Yvan Verougstraete: “Il faut relancer la machine à progrès”

Yvan Verougstraete: “Il faut relancer la machine à progrès” © D.R.
Olivier Mouton

L’ancien CEO de Medi-Market porte le renouveau des Engagés aux élections du 9 juin prochain. Il publie un livre pour “réussir l’Europe” et explique comment l’Union peut devenir le bouclier dont nos économies ont besoin en cette période de crises multiples.

Elu Manager de l’Année de Trends-Tendances, alors qu’il dirigeait Medi-Market, Yvan Verougstraete a été recruté par Maxime Prévot, président des Engagés, pour l’accompagner dans le processus de renouveau du parti. Tête de liste pour les élections européennes du 9 juin, il sort un livre intitulé Réussir l’Europe pour exprimer la révolution copernicienne qu’il appelle de ses vœux afin de sauver l’économie et relancer le lien social. Il s’en explique.

TRENDS-TENDANCES. Comment se passe la campagne électorale pour un ancien Manager de l’Année?

YVAN VEROUGSTRAETE. C’est très prenant, tout n’est pas facile, mais fondamentalement, c’est assez riche. On se rend compte de réalités que l’on ignore, il y a plein de choses que je découvre sur la façon dont la société fonctionne, ce que pensent les uns et les autres. C’est une immersion passionnante. En me présentant aux élections européennes, avec une liste que l’on présente dans toute la Belgique francophone, cela me permet d’aller aux quatre coins de la Wallonie et de Bruxelles. C’est une diversité dont il faut tenir compte: les gens ne voient pas les choses de la même manière à Arlon ou Verviers, dans le nord ou le sud de Bruxelles. La campagne nous confronte à cela.

Percevez-vous ce désaveu à l’égard de la politique dont on parle tant?

Oui, je sens qu’il n’y a plus vraiment de foi dans les femmes et les hommes politiques. Par moments, dans certains segments de la population, je ressens même le sentiment que réussir et avancer n’est plus possible et cela est encore plus effrayant à mes yeux. Certains partis politiques sont tellement critiques ou loin de la réalité que l’on finit par croire que tout est noir.

Vous pensez au PTB?

Oui, au PTB, mais aussi ce côté déconnecté de la réalité d’Ecolo, qui vise un objectif sans se donner les moyens d’y arriver. Les politiques sont souvent trop éloignés du réel, alors que les entreprises sont peut-être trop dans le réel et pas assez dans la projection d’un idéal. Cette déconnexion de certains fait un peu peur.

Dans les sondages, le vent est plutôt favorable pour les Engagés, avec 17% en Wallonie, alors qu’on annonçait votre mort programmée. Une motivation?

C’est la preuve que quand on prend le temps d’être cohérent, quand on a le courage d’aller dans l’opposition et de repenser tout le programme pour s’adapter à l’évolution de la société, quand on ose aller chercher des personnalités de la société civile, cela donne de la crédibilité. Notre discours n’est pas niais, il est très volontariste, mais aussi réaliste: c’est ce que les gens ont besoin d’entendre. Nous disons les choses telles qu’elles sont: on doit aider les gens, oui, mais chacun doit se prendre en mains aussi. Il y a des droits et il y a des devoirs.

Vous entrez en politique et vous faites le choix de l’Europe. Pourquoi? Dans certains partis, c’est plutôt un choix de fin de ­carrière…

C’était vraiment mon premier choix, parce que ma conviction profonde, c’est que les changements systémiques auxquels on doit procéder, c’est au niveau européen qu’on doit les faire. Seule l’Union a un poids suffisant pour peser sur la compétition internationale. Cela détermine énormément nos vies, c’est toute la trame structurante qui s’écrit à ce niveau-là.

Vous publiez un livre à ce sujet, “Réussir l’Europe”. Pour convaincre?

Précisément pour répondre à la question que vous me posiez. Même des proches me demandaient tout le temps: ‘pourquoi l’Europe?, qu’est-ce que tu vas faire là?, c’est souvent en fin de carrière…’. Et je leur répondais que c’est là que tout se joue. J’ai voulu comprendre et coucher sur papier une des causes racines du dysfonctionnement de nos sociétés, de cette ère de crises perpétuelles que nous traversons.

C’est vrai que ces crises se succèdent: financière, migratoire, climatique, sanitaire, géopolitique… Or, à mon avis, toutes ces crises sont le symptôme d’une même maladie et si on ne la traite pas à la racine, elle reviendra toujours sous différentes formes. Cette maladie, selon moi, c’est le fait que l’on a globalisé les échanges, sans mettre en place des structures pour les réguler et sans faire en sorte que les standards de progrès que l’on applique chez nous – sociaux, sanitaires, environnementaux, etc. – soient respectés ailleurs. Aujourd’hui, une “grève joyeuse” pour réclamer des congés payés serait impossible.

Cette globalisation dépasse ­l’Europe, non?

