Croître plutôt que restructurer, telle est la philosophie de Bernard Gustin, stratège des “entreprises de réseaux”

Bernard Gustin compare son expérience chez P&G à celle d’un consultant. "La différence avec McKinsey, c’est que chez P&G, on gère un business." © PG

Il a rebondi, après son départ forcé de Brussels Airlines en 2018, à la direction de Lineas (fret ferroviaire) puis celle d’Elia (transport d’électricité). Toutes des “entreprises de réseaux”, un point fort pour la Belgique, estime Bernard Gustin. Portrait.

À 57 ans, Bernard Gustin est un habitué des entreprises en transformation. Brussels Airlines, née des cendres de la Sabena, devait trouver un modèle économique viable. Lineas, ancienne filiale fret de la SNCB, était très déficitaire. Chez Elia, gestionnaire de réseaux de transport d’électricité en Belgique et en Allemagne, il s’agit de rendre le réseau électrique capable d’absorber l’importante croissance attendue de la demande d’électricité, l’explosion des énergies renouvelables, “pour nous rendre indépendants des énergies fossiles”.

Entre 2024 et 2028, le groupe investira 31,6 milliards d’euros et il vient de réaliser une augmentation de capital de 2,2 milliards d’euros, la deuxième plus importante jamais réalisée à la Bourse de Bruxelles.

“Le point commun de toutes ces activités ? Les réseaux, dit Bernard Gustin. La Belgique occupe une excellente position pour jouer un rôle de cœur de réseau dans bien des domaines. Dans l’électricité, c’est le cœur de la chaîne de valeur. Auparavant, on parlait surtout des centrales électriques, aujourd’hui, c’est la capacité à intégrer les énergies renouvelables et à gérer des clients-producteurs sur un réseau qui doit traiter des volumes plus importants (voitures électriques, data centers…) qui devient primordiale.”

L’ancrage belge comme conviction

“La Belgique est un hub dans différents domaines. Dans l’aérien, un outil de la taille de Schiphol (l’aéroport d’Amsterdam) aurait dû se trouver en Belgique”, détaille Bernard Gustin. Les pouvoirs publics néerlandais ont agi de manière plus coordonnée que les nôtres. Schiphol représente 66 millions de passagers, quasiment le triple de Zaventem. “Nous sommes une terre de logistique”, ajoute le CEO d’Elia.

Bernard Gustin souligne aussi l’importance d’un ancrage belge. “Nos prédécesseurs ont revendu des sociétés avec l’argument qu’on serait mieux dans de grands groupes internationaux, comme Petrofina chez Total puis Elf ou Electrabel chez Suez puis GDF Suez. Les fusions successives ont eu pour conséquence la disparition de notre pays de centres de décisions, mais nous avons besoin de plus grands groupes avec un ancrage industriel en Belgique”, analyse Bernard Gustin. Avant d’ajouter, optimiste : “On peut reconstruire cela.”

Clin d’œil à l’ancrage belge, il se déplace sur un vélo pliable belge, Ahooga, à assistance électrique et n’a pas de voiture de société. Son intérêt pour l’énergie remonte à loin. À la fin de ses études d’ingénieur commercial à l’Ichec Brussels Management School, il preste un stage chez Baltimore Gas and Electric, dans le cadre d’un diplôme en “International Comparative Management”. “Je rêvais d’aller aux États-Unis. L’entreprise m’avait été attribuée, je n’avais pas choisi le stage”, se souvient Bernard Gustin.

Son aîné, âgé de 26 ans, suit la voie paternelle puisqu’il est ingénieur de gestion. Sa fille, 23 ans, est kiné. Et son épouse travaille à la Croix Rouge, à Namur, dans la récolte de fonds.

“Le meilleur MBA du monde”

La carrière de Bernard Gustin démarre dans la lessive et les shampoings. Il entre en 1992 chez Procter & Gamble, en Belgique. Ce groupe américain est champion du marketing et des produits grand public (Gillette, Pampers, Ariel, Mr Propre, Oral-B, etc.). “C’est le meilleur MBA du monde. J’ai fait quatre jobs en sept ans, se rappelle-t-il. De cost analyst à l’usine de Malines, jusqu’à responsable financier pour le Benelux, à Rotterdam.”

