Dr Elon et Mr Musk

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

A la fois génie et démon, le multi-entrepreneur américain fascine et dérange. Une biographie passionnante en décrit les racines et les motivations. Trends-Tendances évoque avec un spécialiste les différents leaderships qu’il incarne. Avec cette question: jusqu’où ira-t-il?

S’il est bien une personnalité économique qui inspire ou inquiète de par le monde, c’est Elon Musk. L’homme de Tesla et de SpaceX multiplie les défis, depuis l’acquisition de PayPal au début de son ascension jusqu’au rachat chaotique de Twitter (devenu X) en passant par Tesla, Starlink, l’intelligence artificielle et tant d’autres expérimentations sur les cerveaux connectés. Son activité frénétique de CEO se double désormais d’une expression outrancière sur le plan politique qui pose question. Qu’est-ce qui motive Elon Musk? Et quel type de leadership incarne-t-il?

Le sauveur du monde …

“Elon Musk pense qu’il peut sauver le monde”, résume Walter Isaacson, auteur d’une passionnante biographie de cet homme hors du commun. Ce livre paru en septembre se lit comme un thriller et jette une lueur crue sur un personnage marqué par une enfance difficile, rendu asocial par le syndrome d’Asperger et déterminé à réussir coûte que coûte. Un génie combiné à un démon. Après avoir transformé la plateforme Twitter en un lieu d’expression sans filtre, y compris pour les idées racistes ou les théories du complot, Elon Musk s’en est pris ouvertement au président ukrainien Volodymyr Zelensky, se moquant de lui en ces termes: “Quand ça fait cinq minutes que tu n’as pas demandé des milliards dollars d’aide…” Il s’est notamment aussi rendu le long de la frontière avec le Mexique pour, dans une vidéo, réclamer la construction d’une barrière sécurisée.

WALTER ISAACSON
Walter Isaacson © Getty Images

L’homme déroute. Il incarne un leadership totalitaire, obnubilé par les résultats et empreint d’une dimension messianique. En témoigne cette petite phrase d’Elon Musk lui-même, publiée en exergue de la biographie, datant du 8 mai 2021: “A tous ceux que j’ai pu choquer, j’ai juste envie de dire: j’ai réinventé la voiture électrique et je vais envoyer des gens sur Mars dans une fusée. Vous n’imaginez pas qu’en plus, je serais un mec tranquille et normal?”.

Le livre fourmille d’anecdotes illustrant ce profil contrasté, à la fois Dr Jekyll et Mr Hyde. Comme quand il met en place la réussite de Tesla avant de nettoyer les écuries sans ménagement. “L’esprit de camaraderie est dangereux”, confie Elon Musk à Walter Isaacson, qui raconte comment, en 2018, le CEO promet l’impossible: passer d’une production de 2.000 voitures par semaines à 5.000 unités en virant sans états d’âme les chefs de production qui se montraient pessimistes ou les employés rechignant à ce que l’on contrôle la cadence.

Autocratique et directif

“C’est effectivement dérangeant parce qu’Elon Musk incarne de bons éléments de leadership, mais c’est comme si son pendant démoniaque était indispensable et inhérent à sa volonté de réussir, commente Bruno Wattenbergh, ambassadeur en innovation chez EY et professeur à Solvay. Elon Musk, c’est l’antithèse de ce que l’on apprend dans les cours consacrés au management. Aujourd’hui, on incite surtout des leaders qui aident les autres à atteindre leurs objectifs. Elon Musk, lui, met des objectifs extrêmement élevés, disproportionnés. C’est une forme de gourou, de machine à fabriquer des burn-out.”

BRUNO WATTENBERGH
Bruno Wattenbergh © PG

Ce faisant, il incite pourtant certains à l’excellence. “Il exerce clairement un leadership autocratique et directif, prolonge Bruno Wattenbergh. Le leader autocratique pratique une réelle supériorité hiérarchique et un contrôle certain sur ses subordonnés. Sa prise de décision est centralisée, ce qui signifie que lui seul prend les décisions importantes. C’est aussi un leadership visionnaire qui se fonde sur la compétition, envers soi-même et envers un monde qui refuse d’évoluer. Ces leaders visionnaires adoptent une vision à long terme et cherchent à la concrétiser. Ils représentent également une source d’inspiration et de motivation pour leurs subordonnés.”

L’exemple, souligne le professeur de Solvay, c’est sa vision audacieuse de l’avenir de l’humanité dans l’espace. “Avec SpaceX, Elon Musk a posé des objectifs visionnaires et ambitieux, avec notamment la colonisation de Mars. Sa détermination à rendre l’exploration spatiale accessible et durable a captivé l’imagination de nombreuses personnes à travers le monde. Dont pas mal d’étudiants.” Mais avec ce revers de la médaille d’une obsession intransigeante. Tout est orienté vers son objectif, en ignorant tous les états d’âme.

