Jef Colruyt : “C’est avec Aldi que nous nous sommes le plus trompés”

Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends
Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

CEO, pater familias, stratège de génie et fripon vert : aucun titre n’est trop loufoque pour décrire Jef Colruyt. Après 30 ans, l’homme a quitté il y a six mois la direction de Colruyt, la dernière chaîne de supermarchés entièrement belge.

“C’était quand même un sentiment comique”, explique Jef Colruyt, 65 ans, à propos de la petite pension qu’il a découverte sur son compte en novembre. “J’ai bien gagné ma vie avec mon travail. Pour moi, il n’y a pas grand-chose qui dépende de cette pension, mais je peux imaginer que cela fait mal pour les gens qui n’ont jamais rien mis de côté ou qui n’ont jamais pu épargner.” La nouvelle du départ de Jef Colruyt de son poste de CEO de la chaîne de supermarchés du même nom a fait la une des journaux. Pendant trois décennies, l’homme a mené le distributeur et ses chaînes dérivées vers les sommets les plus élevés, mais aussi vers les vallées les plus profondes. Le fait que l’action Colruyt, généralement considérée comme une action de bon père de famille, ait été fermement mise sous pression depuis le covid, il l’a observé avec tristesse. Il était donc d’autant plus important qu’il trouve en Stefan Goethaert, le nouveau CEO, un successeur digne de ce nom. Quelqu’un qui puisse poursuivre la dynamique positive des six derniers mois.

TRENDS-TENDANCES. A quoi ressemblent vos journées aujourd’hui?

JEF COLRUYT. Je travaille encore environ quatre jours par semaine, mais moins intensément qu’auparavant. A l’époque, j’étais facilement au bureau jusqu’à 20h30. Aujourd’hui, je suis rentré à la maison à 19 h au plus tard. Je travaille deux jours en tant que président du groupe Colruyt. Les deux autres jours sont consacrés à notre fondation Cozin et à Korys, le véhicule d’investissement de la famille. Aujourd’hui, je me demande régulièrement comment j’ai pu combiner tout cela durant tant d’années.

Vous vous empêchez de jouer à la belle-mère?

Si ce n’est pas nécessaire, je ne vais pas trop intervenir. Je peux donner une direction ou essayer de démêler un problème, mais c’est maintenant à Stefan et à son équipe de trouver les solutions. En tant que président du conseil d’administration, je ne suis là que pour donner des conseils.

Y a-t-il toujours eu un successeur dans les coulisses? Vous êtes vous-même arrivé à la tête du club de façon très inattendue, suite au décès de votre père….

J’ai toujours travaillé pour Colruyt, tant au sein de la famille qu’au niveau de l’entreprise. Y avait-il toujours quelqu’un de parfaitement préparé ? Non, mais il y avait toujours des options pour le cas où il m’arriverait quelque chose. Ce n’est que maintenant que j’ai senti pour la première fois que nous étions tout à fait prêts. Il était difficile de garder ma décision secrète. J’ai pris conseil auprès du conseil d’administration à plusieurs reprises, mais cela s’est limité au strict minimum. En fin de compte, j’ai dû faire mon choix moi-même. J’ai passé des mois à peser le pour et le contre : quelle est la meilleure solution dans le contexte actuel de l’entreprise ?

Vous auriez donc démissionné plus tôt si le covid n’avait pas paralysé le monde.

C’était le plan, mais les circonstances ont fait que j’ai dû continuer pendant un certain temps. Le contexte n’était pas idéal. Il restait un certain nombre de problèmes à résoudre et un certain nombre d’autres sujets à éclaircir. Il y a six mois, le moment s’est soudain présenté.

Lorsque vous avez annoncé la succession, Colruyt était encore dans une période difficile. Mais les derniers chiffres étaient meilleurs…

C’est gratifiant parce que cela montre que Colruyt se porte bien. Pendant la période covid, nous avons lancé un nouveau plan stratégique. Nous avons fixé les lignes et pris les premières décisions pour l’avenir. Depuis le nouvel exercice, Stefan et son équipe poursuivent fermement cette stratégie et vous pouvez constater qu’elle fonctionne.