L’entrepreneur compare l’expérience chez P&G à celle d’un consultant. “La différence avec McKinsey ou d’autres consultants, c’est que chez P&G, on gère un business. En changeant de poste tous les 18 mois, on apprend à gérer des gens différents, à aller à l’international.”

“Quand j’en connaissais plus sur la lessive et les langes que sur le business, je me suis dit que je devais partir. J’avais envie d’être mon propre produit”, confie Bernard Gustin. C’est alors qu’il devient consultant à part entière chez Arthur D. Little, en 1999.

“Le premier projet sur lequel j’ai travaillé était le GR Transport d’Electrabel, dans la tour du square du Bastion à Bruxelles, l’ancêtre d’Elia”, raconte-t-il. Bernard Gustin travaille beaucoup pour Suez, aidant Nadine Lemaitre (ULB) à développer la Suez University, travaillant sur la constitution d’un groupe multiénergie, puis sur la fusion entre Suez et GDF (Gaz de France). De Gérard Mestrallet, le CEO de Suez, Bernard Gustin dit qu’il est “un joueur d’échecs très brillant, gardant toujours le cap”. “J’ai appris de lui que le timing d’une décision est aussi important que la décision elle-même”, ajoute-t-il.

“Quand j’en connaissais plus sur la lessive et les langes que sur le business, je me suis dit que je devais partir de P&G.” – Bernard Gustin

Auteur du business plan de Brussels Airlines

Vient alors la faillite de la Sabena, fin 2001. Bernard Gustin a un rendez-vous avec le CFO de Tractebel (Suez), Emmanuel Van Innis, pour parler énergie. “Il arrive en retard, il est occupé par une requête de Guy Verhofstadt, alors Premier ministre, qui demande aux grandes entreprises belges d’investir dans la renaissance d’une compagnie aérienne belge.”

Arthur D. Little n’allait pas investir. Il a une intuition. “J’ai proposé de la consultance pro bono.” Lui qui n’avait jamais travaillé dans l’aérien construit le business plan de la future Brussels Airlines, “jour et nuit, de novembre 2001 à février 2002”, précise l’intéressé.

“Une société qui vit doit croître”

L’actuel CEO d’Elia poursuit sa carrière de consultant jusqu’à sa nomination comme co-CEO de Brussels Airlines, en 2008, avec Michel Meyfroidt. “Nous étions les Dupond et Dupont de la compagnie, lui aux finances, moi à la stratégie et aux relations avec Lufthansa”, narre Bernard Gustin.

Cette dernière était devenue, la même année, actionnaire à 45% de la compagnie belge. Il devient CEO en 2012. Le travail est immense : rentabiliser une compagnie frappée par la crise financière de 2008, gérer l’acquisition de Virgin Express, affronter la concurrence de Ryanair, bien plus forte en Belgique qu’ailleurs. Bernard Gustin lance des programmes pour améliorer la productivité, réduire les coûts, augmenter l’activité, notamment en ouvrant des lignes transatlantiques. “Je peux travailler sur une réduction de coût si c’est nécessaire, explique-t-il. Mais il doit y avoir une perspective. Je suis plutôt croissance que restructuration. Une société qui vit doit croître.”

“Je suis plutôt croissance que restructuration. Une société qui vit doit croître.” – Bernard Gustin

Proximité et rupture avec Lufthansa

Le plan réussit. Cela lui vaut une nomination pour le prix du Manager de l’Année de Trends-Tendances 2017. Il encourage aussi Lufthansa à devenir actionnaire à 100%, en 2016. Après six ans d’une coopération très positive avec Lufthansa et une excellente entente avec ses CEO successifs – Wolfgang Mayrhuber, son mentor, puis Christoph Franz, qui le proposera comme président des compagnies aériennes européennes du groupe –, des divergences apparaissent avec Carsten Spohr, nommé CEO du groupe en 2014.

