“Le modèle de gouvernance des entreprises est usé jusqu’à la corde”

Marek Hudon est professeur à la Solvay Business School. © Isopix
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

De Delhaize à bpost, l’actualité nous montre que les grandes entreprises doivent adapter leur gouvernance à un monde de plus en plus complexe, avec des actionnaires aux intérêts parfois conflictuels. Pour Marek Hudon, professeur de finances la Solvay Business School, trois leçons peuvent être tirées, et au moins autant de réponses apportées.

L’activisme actionnarial a toujours existé. Mais il s’est largement professionnalisé et n’a aujourd’hui plus grand-chose à voir avec les interventions un brin folkloriques d’autrefois. Des motions environnementalistes parviennent à bousculer les équipes en place et poussent les entreprises à revoir parfois dans l’urgence leur stratégie. Cela illustre, nous explique le professeur de finances Marek Hudon (Solvay), l’importance croissante des objectifs non financiers pour une partie de l’actionnariat des entreprises.

“Face à ces éléments neufs, la gouvernance classique de nos entreprises, avec un conseil d’administration qui ne reflète que l’actionnariat et ses intérêts directs, doit évoluer, affirme-t-il. Le modèle traditionnel est usé, jusqu’à la corde même. Il ne parvient pas à prendre en compte la complexité de notre monde et les nouveaux défis amenés par certaines parties prenantes.” La réflexion de Marek Hudon s’articule autour de trois épisodes de l’actualité économique récente.

Leçon 1: Delhaize et l’éloignement géographique de l’actionnariat

Avec un actionnariat belgo-belge traditionnel, Delhaize aurait-il mis sur la table le même plan stratégique? “Il y aurait assurément eu une concertation plus rapide et sans doute plus forte, répond Marek Hudon. Cela illustre le défi de la gouvernance des entreprises mondialisées. Au fil des ans, de nombreuses entreprises sont passées sous pavillon étranger, que ce soit la BBL, GB, Cockerill, la Sabena, la Royale Belge ou d’autres. L’éloignement du centre de décision rend les choses plus compliquées. C’est encore plus vrai dans le cas de Delhaize, au vu de l’importance des fonds d’investissement internationaux dans l’actionnariat. Entre le Delhaize d’Enghien (ville où se déroule cet entretien) et un investisseur comme BlackRock, la distance est gigantesque. Elle crée des défis qui nécessitent de réinventer la gouvernance.”

“Ce qui se joue, c’est beaucoup plus que Delhaize, c’est la protection sociale, l’organisation collective du travail.”

Non seulement le plan de franchisation n’a guère été négocié en amont mais il ne semble toujours pas l’être, en dépit de longues semaines d’actions syndicales. “Les magasins intégrés de Delhaize ne pèsent pas suffisamment pour ébranler ses actionnaires internationaux, convaincus qu’ils gagneront sur le long terme, poursuit le professeur de finances. La paix sociale, et donc la conciliation, fut pendant longtemps le socle de l’organisation des entreprises. Celles-ci voulaient avant tout de la stabilité. Aujourd’hui, la priorité, ce sont les exigences des analystes financiers. Ce qui se joue, c’est beaucoup plus que Delhaize, c’est la protection sociale, l’organisation collective du travail et la discussion entre les parties prenantes.”

Le professeur ajoute que la dissémination des magasins franchisés affaiblit les modes d’action classiques des syndicats et les pousse dès lors au recours à des leviers plus durs ou plus violents, pour équilibrer le rapport de forces. “Tout est en place pour un conflit social long et dur”, résume Marek Hudon.

Leçon 2: bpost et l’enchevêtrement public/privé

Chez bpost, on retrouve aussi ces fonds internationaux. Mais ils ne sont pas majoritaires et côtoient un actionnaire public, l’Etat belge. “On a créé un drôle d’animal, soupire Marek Hudon. On a internalisé la tension entre la logique publique – si l’Etat investit, c’est pour faire autre chose que la recherche d’un profit purement financier – et celle des investisseurs privés. Et nous parlons ici de la Bourse, pas de private equity.”

Est-ce un problème de modèle, baptisé à l’époque “consolidation stratégique”, ou plutôt de personnes? Ce même modèle semble en effet beaucoup plus efficace chez Proximus. “Les secteurs ne sont pas comparables, nuance le professeur de Solvay. La téléphonie génère beaucoup de revenus et de croissance, alors que l’avenir des services postaux pose question, malgré le développement de l’e-commerce et de la livraison des petits colis.”

“Nous avons vraiment sous-estimé les difficultés de gestion d’une telle structure publique-privée.”

L’une des différences essentielles est la régulation. Elle est, explique notre interlocuteur, très forte dans la téléphonie et encore largement absente dans les services postaux. “Il y a clairement un manque de compétences dans l’administration, dit Marek Hudon. C’est bien pour cela que l’on détache du personnel de bpost vers les cabinets ministériels. Nous avons besoin d’un vrai régulateur, d’une administration qui puisse suivre ce marché et fixer les règles de saine concurrence. Nous avons vraiment sous-estimé les difficultés de gestion d’une telle structure publique-privée. Quand le cours de Bourse s’effondre, c’est très visible.” Le professeur ne croit pas beaucoup en l’option d’une privatisation totale qui, dit-il, “ne ferait qu’exacerber les tensions sociales”.

