Gwendoline Cazenave (CEO d’Eurostar Group): “Il n’y a pas de management spécifiquement féminin”

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Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

La fusion entre Eurostar et Thalys, un projet de croissance prometteur mais difficile, est entre les mains d’une CEO dotée d’une longue expérience à la SNCF et dans la consultance. Gwendoline Cazenave est aussi attentive aux questions d’inégalités selon le genre ou l’origine. Entretien.

Gwendoline Cazenave est le visage d’Eurostar Group, né de la fusion du Thalys et des trains trans-Manche Eurostar. Ce groupe est le premier transporteur ferroviaire européen international, avec 51 trains et près de 15 millions de voyageurs transportés en 2022 (Thalys + Eurostar). Cela fait plus de six mois que cette Française, qui a effectué la plus grande partie de sa carrière à la SNCF, son premier actionnaire (*), met en place une fusion très progressive autour d’une seule marque, Eurostar, et bientôt d’un seul site de réservation.

Pourquoi avait-elle choisi de faire carrière à la SNCF? “J’ai démarré dans les chemins de fer car je voulais travailler dans un domaine où je pouvais être utile, où l’on construisait pour la société, les territoires. Je n’ai pas été déçue.”

PROFIL

· 53 ans
· Formation: Science Po Grenoble (1989), McGill University (Montréal) (1990), NEOMA Business School, Finances contrôle de gestion (1993)
· 1992: PwC, audit
· 1994: Divers postes. Dernière fonction: CEO du TGV Atlantique
· 2020: Partner chez Oliver Wyman, Paris
· 2022: CEO d’Eurostar Group
· Administratrice de Tallano Technologies et d’Iarnród Éireann Irish Rail

TRENDS-TENDANCES. Cela aide-t-il d’être une femme dans les relations avec les cheminots, les syndicats?

GWENDOLINE CAZENAVE. Je ne pense pas qu’il y ait un management spécifiquement féminin. J’ai ma manière d’être, je suis très présente, je montre le chemin et dis les choses mais je pense que ce n’est pas particulièrement féminin.

L’univers ferroviaire est très masculin. Avez-vous vécu des expériences négatives au fil de votre carrière, des préjugés inconscients?

C’est plutôt un atout, dans ce secteur, d’être une femme. J’ai pu faire des rencontres incroyables d’hommes qui ont cru en moi. Mais je ne vous cache pas qu’il y a eu des moments terribles, j’ai entendu des propos inconvenants des tas de fois. Le plus terrible a été quand j’étais enceinte de mon deuxième enfant. J’avais 32 ans, j’allais partir en congé de maternité. Mon patron de l’époque m’a dit: “Tu sais, Gwendoline, tu es formidable, mais c’est embêtant car tu n’es pas ingénieure et tu es une femme. Ce sera difficile de faire une carrière”. Là, mon monde s’est effondré. Je suis rentrée chez moi. Mon mari avait alors une proposition d’expatriation en Asie. Je me suis dit: “je ne peux pas y arriver”.

Et quand nous sommes revenus en Europe, mon énergie a repris le dessus. Finalement, cet homme m’avait rendu service. Un homme pouvait tenir de tels propos mais on pouvait lutter contre cela et cela m’a rendue plus forte. J’allais prouver qu’il avait tort. Ce sont des choses qui vous marquent et vous construisent.

Vous revenez au ferroviaire. Vous étiez consultante chez Oliver Wyman après une longue carrière à la SNCF. Etait-ce une erreur, le passage à la consultance? Qu’en avez-vous appris?

Non, ce n’était pas une erreur. C’était ma volonté de poursuivre ma carrière ailleurs pour être utile différemment. J’avais contribué à construire à la SNCF cette magnifique entité opérationnelle qu’est le TGV Atlantique, j’avais accompli cette mission. J’avais envie d’accompagner des dirigeants dans leurs projets comme j’aurais aimé être accompagnée en termes de stratégie.

J’ai appris un nouveau métier avec les équipes d’Oliver Wyman, qui ont énormément de méthodes, de vision, alors que je n’avais l’expérience que d’une seule entreprise. J’ai vu les choses sous un autre angle, celui du conseil. Toujours dans le domaine de la mobilité, pour des clients européens, nord-américains, sur des sujets de croissance, de stratégie, de réorganisation et cela dans un grand cabinet. Je ne dirigerais pas Eurostar Group de la même manière sans cette expérience de trois ans. J’ai aussi beaucoup œuvré pour la diversité de genre parce que dans un cabinet de conseil en stratégie, le sujet est encore plus à travailler que dans une entreprise ferroviaire.

Vous prenez des initiatives en matière d’égalité hommes-femmes chez Eurostar Group?

Oui, c’est important. J’ai eu la chance durant toute ma carrière d’avoir été mentorée majoritairement par des hommes. Je veux transmettre cela. J’ai coaché des femmes dans mes équipes. Un de mes objectifs comme CEO est d’avoir une politique plus volontariste pour que les plans de succession intègrent des femmes dans le management. J’ai aussi lancé une initiative comme Spent a day with a CEO pour des jeunes, comme une lycéenne londonienne (elle est mentor au sein d’Article 1, une association française de lutte contre l’inégalité des chances selon le genre et l’origine, Ndlr).