Oui, mais c’est au niveau de l’Europe que l’on peut défendre nos standards. On le voit avec les agriculteurs: on leur demande toujours plus de normes, ils n’y sont pas opposés, mais ils demandent à être rémunérés pour cela. Voilà leur vrai combat. Si on accepte les produits d’un pays qui utilise des herbicides interdits chez nous depuis longtemps, comme l’atrazine, on fausse la compétition. Veut-on une société où on laisse gagner le moins regardant? De même, on impose aux entreprises des quotas de carbone de plus en plus importants au niveau européen, mais cela renchérit le coût.

L’industrie lance en effet le même appel à l’aide que l’agriculture. C’est comparable?

Bien sûr. L’agriculture, l’industrie et même les services publics sont confrontés à la même problématique. Les industriels ne sont pas contre ces standards et ils sont convaincus qu’il faut faire la transition, mais la logique actuelle, déloyale, mène à des délocalisations. On ne peut pas jouer au football avec 11 joueurs d’un côté et 13 de l’autre.

En d’autres termes, il faut mettre des barrières à l’entrée?

Oui, il faut une régulation à l’entrée, on sent bien que l’on y arrive peu à peu. Le premier exemple, c’est un mécanisme d’ajustement carbone à la frontière: cela induirait une nouvelle dynamique à la mondialisation. Ce n’est pas du protectionnisme, on ne vise pas à avantager nos sociétés, c’est de la protection, ce qui n’est pas la même chose. De tels mécanismes doivent être ­généralisés.

Mais on met un terme au libre-échange tel qu’il a fonctionné, non?

On met un terme à un respect du libre-échange qui prime sur le respect des standards que l’on a définis, nuance. C’est la construction d’une autre mondialisation.

La difficulté, c’est que l’Europe a abandonné son autonomie stratégique dans bien des secteurs. Dépendons-nous trop des autres?

Exactement. Pour être en capacité d’imposer le respect de ces règles au niveau international, nous devons rebâtir une Europe plus forte. Nous devons être une Europe d’inventeurs et de producteurs en plus d’être une Europe de consommateurs. Si on arrive à la table de négociations et que l’on dépend de l’autre pour des produits essentiels comme les médicaments ou les voitures électriques, on est incapable de négocier. Nous devons renforcer l’Europe et veiller à notre autonomie en matière énergétique, alimentaire, numérique, médicale, mais aussi en matière de défense. Pour cela, on doit réinvestir.

Mais il y a des limites budgétaires, non? On a dépensé des milliards pour le covid, pour le soutien au Green Deal et les demandes sont nombreuses…

Je suis d’accord avec vous: on ne pourra pas toujours subsidier. Si on impose un standard plus élevé et que l’on doit sans cesse payer pour la différence, alors, c’est vrai, on n’aura jamais assez d’argent. Voilà pourquoi il faut changer le système. L’Europe restera un de plus gros marchés au monde, elle a la capacité d’imposer des choses.

Prenons l’exemple des agriculteurs. Si demain, on impose le respect des mêmes normes pour les pays qui rentrent chez nous, les prix du marché vont monter et les agriculteurs vont s’en sortir. Mais si on ne le fait pas, l’agriculture finira par partir ailleurs. On doit aussi imposer des normes sociales: quand on achète un vêtement chez Shein, les travailleurs sont payés 2,50 dollars par jour alors que le salaire minimum pour atteindre le seuil de pauvreté est de 3,64 dollars. Acceptera-t-on encore de telles pratiques ? Il faut relancer la dynamique du progrès en fixant au moins ses bases minimales.

Nous devons aussi travailler au sein de l’Europe à une plus grande harmonisation entre nos pays. Quand l’Irlande décide d’un impôt des sociétés plus faible, cela crée une concurrence incroyable, en profitant à des multinationales qui ne sont pas irlandaises. Cela met une pression globale sur l’impôt des sociétés qui est passé de 28% à 20% en 20 ans, selon l’OCDE. Près d’un tiers de cette fiscalité a disparu et s’est reportée sur le travail. Et on commence même à se faire de la concurrence sur le travail, qui se délocalise aussi avec le télétravail, ou parce que des classes de travailleurs sont soutenus dans certains pays. Il faut casser cette dynamique de rivalités permanentes.

Il faut relancer la dynamique du progrès en fixant au moins ses bases minimales.

Quand on demande la priorité numéro un des électeurs, le pouvoir d’achat revient en tête. Mais c’est aussi cela qui met la pression sur les prix. La “fast fashion” ou les marques de distributeurs ne viennent pas de nulle part. Comment faire?

On ne fera pas ce que je préconise sans accompagner. Il faut trois piliers. La tarification carbone tient compte des externalités, ce que ne fait pas la main invisible du marché, qui doit être replacée par la main bien visible des choix politiques. Le premier pilier, celui par lequel il faut commencer, c’est piloter par le prix: quand on pollue, cela coûte plus cher…

… pour les consommateurs aussi, non ?