Ces dernières années ont-elles été plus difficiles qu’il y a, disons, 30 ans?

Pas plus difficiles mais peut-être plus intenses. J’ai dû préparer un successeur et me préparer émotionnellement, mentalement et physiquement à prendre du recul. Si je me souviens de mes débuts, j’étais un jeune homme de 36 ans qui avait envie de se lancer mais qui ne savait pas encore grand-chose. Comme j’avais relativement peu confiance en moi et que je manquais d’expérience, c’était très excitant, mais d’une autre manière.

Préféreriez-vous revivre les cinq premières ou les cinq dernières années?

Je n’ai pas de préférence. Je suis également très satisfait de ces dernières années, car le puzzle s’est mis en place. La décision de quitter Parkwind, par exemple, s’est finalement avérée être la bonne. Nous étions en plein essor et il faut oser jeter l’éponge. La revente de Dreamland est une autre décision de ce type. Cela n’a pas été facile, mais nous avons travaillé dur pendant un an pour trouver une solution et préparer la transition. Nous avons essayé de garder le plus grand nombre possible d’employés au sein du groupe Colruyt. Et pour les autres, nous avons trouvé une solution élégante. La situation a été différente lorsque nous avons dû fermer notre imprimerie Druco. Je n’ai pas dormi pendant deux nuits parce qu’il fallait regarder tous ces employés dans les yeux et leur dire que c’était la fin de l’histoire.

L’indépendance de Colruyt est une grande source de fierté : nous y travaillons consciemment.”

C’est toujours plus facile avec des chiffres dans le vert. Insistez-vous sur le fait qu’il doit toujours y avoir de la croissance dans une entreprise?

Je n’aime pas le mot “toujours”. Il faut de la croissance, mais pas toujours en termes de chiffre d’affaires ou de parts de marché. Un chêne ne pousse que jusqu’à une certaine hauteur puis s’étend en largeur ou s’enracine plus profondément dans le sol. A mon avis, la croissance d’une entreprise peut aussi résider dans la qualité, le service ou le savoir-faire.

Colruyt est toujours la seule chaîne de supermarchés entièrement belge. Comment voyez-vous cela?

Je comprends les consolidations, mais je les regrette. Je pense que les entreprises belges peuvent continuer à se développer et à exister. J’espère en tout cas que nous pourrons continuer à fonctionner de manière autonome ou avec des actionnaires belges pendant encore quelques générations. L’indépendance de Colruyt est une grande source de fierté: nous y travaillons consciemment. Nous regroupons la plupart des actions de la famille au sein d’un holding par l’intermédiaire de Korys. Cela nous permet de réinvestir le flux de dividendes, d’une part dans Colruyt et d’autre part dans des initiatives durables. Si les 120 membres de la famille partagent les mêmes valeurs et s’engagent à faire la différence, nous pourrons apporter une contribution positive. Mais cela aussi, c’est du travail, car cela ne va pas de soi.

Cent vingt membres, c’est autant d’opinions différentes…

Parfois, il y a des désaccords ou quelqu’un est plus à gauche, à droite, devant ou derrière. On dépasse alors le cadre personnel parce qu’on a un objectif commun. Dans de nombreuses familles, ce n’est pas si facile. Qui se souvient de tous les neveux, nièces, petits-neveux et petites-nièces ? Mais nous regardons tous dans la même direction.

L’argent peut être un sujet sensible. Et lorsqu’il s’agit de la famille Colruyt, nous parlons de beaucoup d’argent.

Il s’agit de toujours donner la priorité à l’intention. Les membres de notre famille peuvent tous aménager une belle maison et s’offrir de belles vacances mais tout le monde sait que l’intention n’est pas d’assécher la vache à lait.