Ce dernier entend développer Eurowings, une compagnie low cost, afin de contrer Ryanair, et veut y intégrer Brussels Airlines. Bernard Gustin freine des deux pieds, craignant la disparition de la compagnie belge à cause d’une mauvaise stratégie. “Je ne pouvais accepter une stratégie que je savais vouée à l’échec”, dit-il aujourd’hui. En souvenir, il achète un avion, la maquette d’un Airbus de la compagnie, décoré du sous-marin requin de Tintin. “Il est chez moi, dans le salon. J’en avais eu l’idée.”

Aujourd’hui, il est ravi que Lufthansa ait fini par renoncer à intégrer Brussels Airlines dans Eurowings. Et il revient avec plaisir voyager dans ses avions. “La compagnie semble bien aller, c’est le plus important”, estime l’ancien patron de la compagnie.

Du temps de Brussels Airlines, Bernard Gustin avait déjà un pied chez Elia, comme président du conseil d’administration, en décembre 2017. “On m’a approché pour ce poste pour mon passé de consultant dans l’énergie, et parce que je parle allemand. Car Elia avait acquis la majorité du capital d’un réseau de transport d’électricité allemand, 50Hertz, qui représente maintenant les deux tiers de l’activité du groupe.”

Remettre Lineas sur les rails

En 2022, il reçoit un appel de Jan De Raeymaeker, ancien CFO de Brussels Airlines, qui occupait le même poste chez Lineas, premier opérateur de trains de fret en Belgique. Cette ancienne filiale de la SNCB, dont l’actionnaire majoritaire est le fonds français Argos Wityu, traverse de graves difficultés. Bernard Gustin y devient à la fois président et CEO. Et travaille sur tous les fronts : révision des coûts, refinancement, nouvelle stratégie… Il simplifie l’offre, supprime les trains réguliers à clients multiples, module les tarifs selon les niveaux de service, comme dans l’aérien.

En 2022, les pertes plongeaient à 80 millions d’euros, puis diminuent ; Bernard Gustin espère atteindre l’équilibre en 2026. “Les circonstances économiques sont difficiles”, ajoute-t-il. Un objectif à terme de 8% de marge à l’Ebit est  visé. Lineas compte 1.700 personnes, 240 locomotives et 6.200 wagons.

Chez Lineas, Bernard Gustin devient à la fois président et CEO. Et va travailler sur tous les fronts : révision des coûts, refinancement, nouvelle stratégie…

Les défis stratégiques d’Elia

En janvier dernier, Bernard Gustin devient CEO d’Elia. Il a donc quitté les fonctions exécutives chez Lineas, tout en y restant président. Le travail est différent : attirer des capitaux importants pour financer des investissements considérables, souvent semés d’obstacles. Comme l’opposition à la boucle du Hainaut, un nouveau réseau à haute tension, ou l’île Elizabeth, site d’éoliennes en mer du Nord, où il a fallu ajuster le projet en raison d’une inflation des coûts.

Elia est une référence en Europe par son caractère multinational. C’est aussi l’opérateur de réseaux avec la croissance la plus rapide en Europe grâce à sa présence près des mers du Nord et Baltique, zones qui ont vocation à être les plus grandes centrales électriques d’Europe. “Cela doit nous permettre de créer un groupe énergétique multinational avec un ancrage belge et des centres de décision à Bruxelles et Berlin”, affirme-t-il.

Si notre homme devait émettre un grand regret dans cette carrière très dense, c’est de ne pas avoir créé une entreprise. “J’aime bien la création. J’ai la joie de diriger Elia, j’ai eu celle d’avoir dirigé Lineas et Brussels Airlines, sans en être actionnaire.”

Une période d’administrateur professionnel

Après la fin du chapitre Brussels Airlines, Bernard Gustin attendra quatre années pour retrouver un poste de CEO. Entretemps, il s’était orienté dans un rôle d’administrateur et de conseiller pour des fonds d’investissement. Il siégeait notamment au board de BSCA (aéroport de Charleroi) en tant que représentant du groupe italien Save, un poste dont il a récemment démissionné. Il préside le conseil d’InfraMobility, une société anversoise, opérant notamment des bus pour De Lijn et TEC.

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