Pourquoi avoir accepté de diriger Eurostar Group?

J’avais été directrice finance et stratégie de la SNCF Voyage. Je connaissais donc bien les deux sociétés Eurostar Ltd et Thalys, dont j’ai été administratrice. Ce n’est pas un projet de fusion comme j’en ai connu dans le métier du conseil. Ici, il s’agit d’un projet de croissance pour porter à 30 millions le nombre de passagers, soit 30% de plus, d’ici 2030.

Cet objectif de 30 millions de passagers en 2030, plus du double de l’an dernier, n’est-il pas trop ambitieux?

Non. Nous étions 19 millions de passagers en 2019, 15 millions en 2022. Passer à 30 millions en 2030, c’est augmenter de 30% par rapport à 2019.

Quelle est la part de la Belgique dans Eurostar Group?

Le nombre de voyageurs au départ de Bruxelles est de 5 millions, soit un gros tiers de notre trafic, ce qui est significatif.

La première idée est de faire fonctionner le réseau de manière plus intensive, plus dense.

La fusion entre Thalys et Eurostar aurait-elle dû intervenir plus tôt?

Je ne sais pas, c’est une bonne question. En tout cas avec le Brexit et le covid, il aurait été compliqué de lancer la fusion plus tôt. Elle a été réalisée après l’approbation de la Commission européenne en mai 2022. C’est une nouvelle entreprise qui a pour projet de relier 240 millions d’Européens, de devenir une épine dorsale des voyages durables.

Ce qu’on veut construire, c’est un grand réseau entre les grandes agglomérations européennes, connecté avec de grands hubs aux réseaux nationaux. En particulier Bruxelles, qui est au centre de l’étoile d’Eurostar, reliée en moins de deux heures à Amsterdam, Paris, Londres, Cologne.

Est-ce que l’étoile, qui est le logo du nouvel Eurostar, a vocation à s’agrandir, à s’étendre vers d’autres villes?

La première idée est de faire fonctionner le réseau de manière plus intensive, plus dense. Au départ de Bruxelles, il y a 3.600 gares joignables en Europe, dont 1.000 à moins de six heures. Eurostar est un réseau ouvert sur toute l’Europe, y compris avec l’aérien, puisque nous pouvons remplacer les vols de liaison court-courriers. Nous avons commencé un partenariat avec KLM pour amener les passagers des long-courriers de Schiphol via la gare de l’aéroport.

Voir le reportage de Canal Z: Thalys disparaît au profit d’Eurostar

Parmi les questions qui se posent dans les hubs, les gares, il y a la capacité, très limitée sur les lignes trans-Manche. Vous ne pouvez pas toujours voyager avec des rames complètes, en particulier au départ d’Amsterdam vers Londres, qui ne peut accueillir que 250 passagers, à cause des contrôles depuis le Brexit. Où en êtes-vous?

Nous pensons augmenter l’offre entre Londres et Amsterdam. Nous avons discuté avec NS et Prorail (l’équivalent de la SNCB et d’Infrabel des Pays-Bas, Ndlr) et avec le gouvernement néerlandais. Nous avons une solution. Un nouveau terminal Eurostar de plus grande capacité sera construit à la mi-2025. C’est important car la ligne Londres- Amsterdam est la liaison aérienne internationale la plus populaire en Europe après Londres-Dublin. Elle représente 2,3 millions de passagers par an, 90 avions par jour. Il y a de quoi faire en transfert modal et en réduction d’émissions de CO2.

La gare du Midi à Bruxelles pose-t-elle aussi un souci de capacité?

A mon arrivée, j’avais été très étonnée par les files d’attente. Nous avons obtenu une aubette supplémentaire pour le passager à la frontière, soit 50% de plus. L’an prochain, nous aurons encore une aubette de plus et des portes automatiques.

D’une manière générale, l’infrastructure des gares est insuffisante pour absorber le besoin de voyager plus vert en Europe.

Vous limitez les ventes de tickets à Bruxelles?

Pour le moment, je limite la capacité vendue à Bruxelles (vers Londres, Ndlr) car nous ne pouvons pas embarquer plus de 500 personnes par heure. S’il est impossible de passer la frontière, cela ne sert à rien d’ajouter des trains. Nous avons aussi des discussions à Londres pour régler le même problème. D’une manière générale, l’infrastructure des gares est insuffisante pour absorber le besoin de voyager plus vert en Europe. Cette problématique se retrouve dans toutes les gares où nous opérons: Bruxelles-Midi, Paris Nord, Londres St. Pancras. Regardez la largeur des quais à Bruxelles-Midi: rien que pour embarquer ou débarquer pour les trains Bruxelles-Paris ou Paris-Bruxelles, on a un problème physique.

Londres-Amsterdam est l’axe qui offre le plus grand potentiel de croissance?