Une souffrance de l’enfance

Pour sa biographie, Walter Isaacson s’est longuement entretenu avec les proches d’Elon Musk, ses parents avec lesquels la relation fut tumultueuse et ses épouses, avec lesquelles il a eu 10 enfants. On découvre les racines de cette machine à changer le monde, sans scrupules, déterminée à se battre quoi qu’il en coûte. Elon Musk en personne se confie sans filtre: “Celui qui n’a jamais pris de coup de poing dans la gueule ne peut pas comprendre en quoi ça vous affecte pour le reste de votre vie.”

Lors de son enfance en Afrique du Sud, le jeune Elon subit les brimades de ses camarades, mais aussi des “balafres émotionnelles” de la part de son père, à la fois ingénieur véreux et rêveur charismatique qui le traite, après ces violences, de “bon à rien”. “Plus tard, Elon s’est infligé ce despotisme et cette sévérité à lui-même et aux autres”, dit son père.

“Je crois juste qu’il ne sait pas se détendre, savourer sa réussite et humer le parfum des fleurs.”

Claire Boucher, son ancienne épouse, chanteuse canadienne connue sous le nom de Grimes, résume joliment: “Je crois juste qu’il ne sait pas se détendre, savourer sa réussite et humer le parfum des fleurs. Je pense qu’il a été conditionné dès son enfance à penser que vivre, c’est souffrir.” Faut-il avoir vécu ces tourments pour vouloir modifier le cours des choses? Son biographe pose cela en ces termes: “Il parle de la nécessité d’alimenter la flamme de la conscience humaine, de sonder l’univers et de sauver notre planète avec la force de conviction d’un prophète”.

“C’est un leader ‘chef de file’ qui donne l’exemple: forte productivité, performances remarquables, opiniâtreté, souligne Bruno Wattenbergh. Les membres de son équipe sont censés s’en inspirer pour atteindre le même niveau d’excellence. Lorsqu’il a pris le contrôle de Twitter, il a mis la main à la pâte immédiatement…, littéralement !” Dans toutes les entreprises, il participe à la conception ou à la production, il teste, puis il impose des rythmes démentiels. Avec ce trait caractéristique des visionnaires: il imagine le monde tel qu’il souhaite qu’il soit, et dès le moment où c’est le cas, tout est subordonné à cette image, même la réalité qui en est loin.

Une espèce “multiplanétaire”

“C’est un leader qui se base profondément sur son ‘locus de contrôle’ (concept de psychologie qui décrit le degré selon lequel un individu croit pouvoir influencer et maîtriser les événements de sa vie, Ndlr), insiste le professeur de Solvay. Il veut changer le monde et il pense que c’est raisonnablement possible, qu’il va y arriver. C’est un challenger permanent du statu quo. Il accepte la prise de risque et celle-ci est indissociable des objectifs très élevés qu’il s’impose et impose aux autres.”

Sa détermination à rendre l’exploration spatiale accessible et durable a captivé l’imagination de nombreuses personnes à travers le monde.
Sa détermination à rendre l’exploration spatiale accessible et durable a captivé l’imagination de nombreuses personnes à travers le monde. © Getty Images

Dans sa vision, Elon Musk s’inspire aussi de livres de science-fiction dévorés durant sa jeunesse: Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams ou le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov. Quand il crée SpaceX, en multipliant les erreurs et les prouesses, l’entrepreneur défie toutes les limites. Il construit un pas de tir pour ses fusées sur l’atoll de Kwajalein, au milieu de l’océan Pacifique, parce que c’est là que la rotation de la Terre est la plus rapide. Et quand le découragement des tirs ratés l’emporte sur l’élan, il justifie son obstination: “Nous risquerions de ne jamais devenir une espèce multiplanétaire”. “Plus je m’y suis confronté, plus j’ai perçu que ce sentiment d’être chargé d’une mission fait partie de ce qui l’anime, écrit Walter Isaacson. Alors que d’autres chefs d’entreprise peinent à développer une vision du monde, il s’est fabriqué une vision du cosmos.”

La recherche du risque

Pour autant, Elon Musk est un leader aux facettes multiples qui n’hésite pas à interpeller, échanger, sortir des codes habituels. “Elon recherche le risque en soi, souligne Peter Thiel, qui fut son associé du temps de PayPal et a croisé sa route à de nombreuses reprises, au gré des aventures et des brouilles. On dirait que cela lui plaît. En fait, cela devient une addiction.”

Notre interlocuteur, ambassadeur de l’innovation chez EY, relativise cependant: “Il exerce aussi un leadership de la prise de risque calculée, ce qui implique parfois de perdre. Lorsque des enfants étaient piégés dans une grotte inondée en Thaïlande en 2018, Musk a offert l’aide de SpaceX pour concevoir une sorte de capsule sous-marine de sauvetage. Bien que l’opération ait finalement été réalisée sans la capsule, cette décision a montré sa volonté de prendre des risques calculés pour aider dans des situations critiques.”

Tel un gourou des temps modernes, Elon Musk peut séduire, convaincre, partager, diffuser. Bruno Wattenbergh confirme cette autre dimension de leadership: “On peut, en effet, évoquer une sorte de leadership direct, sans jeu politique, avec une circulation de l’information dans toutes les directions de l’entreprise et à tous les niveaux.” Mais ce n’est pas horizontal, cela reste vertical.