En faisant cela, on crée des rentrées pour l’Etat. Le deuxième pilier de la tarification carbone, c’est la redistribution de cette redevance, à 100%. Il ne faut certainement pas que ce soit perçu comme une taxe qui va dans le budget global de l’Etat. Sinon, on génère des mouvements comme les Gilets jaunes. Il faut en faire une politique sociale. Protéger, c’est le troisième pilier. Par ailleurs, l’Etat pourrait également investir dans la transition pour ceux qui éprouvent davantage de difficultés.

Certains disent, à l’inverse, qu’il faut davantage travailler sur la demande en ne forant plus de puits de pétrole ou exploitant le gaz, ce qui ferait monter les prix. Mais dans ce cas-là, l’argent va dans la poche des fournisseurs. Des entreprises ont réussi le meilleur résultat dans leur vie, sans que cela ne soit redistribué. Le système que nous proposons relance, lui, la machine à progrès. Cela permettra aussi de recréer du lien social et de réorienter l’économie vers autre chose qu’une accumulation de biens sans fin. Bien sûr, il faut aider aussi des gens en priorité via la réforme fiscale.

Un autre enjeu majeur, c’est la création d’activité et de richesse pour financer le social. N’a-t-on pas tendance à l’oublier?

Oui, mais pour cela, il faut que nos entreprises soient un terrain de jeu qui fonctionne correctement. L’Etat, de son côté, doit anticiper les investissements pour permettre cette transition. Il doit définir des règles du jeu que tout le monde doit respecter, mais il doit également mettre en place les infrastructures nécessaires. Si un réviseur d’entreprise venait contrôler le budget belge ou européen, il dirait que l’on doit venir provisionner des dettes futures certaines, comme la dette climatique. Si on remplace cette charge future par des investissements qui permettent de la diminuer, cela n’aggrave pas le bilan de l’Etat.

Mais n’a-t-on pas trop souvent, en Belgique, une propension à investir les moyens dont on dispose dans des structures publiques?

C’est vrai, et nous en avons suffisamment. Nous devons relancer le secteur privé, raison pour laquelle on doit se donner des capacités de réinvestir et de réindustrialiser. Il faut donc créer un cadre qui permette à nos entreprises de gagner, comme aux Etats-Unis. Le problème, c’est qu’en Europe, on a précisément fait l’inverse en créant des règles qui font perdre les entreprises. C’est dramatique. On doit aussi le faire de façon efficace: à force de réguler dans tous les sens, on crée des paperasseries qui sont inutiles. Il faut que les systèmes soient clairs.

Manque-t-on de champions européens qui rivalisent au niveau mondial?

Le problème, c’est que l’on est beaucoup trop gentils. Les Américains, quand TikTok les embête, ils ne s’embarrassent pas de scrupules pour l’interdire. Pour prendre le domaine de la défense, c’est une ineptie complète d’avoir acheté des F-35 sans négocier correctement les retombées pour notre pays. Cela n’a aucun sens. L’économie, c’est comme le sang dans le corps humain; tant que l’argent circule, il n’y a pas de problème. Mais si on se coupe et que l’argent sort, c’est un problème et c’est le cas en Belgique aujourd’hui.

Donc, on doit créer des champions européens?

Comme on l’a fait avec Airbus. Si on a été capable de le faire dans ce domaine, pourquoi ne pas réussir à le faire dans d’autres secteurs? Il faut arrêter de se faire berner. Nous devons remettre en place une politique industrielle européenne qui fait sens. Et nous avons des atouts en Wallonie pour y contribuer.

C’est une ineptie complète d’avoir acheté des F-35 sans négocier correctement les retombées pour notre pays.

Quand je dis qu’il faut réussir l’Europe, cela signifie qu’il faut harmoniser au sein de l’Europe, rendre l’Europe plus autonome et plus efficace, pour veiller à une concurrence saine vis-à-vis du monde en étant capable d’imposer les standards sociaux, sanitaires et environnementaux qui sont nécessaires. Si on ne fait pas ça, on continuera à tirer tout vers le bas. Je crois au marché, mais il faut lui mettre les contraintes adéquates. En prônant une liberté totale des échanges, on est en réalité devenu moins libres. C’est d’ailleurs pour scela aussi que les politiques ont perdu du crédit: parce qu’ils sont en réalité devenus impuissants face au marché.

L’Europe dispose-t-elle encore d’une force suffisante face aux Etats-Unis, la Chine, voire la Russie qui nous menace?

Nous sommes aujourd’hui dans un monde extrêmement violent, qui est une vraie compétition: guerres économique, numérique et militaire. Mais ensemble, les Européens sont forts, notre marché peut faire plier les plus grandes sociétés. Ma conviction, c’est qu’on doit le faire. J’ai l’espoir que les défis soient tellement importants qu’ils nous obligent à changer.

Profil

1975: Naissance 
le 5 octobre
2004: Après ­Delitraiteur, crée Divine Cuisine
2014: Fondation de Medi-Market
2019: Manager 
de l’Année de Trends-Tendances
2021: Rejoint 
les Engagés, 
dont il est vice-président

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