Leçon 3: les résolutions sociétales

Les assemblées générales des entreprises voient de plus en plus régulièrement des résolutions sociétales s’inscrire à leur agenda. “Le phénomène n’est pas neuf mais ces résolutions sont de plus en plus nombreuses, visibles et, surtout, elles sont bien charpentées, commente Marek Hudon. Une sorte d’ingénierie de l’activisme se développe, le mode d’action se professionnalise et les entreprises doivent adapter leur gouvernance, leur stratégie en conséquence. Le mouvement va s’amplifier, via notamment la gestion des données qui permet des comparaisons relativement précises des politiques des uns et des autres. Les grands groupes sont mis en concurrence sur leur politique ESG.”

Il souligne qu’une dizaine de résolutions sont passées dans les dernières assemblées générales des grands groupes français (carrefour, TotalEnergies, EDT…) avec un score d’approbation moyen de 93%. “Les résolutions les plus exigeantes ne sont pas passées mais elles ont quand même réuni plusieurs dizaines de pour cent, les entreprises ne peuvent pas les ignorer, poursuit notre interlocuteur. Des investisseurs commencent à exiger une politique ESG de plus en plus affirmée. Le fonds de pension de l’Eglise d’Angleterre a même voté contre la reconduction des dirigeants de Shell.”

“Il faut imaginer une nouvelle gouvernance, susceptible de désamorcer les conflits.”

L’enjeu est énorme car cela touche directement la politique de dividende de l’entreprise. Les montants réinvestis dans des actions climatiques ou autres, pour répondre aux exigences des activistes, c’est aussi de la distribution de profits en moins pour les actionnaires et cela ne réjouit pas tout le monde. “Cela va créer de fortes tensions entre actionnaires, dont les intérêts ou priorités ne sont pas alignées, résume Marek Hudon. Il faut dès lors imaginer une nouvelle gouvernance, susceptible de désamorcer les conflits entre toutes les parties prenantes.”

Une réponse en trois ou quatre temps

Les réponses peuvent emprunter plusieurs voies, éventuellement cumulables. Marek Hudon en évoque trois.

• Les évolutions juridiques. De nouvelles lois ou réglementations peuvent, par exemple, améliorer la régulation dans le secteur postal ou clarifier les conventions collectives en vigueur dans la distribution. “Il faut pouvoir éviter la concurrence délétère entre les magasins, selon les conventions dont relèvent leurs collaborateurs, et combattre les pratiques d’évitement, qui visent à contourner la loi Renault dans le cas de Delhaize”, pointe le professeur d’économie.

• Les entreprises à mission. C’est l’un des domaines de recherche de Marek Hudon, qui n’a évidemment pas manqué l’opportunité d’en souligner l’intérêt dans ce contexte. “Il va falloir passer du temps à s’aligner en interne autour de la finalité de l’entreprise, dit-il. Avoir comme seul but l’augmentation de la valeur pour l’actionnaire, ça ne fait pas ou plus rêver tout le monde. Les actionnaires sont de plus en plus nombreux à souhaiter que l’entreprise réponde aux enjeux sociétaux de demain. Cela peut être pris en compte avec une entreprise à mission. Elle doit se doter d’un comité de mission, avec des parties prenantes extérieures et d’un audit qui validera les actions en vue de répondre à cette mission.”

• L’actionnariat salarié. Cette voie gagne en visibilité (Easi, IBA, I-care, Movify…) mais elle reste très modeste en Belgique. L’actionnariat salarié représente à peine 1% des travailleurs, contre 10 fois plus en France. “C’est souvent abordé dans une optique fiscale, comme mode de rémunération alternatif, dit Marek Hudon. L’idée est de le faire évoluer vers une optique de gouvernance, un moyen pour rechercher un meilleur alignement des intérêts des différentes parties prenantes.” Cette optique fut surtout utilisée dans des opérations de sauvetage de l’entreprise. IBA a ouvert son capital au personnel en 1997 pour éviter un rachat par un concurrent canadien et préserver l’ancrage belge (d’où le nom belgian anchorage, toujours bien présent dans l’actionnariat). Récemment, les travailleurs de Cameleon ont repris ensemble l’enseigne de prêt-à-porter.

“Il y a eu aussi l’exemple de La Redoute, qui a levé des fonds auprès de son personnel quand elle traversait une période difficile et qui vient de leur distribuer un million d’euros de dividendes, pointe Marek Hudon. C’est un outil qui stimule la concertation interne, qui conduit à une gouvernance plus participative, ce qui, sur le long terme, me paraît plus sain.” Et de pointer la différence avec laquelle Delhaize gère la franchisation de ses magasins et Colruyt (dont 15% des travailleurs sont actionnaires) celle de la cession de Dreamland. “Cela dit, je ne suis pas certain qu’un actionnariat salarié aurait résolu grand-chose chez Delhaize, conclut-il. Pour que ça fonctionne, il faut d’abord de la confiance, ou à tout le moins un potentiel de confiance, entre les parties prenantes. Je ne pense pas que ce soit le cas, aujourd’hui, chez Delhaize.”

Un autre élément d’actualité nous fait songer à une quatrième réponse: la désignation de personnalités incarnant ces nouveaux enjeux, en particulier celui de la durabilité de notre développement économique, au conseil d’administration des entreprises. C’est ce qu’essayent de faire les entreprises cotées, d’après le Board Monitor d’Heidrick & Struggles publié en mai dernier. Dix pour cent des administrateurs nommés en 2022 dans les sociétés du Bel20 ont en effet une compétence reconnue en matière de durabilité.

Cette tendance se manifeste, selon cette étude, dans toutes les sociétés européennes. “Aujourd’hui, on ne peut plus regarder à côté, commentait dans Trends-Tendances Marie-Hélène De Coster, partner in charge d’Heidrick & Struggles Belux. Le conseil d’administration joue un rôle crucial en guidant correctement le comité exécutif sur les questions de durabilité et en convainquant les actionnaires d’investir durablement.”

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