Famille Colruyt: “La transition vers la quatrième génération est loin d’être accomplie”

Les huit enfants de Franz Colruyt et leurs héritiers constituent aujourd'hui la colonne vertébrale de l'actionnariat du groupe. © BelgaImage

Le groupe de supermarchés Colruyt est unanimement salué pour son ancrage familial belge. “Nous sommes fiers du chemin que nous avons parcouru ces 20 dernières années avec les différentes branches de la famille”, juge Jef Colruyt, sa figure emblématique aujourd’hui sur le départ. Pourtant, la structure n’est pas dénuée de faiblesses. Et la transition vers la quatrième génération est loin d’être accomplie.

C’était un des secrets les mieux gardés du petit monde de la grande distribution. Ces dernières années, les spéculations n’ont cessé de prendre de l’ampleur sur la succession de Jef Colruyt (64 ans). Actif depuis 1987 dans l’entreprise familiale homonyme, il avait été catapulté CEO à 35 ans, quand son père Jo Colruyt (qui fut élu Manager de l’Année par nos collègues de Trends en 1992) est décédé subitement d’un infarctus début octobre 1994. Le jeudi 13 juillet dans la soirée, on a finalement appris que Jef Colruyt transmettrait le flambeau à Stefan Goethaert (56 ans) à partir de juillet. L’actuel COO a rejoint le groupe il y a plus d’une décennie aussi.

Après l’annonce, les superlatifs ont plu à l’adresse de Jef, lui-même Manager néerlandophone de l’Année 2002. Sous son égide, les supermarchés Colruyt – auxquels il faut ajouter les magasins de proximité Okay et Spar – ont conquis le marché belge de la grande distribution, qu’ils dominent aujourd’hui avec une part de marché de 31%. La valeur boursière est ainsi passée de 74 millions d’euros (en montant actualisé) à l’entrée en Bourse du groupe en novembre 1997, à environ 4,6 milliards d’euros aujourd’hui.

Jef Colruyt

Simultanément, ses “meilleurs prix” valent à Colruyt une image sociale. C’était particulièrement le cas lors d’une année 2022 marquée par l’inflation. “Nous avons maintenu notre rôle de gardien du budget du client, malgré la hausse des prix d’achat et la longueur des négociations avec les fournisseurs en fin d’exercice”, signalait le CEO en instance de départ dans son rapport annuel 2021-2022. Mais ce refus de répercuter intégralement les hausses des coûts sur les prix de vente a également pesé sur les marges du groupe. Résultat: l’action a brutalement décroché l’an dernier, pour disparaître du Bel20 ce printemps. La SA Etablissementen Franz Colruyt était membre de l’indice vedette de la Bourse de Bruxelles depuis sa création en 1993.

L’ancrage Korys

C’est sans doute cet ancrage belge inébranlable qui a valu le plus d’hommages à Jef Colruyt la semaine dernière. Via le holding familial SA Korys, la famille contrôle environ 55% de la SA Etablissementen Franz Colruyt. Ce qui n’a rien d’une évidence quand on en est déjà à la sixième génération.

Le père fondateur est un modeste fils de boulanger: Franz Colruyt (1901-1958) s’est lancé dans le commerce en denrées coloniales à Lembeek, près de Hal, en 1928. Ses huit enfants, dont Jo Colruyt donc, constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’actionnariat familial.

© National

L’actionnariat était encore relativement concentré début novembre 1976, quand les 18 actionnaires familiaux de la SA Etablissementen Franz Colruyt ont commencé à préparer l’entrée en Bourse. Quand l’exercice sera réédité en février 2012, il s’était déjà considérablement émietté. Trente-cinq ans plus tard, ce sont quelque 108 actionnaires familiaux répartis en 10 branches qui regrouperont leur participation familiale dans la SA Korys: les descendants des huit enfants du père fondateur Franz, une neuvième branche baptisée Theresa, du nom d’une fille d’Henry, frère du père fondateur, et une dixième issue de cousins et cousines plus éloignés.

“Les actionnaires familiaux veulent régler la succession pour les prochaines générations.”

Il a ainsi fallu plus d’une décennie pour consolider les fondations de la maison. Le résultat? Le holding d’ancrage SA Korys, créé le 27 février 2012. Le nom Korys renvoie au corylus, le nom latin du noisetier, dont est dérivé Colruyt. Mais une société dénommée Corilus existait déjà en Flandre: c’est un constructeur de logiciels pour le secteur de la santé. D’où la variante Korys. “Les actionnaires familiaux veulent garantir la stabilité nécessaire de l’actionnariat sur le long terme”, peut-on lire dans les motivations de l’acte de fondation de la SA Korys du 27 février 2012. “De plus, les actionnaires familiaux veulent régler la succession pour les prochaines générations et créer une structure unique de bonne gouvernance dans laquelle seraient impliqués le plus grand nombre possible d’actionnaires. Nous voulons un holding familial faîtier au sein duquel tous les actionnaires familiaux peuvent s’unir. Ce regroupement de l’actionnariat au niveau de la SA Korys doit apporter la continuité nécessaire à la conduite de l’entreprise à long terme.”

Au-dessus du holding belge Korys se trouve encore une fondation de droit néerlandais (Stichting Administratiekantoor), la Stak Cozin. Les mêmes actionnaires familiaux y regroupent leurs participations, cette fois en qualité de titulaires de certificats.