Les entreprises qui agissent aujourd’hui avec le frein à main sur la question du climat ne franchiront pas la montagne.

Quels sont les grands jalons de votre carrière?

Le début est l’un d’entre eux. Mon père est décédé en octobre 1994. Il s’agissait d’un décès inattendu survenu pendant les vacances. J’ai reçu le message à 10 h. Deux heures plus tard, il y avait un conseil d’administration convoqué à la hâte. Quatre heures plus tard, je devais réunir tous les membres du conseil d’administration. J’étais heureusement entouré de personnes très compétentes qui m’ont donné le temps et l’espace nécessaires pour prendre confiance en moi et évoluer dans mon rôle. Un deuxième jalon fut la création des magasins Okay en 1998. Ces phases de démarrage sont très amusantes. Le démarrage de Bio-Planet, de Collect&Go ou de Home Delivery entrent également en ligne de compte. Ce sont les bons moments. Mais il y a eu aussi mon infarctus en 2007. Cela a été un grand tournant : j’ai dû reprendre du temps pour moi et faire le point sur ma vie. Depuis, je ne choisis que des orientations que je soutiens pleinement, telles que la numérisation et le développement durable.

Au cours des 15 premières années de votre mandat de CEO, Colruyt a été en pleine expansion. En 2007, vous avez été leader du marché belge pendant environ deux ans. Cela a-t-il joué un rôle?

Au cours de ces 15 premières années, nous avons pu démarrer puis nous consolider. Ensuite, il y a eu un moment où l’on a réduit un peu la taille de l’entreprise pour la relancer. Ces mouvements de vague sont inhérents à l’entrepreneuriat. Pour moi, ces années ont été propices à une meilleure connaissance de l’entreprise. 2007 a été un tournant. Avant cela, nous pouvions jouer les Calimero, être la petite chaîne de magasins en pleine croissance. Mais soudain, nous ne pouvions plus jouer cette carte. Le fait d’être au premier rang, et donc dans la ligne de mire des autres, a nécessité une certaine adaptation.

Vous deviez être le visage de l’entreprise. Cela vous a plu?

Est-ce que je l’ai cherché ? Je ne l’ai pas cherché. Mais je le fais et je sais que je peux le faire. Si je dois jouer ce rôle, je fais ce que j’ai à faire. Cela me convient aussi. Je pense que je tiens cela de ma mère. Elle était la fille du bourgmestre de Roulers, qui était également ministre de la Reconstruction après la guerre. En tant que jeune fille de 18 ans, elle a dû constamment suivre le mouvement. Elle a appris à se tenir debout…

La garantie du prix le plus bas est dans l’ADN de Colruyt, mais elle est de plus en plus critiquée. Que pensez-vous de cette situation?

C’est l’inconvénient d’avoir créé un slogan aussi fort. Nous ne pouvons pas faire autrement. En 2023, nous avons célébré le 50e anniversaire de notre garantie des prix les plus bas. En 1973, il fallait plus de courage et d’audace qu’aujourd’hui pour garantir véritablement les prix les plus bas. Ce modèle commercial sera toujours remis en question, mais nous nous y tiendrons. C’est notre engagement envers les clients.

Est-ce que cela devient plus difficile ? Récemment, il y a eu à nouveau des rayons vides en raison de négociations difficiles sur les prix.

Depuis la pandémie, nous devons être plus vigilants. Certaines marques et certains fournisseurs pensent qu’il y a encore une élasticité des prix et qu’ils peuvent donc les augmenter sans perdre de clients. Certains, à notre avis, vont trop loin et il faut alors avoir le courage de leur dire de ne pas exagérer. De temps en temps, dans l’intérêt du consommateur et dans notre propre intérêt, nous devons oser entrer dans la discussion. En tant que détaillants, nous subissons malheureusement les dommages collatéraux en termes de réputation. Ce sont principalement nos vendeurs qui sont appelés à rendre des comptes à ce sujet. Je sais que ce n’est pas une partie de plaisir pour eux. Heureusement, ils peuvent orienter ces clients vers une bonne alternative.


