table en août 2021 et nous y avons participé dès le début avec Sambrinvest et UCB Venture. Certains affirment que l’on n’ose plus prendre de risque, mais c’est bien la preuve que l’on investit encore dans une start-up à un stade très pré-mature. On fait un pari scientifique, qui existera toujours, mais en essayant de maîtriser au mieux les autres risques en matière de gouvernance et de partenariats pour l’encadrement.”
Au moment du rachat par AstraZeneca, Wallonie Entreprendre disposait de 12% du capital, pour un investissement de 2,1 millions d’euros. “Quand le deal sera terminé, on devrait toucher un peu plus de 40 millions, ce qui est significatif, prolonge Olivier Vanderijst. Voilà qui témoigne du fait que nos succès ne se résument pas à une seule société, très médiatisée.” L’allusion à Odoo est évidente : l’invest régionale a réalisé une belle plus-value en vendant sa participation de 33% dans la licorne de Fabien Pinckaers, désormais valorisée à hauteur de cinq milliards.
Risques importants mais retour est élevé
Après les critiques émises par la nouvelle majorité MR-Engagés, la belle nouvelle apporte encore plus de satisfaction. “J’ai toujours dit que l’on pouvait évidemment critiquer notre stratégie ou estimer qu’on doit la revoir, dit Olivier Vanderijst. C’est une décision qui doit être prise par notre conseil d’administration. On doit peut-être se focaliser davantage sur l’un ou l’autre secteur. En investissant dans des start-up, il est clair que l’on prend des risques importants. Mais quand cela fonctionne, le retour est élevé, en voilà un bel exemple. Beaucoup de fonds privés investissent dans une dizaine de sociétés en misant sur le fait qu’une d’entre elles remboursera l’ensemble de l’investissement. Avec ce modèle, il y a peut-être davantage de risques, mais la balance financière génère une plus-value globale.”
En 2024, Wallonie Entreprendre a investi une trentaine de millions dans les biotechs au sens large. “Nous continuons à y croire. D’autres bonnes nouvelles pourraient arriver, mais des deals d’une telle ampleur, au niveau belge, c’est rare.”
“Pour Sambrinvest, cela valide toute notre stratégie d’investissement dans le capital à risque, sourit également Helena Pozios. Une grande partie de nos choix se font dans les sciences de la vie. Cela fait une vingtaine d’années que le Biopark existe et que les premières lignes d’investissement ont été intégrées dans notre portefeuille. Nous avons eu d’autres success stories comme MaSTherCell, Delphi Genetics ou Ogeda. Ce n’est pas la première. Mais celle-ci a un goût particulièrement savoureux.”
Comment garder nos pépites ?
Dans ce satisfecit généralisé, il reste cette question lancinante : est-ce une fatalité que les pépites wallonnes partent à l’étranger de la sorte ? “C’est une bonne question, reconnaît Olivier Vanderijst. Nous sommes un fonds evergreen, c’est-à-dire qui n’a pas de limites dans le temps pour ses investissements. Mais d’autres fonds fermés ont des contraintes de temps qui peuvent déboucher sur une vente à un autre fonds, une IPO ou une vente de ce type. C’est un fait. Le rachat par un Big Pharma permet, par ailleurs, d’accélérer le processus. Dans les start-up, les équipes dirigeantes passent beaucoup de temps à chercher des fonds, avec des roadshows réguliers. Quand vous êtes repris par AstraZeneca, vous pouvez vous concentrer sur votre recherche. Cela accélère la mise au point du traitement.”
En ce qui concerne Wallonie Entreprendre, ces 40 millions permettront de réinvestir, se félicite-t-il aussi. “Pour trouver de nouvelles perles rares et activer la dynamique d’un écosystème ne cherchant qu’à prospérer.”
“Ces types d’investissements ont quasiment toujours pour objectif de réaliser un exit avec un Big Pharma, complète Helena Pozios. Et leurs profils sont internationaux. Ici, on ne va pas aux États-Unis, on reste en Europe, il faut le souligner. Mais c’est une suite logique et recherchée. Si on pouvait avoir la chance qu’AstraZeneca développe ensuite des activités en Région wallonne, nous serions tous contents. On a un objectif financier, mais aussi un objectif créateur d’emplois dans la Région.”
Rester ou quitter le Biopark?
“Ce n’est pas une fatalité de les voir partir, estime Dominique Demonté. iTeos est un bel exemple : le gros deal réalisé avec GSK ne les a pas empêchés de rester au Biopark. AstraZenaca va regarder ce dont elle a besoin pour développer le projet : un environnement biotech fort, des talents disponibles et des gens compétents. L’écosystème offre des solutions performantes pour les essais cliniques, des entreprises complémentaires, des universités performantes et un aéroport permettant de voyager partout dans le monde. Sans oublier une politique régionale forte et à long terme. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’EsoBiotec reste chez nous. Regardez comment UCB continue à investir en Belgique : voilà une autre preuve.”

“Tous les ingrédients sont réunis pour qu’EsoBiotec reste chez nous.” – Dominique Demonté (Biopark de Charleroi)
“Cela étant, c’est dommage de voir les entreprises partir, prolonge le CEO du Biopark. C’est pour cela que nous avons développé une stratégie immobilière ambitieuse, avec quatre incubateurs de 15.000 m2 et un cinquième, avec 20.000 m2 supplémentaires, l’année prochaine pour accueillir les entreprises en forte croissance. Les start-up de deux ou trois personnes que nous accueillons aujourd’hui sont peut-être les futures EsoBiotec. Pour les garder, nous offrons de l’espace, des financements via les invests et une communauté en organisant de nombreux événements.”
Compétition intra-européenne
Avec l’exemple d’EsoBiotec montrant que les biotechs ne sont pas mortes, la Wallonie respire.
Le CEO du Biopark conclut toutefois sur une mise en garde : “La question sera de voir comment nous pouvons rester compétitifs au niveau international. Un point auquel nous devons être vigilant, c’est la compétition intra-européenne. La France et l’Allemagne sont en train d’investir massivement dans le secteur des biotechs, après le Royaume-Uni. Ces pays ont des capacités d’investissement bien supérieures aux nôtres. La Commission européenne annonce un Biotech Act pour 2025 pour veiller à l’autonomie stratégique de l’Europe. Il faudra veiller à ne pas être déforcé parce que nous sommes un petit pays.”
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