La prépondérance de Jef Colruyt

Où en est Korys plus d’une décennie après sa création? Financièrement, le holding est très performant (voir le tableau ci-dessous). On y recense désormais 124 actionnaires. “Les liens familiaux n’ont jamais été aussi solides, se réjouit Jef Colruyt. Nous sommes fiers du chemin que nous avons parcouru ces dernières années avec les différentes familles. Plusieurs groupes de travail y planchent en continu. Les jeunes membres de la famille passent par la Korys Academy. Ils y ont droit à trois ans de formations en marketing, ventes, logistique, mais aussi à des conseils d’administration et des visites d’entreprise. Ce programme est obligatoire pour tous les actionnaires, car nous voulons des copropriétaires responsables.” Trente membres de la famille travaillent en outre au sein de Colruyt Group ou dans des entreprises dans lesquelles investit Korys.

GRIET AERTS
Griet Aerts © PG

Pourtant, le groupe présente trois faiblesses. Selon les statuts de la SA Korys, les administrateurs doivent être nommés à partir d’une branche de la famille qui détient plus de 7% des actions. La branche “Jo”, c’est-à-dire la famille de Jef Colruyt, détenait un cinquième des actions à la constitution de Korys en 2012. Elle fournit cinq des administrateurs de Colruyt Group, Korys et de la Stak Cozin. L’une d’entre eux, Griet Aerts (41 ans), est en outre co-CEO chez Korys. Et la conjointe de Jef Colruyt, Lut Gabriëls (52 ans), est administratrice de la Stak Cozin.

Ensuite, on peut également s’étonner de la manière dont Korys rachète et détruit des actions propres et des certificats de la fondation depuis 2015. Cette politique rapporte plus que les dividendes distribués (voir tableau). Ce sont ainsi plus de 16,2 millions d’actions propres qui ont été rachetées, 7,1% du total. Et plus de 13,1 millions de ces actions ont été détruites. Les documents disponibles dans le public ne permettent pas de déterminer si des actionnaires ont été ainsi évincés. “Le rachat d’actions propres est une formule standard permettant d’apporter une certaine liquidité aux actionnaires familiaux, nuance Jef Colruyt. La croissance du nombre d’actionnaires favorise également la liquidité. Même si elle reste limitée. Nous réinvestissons la majeure partie de nos ressources via Korys.”

© National

Enfin, le transfert du pouvoir familial à la quatrième génération reste très prudent. Lisa Colruyt (41 ans), fille de Jef, a décroché un siège d’administratrice au Colruyt Group l’an dernier. Elle travaille depuis 20 ans dans l’entreprise. Sa cousine Griet Aerts, également administratrice du groupe de supermarchés, est devenue co-CEO de Korys en 2021. Mais c’en est tout pour les jeunes. La troisième génération reste à la barre au sein des conseils d’administration de Korys et de Cozin. “Nous planchons sur la transition. Nos jeunes bénéficient d’une formation intensive en toute discrétion, répond Jef Colruyt. Ils reprendront le flambeau quand le moment sera venu.”

Korys joue aussi aux entrepreneurs

Sa participation d’environ 55% dans Colruyt Group est le principal actif de Korys. Fin mars 2022, le holding familial revendiquait un total du bilan de 2,34 milliards d’euros, moins que sa seule part dans la valeur boursière de Colruyt Group (4,6 milliards d’euros au total environ).

Cette année, Korys a encore enregistré un bénéfice exceptionnel sur la vente de Parkwind, un producteur d’électricité verte via des parcs éoliens disséminés au large de la côte belge. Parkwind a été vendu pour 1,55 milliard d’euros en mars dernier. Colruyt, qui détient environ 60% des actions, estime la plus-value entre 600 à 700 millions d’euros. Korys possède les 40% restants.

La vente de Parkwind illustre la manière dont écologie et économie peuvent parfaitement cohabiter et générer de plantureux bénéfices. Le holding familial ne cache en tout cas pas ses ambitions en termes d’impact social. Certes, l’expression est aujourd’hui à la mode au sein des sociétés patrimoniales familiales, mais ce serait oublier que la famille Colruyt compte parmi les pionniers dans ce domaine. Au début du siècle, quand les dividendes et le cours de Bourse de la chaîne de supermarchés se sont envolés, la famille a voulu éviter de mettre tous ses œufs dans le même panier. D’où le holding, qui s’est également diversifié.

Il s’en est suivi des dizaines d’investissements ces dernières années, surtout dans des entreprises de croissance actives dans des technologies novatrices. La durabilité est également centrale. “Korys investit des montants de 3 à 100 millions d’euros, explique la co-CEO Griet Aerts. Nous restons actionnaires tant que nous pouvons apporter une valeur ajoutée et porter l’entreprise à un niveau plus élevé. Autrement dit: nous investissons par définition pour le long terme et faisons office de co-entrepreneurs.”

Le rayon d’action est mondial, avec des investissements en Inde, en Scandinavie et aux Etats-Unis. Korys injecte beaucoup d’argent dans des entreprises liées à la recherche médicale. En Inde, Sayhadri est un producteur de fruits et légumes qui travaille directement avec les agriculteurs. A De Pinte (Flandre-Occidentale), Ingrizo développe des ingrédients naturels et durables pour l’alimentation et la santé. Protealis (Gand) travaille sur les graines de légumineuses. Trunkrs est un service de commande respectueux de l’environnement. Sitemarkt (Louvain) analyse la qualité de l’air au-dessus des panneaux solaires. D-Drinks produit des boissons et des snacks naturels et durables. Ontoforce est spécialisé dans les outils de gestion des informations.

Les fortunes discrètes de Flandre

Plusieurs familles flamandes se sont constitué d’importants portefeuilles d’investissement au fil des ans. Elles font ainsi prospérer et croître notre économie. Trends-Tendances présente chaque mois une de ces familles souvent méconnues.

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