Oui. Nous avons globalement plusieurs chantiers de croissance. Le premier est celui de la capacité offerte, en fusionnant les deux flottes, celle des trans-Manche de 894 sièges et celle des Thalys de plus de 370 sièges, pour augmenter l’offre sur toutes les routes. Si je regarde les chiffres de mars 2023 au départ de Bruxelles sur les routes d’Amsterdam et de Cologne, nous sommes à plus du double par rapport à 2022. Sur Londres, + 60%, vers Paris, un marché mature, + 10%. Il y a une envie de voyager.

La clientèle a-t-elle progressé ou changé depuis le covid?

Depuis l’été 2022, nous sommes revenus au trafic pré-covid en volume mais la clientèle n’a pas le même profil. Celle du business n’est pas totalement revenue. Elle se situe à peu près à 80% de la fréquentation antérieure. Sur la clientèle loisirs, en revanche, nous sommes très au-dessus des chiffres pré-covid. Surtout dans le segment des VFA (visites, familles et amis) qui a progressé de 10% par rapport à 2019. Dernière catégorie en forte croissance: les passagers overseas, hors d’Europe, principalement les Américains. Un Américain sur deux qui vient en Europe consulte le site Eurostar.

Quelle est la part de marché par rapport à l’aérien?

Significative. Sur Bruxelles-Amsterdam, Paris-Londres, on est autour de 75 à 80%. Ce qui reste est constitué par les vols de correspondance pour des long-courriers. Sur Londres-Amsterdam, nous sommes passés de 9% avant covid à plus de 20% actuellement. Il y a une forte capacité de croissance. En particulier des Européens qui vont visiter des amis ou de la famille. J’en sais quelque chose: j’ai un fils à Bruxelles, une fille à Londres, je fais partie de cette catégorie.

Au plus fort du covid, les entreprises constitutives de l’actuel Eurostar Group, Thalys et Eurostar Ltd, étaient en perte. Etes-vous toujours dans le rouge?

Non. En 2022, nous étions dans le vert. Si nous réussissons la croissance, le challenge des gares, celui du nouvel Eurostar, nous serons dans des perspectives très positives.

Malgré l’inflation, le triplement du prix de l’énergie et nos coûts, nous ne bougeons pas les prix d’appel.

La ligne low cost Bruxelles- Paris Izy a été supprimée alors qu’elle avait permis de dégager de la croissance sur la ligne: elle ne convenait pas au “business model” actuel? N’y a-t-il pas un risque avec la concurrence de Flixbus?

Le service Izy a stoppé avant que je n’arrive. La question du low cost peut se poser, mais pas pour nous, ce n’est pas notre métier. Eurostar n’est pas une marque low cost.

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Cela nous amène au prix, ou plutôt à l’accessibilité des tickets…

Nous sommes une activité de coûts fixes. Malgré tout, malgré l’inflation, le triplement du prix de l’énergie et nos coûts, nous ne bougeons pas les prix d’appel. Au départ de Bruxelles, c’est 29 euros pour aller à Paris ou Amsterdam, 39 pounds pour Londres (44 euros, Ndlr). Je ne veux pas qu’ils changent.

Vous allez me dire qu’on ne les trouve jamais. Ces tarifs sont proposés en grande anticipation. Quand nous ouvrons les ventes, nous connaissons une croissance incroyable des premiers acheteurs. C’est aussi l’effet du changement dans le mix, du passager business vers le passager loisir. Le client loisir achète très en avance. En novembre, nous avions fait une promotion avec des tickets à 29 euros/ 29 pounds: nous avons vendu 30.000 billets en quelques jours. Nous multiplions les moments d’opportunités de trains à petits prix, comme une réduction de 14 euros pour la Saint-Valentin.

La recette moyenne a-t-elle augmenté?

Le coût moyen a augmenté de manière significative. L’électricité aussi. La ligne à grande vitesse en Grande-Bretagne, HS1, et le tunnel sous la Manche coûtent trois fois l’infrastructure en Belgique, aux Pays-Bas ou en France.

Envisagez-vous d’agrandir ou de renouveler la flotte de trains?

Nous n’avons rien annoncé à ce sujet. Nous avons une flotte qui permet d’arriver au-delà de 2030. La question se posera plus tard. Cela fait partie des réflexions stratégiques à avoir avec les actionnaires.

Vous avez une dette de 930 millions d’euros. Comment la rembourserez-vous?

Dans un business de coûts fixes, ce qui fait notre marge, c’est le chiffre d’affaires généré par le trafic. Si l’on réussi notre challenge de développer l’offre, la capacité des gares, on remboursera notre dette.

Lentement?

Comme dans beaucoup d’entreprises.

(*) Eurostar Group, basé en Belgique, est contrôlé à 55,75% par la SNCF. La SNCB en possède 18,5%, la CDPQ (Caisse de dépôt et placement du Québec), 19,31%. Le solde est détenu par des fonds gérés par Federated Hemes Infrastructure. La société Eurostar Group est basée à Bruxelles.

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