Ahold joue également très dur dans ses négociations avec les fournisseurs. A-t-il été votre concurrent le plus coriace durant votre carrière?

Non, c’était Aldi. Nous ne pensions pas que les Belges se laisseraient séduire par des magasins allemands aussi spartiates. A l’époque, ces magasins étaient encore pires qu’un Colruyt (rires). La qualité n’était pas non plus la même qu’aujourd’hui, et nous étions convaincus qu’un Belge ne changerait jamais de magasin. Nous nous sommes lourdement trompés. A la même époque, cet ouvrage des syndicats sur la politique du personnel au sein de Colruyt a été publié. Cette période a failli nous tuer et il nous a fallu du temps pour nous en sortir. Quant à Aldi, nous avons finalement décidé de passer systématiquement un centime de franc belge en dessous de ses prix, mais en élargissant solidement notre gamme de manière à pouvoir récupérer les investissements sur d’autres articles.

Le fait d’être au premier rang, et donc dans la ligne de mire des autres, a nécessité une certaine adaptation.

Une fusion avec Jumbo est-elle envisageable?

Tout est possible si l’on veut, mais il faut qu’il y ait une adéquation culturelle et que l’on ait envie de le faire. Je ne pense pas que ces deux conditions soient réunies. Voyons d’abord comment nous allons intégrer les magasins Match et Smatch.

Pas de fusion, mais un remplacement, comme une équipe cycliste Colruyt-Visma…

Il y a des années que nous nous demandons si nous devons sponsoriser une équipe de football ou de cyclisme. Mais ce n’est pas tout à fait notre genre d’investir dans ces domaines. C’est pourquoi nous avons choisi d’investir dans la Colruyt Group Academy, où nous pouvons soutenir la cohésion sociale au sein de la société.

Cet engagement social est lié à votre côté durable. Vous êtes-vous déjà heurté à des murs dans ce domaine?

Parkwind et Virya Energy sont des projets où j’ai pu vraiment faire ce que je voulais. Lorsque nous devions construire un nouveau centre de distribution en 1999, il fallait que ce soit une histoire durable. C’est à la suite d’une sortie en famille que j’ai eu l’idée d’une éolienne, afin de rendre ce bâtiment aussi autonome que possible en termes d’énergie. C’est ainsi qu’est né le projet Belwind. Il appartenait à un groupe néerlandais qui a fait faillite. Nous l’avons repris et avons investi 50 millions d’euros supplémentaires dans son développement. C’est beaucoup d’argent et cela a nécessité quelques discussions avec le conseil d’administration.

Aimez-vous donner des coups de pied dans la conscience de vos collègues CEO?

Peut-être un peu. Les gouvernements peuvent toujours faire autant ou aussi peu qu’ils le souhaitent, ce sont en fin de compte les entreprises qui feront la différence et qui doivent donc décider de se lancer. Il n’y a pas si longtemps, nous chauffions encore nos maisons au charbon. Nous avons bien digéré la transition vers le gaz. Qu’est-ce qui nous empêche de refaire cette transition ? Si nous le voulons, nous pouvons le faire.

Vous comprenez que certains freinent?

Je comprends, mais je veux quand même que les choses changent le plus vite possible. Au sein du groupe Colruyt, nous examinons ce qui est disponible aujourd’hui et comment nous pouvons passer à une meilleure alternative le plus rapidement possible. D’ici 2035, l’ensemble de nos transports devront être neutres en CO2. Cela ne sera pas possible avec la technologie actuelle, c’est pourquoi nous avons créé nos propres groupes de travail qui recherchent très activement des solutions autour des batteries, de l’hydrogène et des véhicules hybrides. Les entreprises qui agissent aujourd’hui avec le frein à main sur la question du climat ne franchiront pas la montagne.

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