“Son approche de communication directe renforce la confiance de ses ‘adeptes’.”

“Quelque part, ajoute notre expert, il a raison: le temps nécessaire pour que l’information circule normalement entre les différents niveaux d’une entreprise ne s’accommode pas d’une entreprise innovante qui prend des risques et qui a des objectifs ambitieux. En fin de compte, l’approche directe, comme l’explique Musk dans un e-mail chez Tesla, est la plus efficace et la plus productive. Et elle contribue à autonomiser les équipes. Ce qui est paradoxal par rapport à son leadership autocratique. Cette même approche de communication directe est également appliquée par Elon Musk vers ses clients et le grand public, avec tous les risques que cela comporte. Cette approche de communication directe renforce la confiance de ses ‘adeptes’ et donne l’impression d’une plus grande transparence dans ses activités.”

Voilà pourquoi Elon Musk est devenu un adepte des réseaux sociaux au point de racheter Twitter qui apparaissait comme la tribune la plus radicale du monde. “Cela induit encore un leadership teinté d’anarchie ou de remise en question de la hiérarchie, complète Bruno Wattenbergh. Elon Musk est allé jusqu’à dire que ceux qui se battent pour faire respecter la circulation de l’information selon la chaîne de commandement ‘finiront par travailler ailleurs’. L’efficacité, la rapidité prédomine face à la hiérarchie.”

Plus loin encore, sans frein, Musk part à la conquête de notre instrument de communication ultime. Il peut exercer, quand c’est nécessaire (quand cela sert ses intérêts), un leadership collaboratif. C’est le cas, par exemple, avec Neuralink où Elon Musk cherche à fusionner les domaines de la neurologie et de la technologie pour développer des interfaces cerveau-machine. Cette approche interdisciplinaire illustre sa capacité à collaborer avec des experts de différents domaines pour résoudre des problèmes complexes.” Encore et toujours, pour changer le monde. En faisant fi de l’éthique.

Une aventure sans fin

Où s’arrêtera-t-il? “Début 2022, relate le biographe Walter Isaacson, après une année marquée par le lancement réussi de 31 fusées par SpaceX, la vente de près d’un million de véhicules Tesla et sa consécration en tant qu’homme le plus riche du monde, Musk déplore lui-même cette tendance compulsive au psychodrame. ‘Il faut que je change d’état d’esprit, m’avoue-t-il. Que je m’éloigne de la situation de crise permanente qui a été la mienne depuis à peu près 14 ans, si ce n’est la plus grande partie de ma vie’.”

Et l’auteur de prolonger: “Au moment même où il prend cet engagement, il achète en secret des titres Twitter, le plus grand terrain de jeu du monde”. Comme il ne supporte pas être contrarié dans ses desseins, il décide rapidement de prendre le contrôle total de l’entreprise. Il la rebaptise X, cette lettre de l’alphabet qu’il vénère depuis toujours: une de ses premières entreprises se nommait X.com et un de ses enfants est surnommé X. Il se sépare aussi d’une bonne partie du personnel et change le modèle: liberté d’expression totale, réhabilitation de l’ancien président américain Donald Trump, puis réorientation vers un modèle payant.

“Elon Musk combine divers styles de leadership, mais tous sont au service de ses objectifs.”

Le fait d’être le fondateur de son empire lui donne les coudées franches. C’est indispensable quand on veut mener la révolution sans barrière. “Elon Musk combine divers styles de leadership, mais tous sont au service de ses objectifs ambitieux et de son besoin presque pathologique d’obtenir rapidement les résultats les plus élevés” conclut Bruno Wattenbergh.

“Dans des entreprises aussi risquées, aussi innovantes, avec des objectifs de remise en question des statu quo aussi bien installés, avec des objectifs qui sont presque inatteignables, on peut comprendre ce qui pousse à adopter ce style de leadership, ajoute-t-il. Et parce qu’Elon Musk est à la fois supérieurement intelligent et expérimenté, il parvient en général à atteindre ces objectifs a priori incroyables.”

Mais il y un “mais”. “Car on décompte aussi dans ses aventures les dégâts humaines et parfois même financiers de ce style autocratique et parfois violent, termine le professeur de Solvay. En se demandant si ces objectifs exceptionnels ne pourraient pas être atteints avec davantage de respect de l’humain. Ce n’est pas ce leadership qui est enseigné dans les universités. A ce niveau, Elon Musk est souvent un parfait contre-exemple, même s’il est adulé par de nombreux étudiants en technologie ou en business.”

Dr Elon et Mr Musk: ce personnage ambivalent est forcément un personnage de série Netflix. Bernard Tapie a eu droit à un biopic haletant. Mais imaginez ce que donnerait le récit du parcours d’Elon Musk… D’autant qu’il est loin d’être terminé. Et que certains le voient en politique, dictateur 2.0 ou démiurge du 21e siècle. On ne peut s’empêcher de songer à ce que recouvre cette phrase captée dans la biographie de Walter Isaacson: “les démons qui aiguillonnent Musk sont-ils la rançon du progrès?”.

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