Les entreprises, grandes oubliées des politiques

Centrale de Tihange - Conserver non pas deux mais cinq réacteurs nucléaires et préparer la construction de nouvelles centrales? L'idée est plus que dans l'air chez certains... © getty images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Les gouvernements fédéral et régionaux planchent sur des mesures et poussent l’Europe à bloquer les prix. Les partis pensent aussi à taxer les surprofits. Prennent-ils la mesure de l’inquiétude du monde économique? Pas vraiment.

La crise énergétique fait rage. Cet hiver s’annonce dantesque. Des entreprises énergivores, dans l’acier ou la chimie, limitent d’ores et déjà la production ou mettent du personnel au chômage économique. L’explosion du prix du gaz en raison de la guerre en Ukraine et des tensions avec la Russie se répercute sur celui de l’électricité. La pénurie menace. Et l’économie frémit.

“Le contexte est très inquiétant, nous confirme Pieter Timmermans, administrateur délégué de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Je n’ai jamais vu ça de ma carrière, à part peut-être lors de la crise financière de 2008. La crise actuelle est certainement d’une tout autre dimension que la pandémie. Avec le covid, on connaissait l’ennemi, on savait qu’on pouvait le vaincre avec un vaccin. On parle ici de crise énergétique, économique, de compétitivité, géopolitique, etc. Cela fait beaucoup et cela crée une grande incertitude.”

Le Premier ministre, Alexander De Croo (Open Vld), a effectué une rentrée sur le mode dramatique en annonçant “cinq à dix années difficiles”.

Pourquoi “cinq à dix” années difficiles?

Le Premier ministre, Alexander De Croo (Open Vld), a lancé la rentrée politique sur un ton grave en annonçant “cinq à dix années difficiles”. Dans les rangs de sa majorité, on estime qu’il a évoqué cette perspective de temps pour “préparer les esprits” à une époque économiquement compliquée. L’économiste Bertrand Candelon (UCLouvain) précise qu’elle pourrait intégrer l’éventualité d’une récession, un cycle économique qui se prolonge généralement de deux à huit ans.

Parmi les politiques, certains ajoutent qu’Alexander De Croo souligne, ce faisant, la nécessité de revoir en profondeur le mix énergétique ou qu’il se positionne dans la durée, avec l’envie de prolonger le travail de la Vivaldi actuelle. Le libéral flamand a déjà annoncé ouvertement qu’il se verrait bien retrouver le 16 rue de la Loi à l’issue des élections législatives de mai 2024.

L’avantage de la déclaration d’Alexander De Croo, c’est d’avoir mis le sujet à l’agenda, ajoute Pieter Timmermans (FEB). Je le comprends aussi comme un message à l’intention des partenaires sociaux: vous devez assumer vos responsabilités, au-delà des intérêts particuliers. Quand il parle de cinq à dix ans, il laisse entendre que cela va durer un certain temps. Cela signifie aussi qu’il faut une approche à long terme, structurelle, au-delà des mesurettes.”

Fin août, il a convoqué les présidents des sept partis de la majorité pour baliser les réponses à apporter. Ce mercredi, c’était au tour des gouvernements régionaux, à l’occasion d’un Comité de concertation. L’Europe est appelée à la rescousse pour “bloquer les prix” ou modifier le mécanisme de fixation des prix.

Le politique est-il à la hauteur de l’enjeu? Pas sûr. Les entreprises sont les grandes oubliées du choc énergétique depuis le début de l’année. Et ce n’est pas fini…

PS et Ecolo: taxer les surprofits et aider… certains secteurs

A gauche de l’échiquier politique, on pense “social” avant tout. Après avoir signé la prolongation du tarif social pour les Belges les plus démunis, Pierre-Yves Dermagne (PS), en charge de l’Economie et de l’Emploi, a reconnu que “le gouvernement devra prendre d’autres mesures ambitieuses pour aider la population à faire face à cette crise énergétique inédite”. Mais les entreprises ne sont pas forcément en tête de ses préoccupations. Dans un premier temps, du moins. On peut dire que globalement, les entreprises ont engrangé de belles marges, communique-t-on à son cabinet. Faut-il aider celles qui s’en sortent largement? Nous ne le pensons pas.”

Globalement, les entreprises ont engrangé de belles marges. Faut-il aider celles qui s’en sortent largement? Nous ne le pensons pas.” – Pierre-Yves Dermagne (PS)

Ce que Pierre-Yves Dermagne dit aussi en substance, ajoute son cabinet, c’est que “si de gros soucis causés par les prix élevés de l’énergie apparaissent dans certains secteurs, alors on peut en discuter et examiner la situation en détail s’il le faut”. Le ministre a d’ailleurs commencé à rencontrer des responsables d’entreprises pour déceler les besoins. Le gouvernement fédéral entend mettre sur pied une réponse à l’urgence avant la rentrée parlementaire, début octobre.

Gilles Vanden Burre, chef de groupe Ecolo à la Chambre, rappelle que des mesures de soutien décidées lors de la crise du covid sont toujours d’actualité. “C’est le cas en matière de chômage économique ou pour certaines aides passerelles, confie le député. Il y a quand même eu pas mal d’aides publiques pour les entreprises durant la pandémie, avec des efforts budgétaires considérables. Cela dit, bien sûr, on pourrait aider certaines entreprises en grande difficulté en raison des prix de l’énergie ; je pense surtout aux PME et aux indépendants, notamment dans l’horeca.”

Le parlementaire écologiste, qui a participé aux réflexions internes de son parti sur le sujet, évoque l’idée d’un “tarif social” pour les entreprises: selon certains critères, des entreprises pourraient bénéficier de prix modiques. “Pour financer les mesures dont les citoyens et les entreprises ont besoin, nous misons sur une taxation des surprofits des entreprises énergétiques, dans un contexte budgétaire que l’on sait difficile”, précise Gilles Vanden Burre.

Les verts songent encore à un nouvel accord avec les banques pour permettre des facilités aux entreprises, des reports de prêts, etc.

MR: une réforme structurelle

Le contexte est délicat et l’aile gauche du gouvernement réagit timidement, certainement pour les entreprises. Du côté du MR, on reconnaît qu’il n’est pas aisé de répondre à l’urgence qui arrive. Son président, Georges-Louis Bouchez, regrette les choix du passé en matière énergétique et insiste sur la nécessité de mener un travail de fond. “Si le Premier ministre dit lui-même que l’on en a pour cinq ou dix ans, cela témoigne de la nécessité de trouver des solutions structurelles, nous glisse-t-il. Cela dit, un Premier ministre qui dénonce notre dépendance au gaz russe, mais dont le gouvernement va construire deux centrales au gaz, c’est inaudible. Nous nous sommes battus pour obtenir la prolongation de deux réacteurs nucléaires, mais nous voulons désormais le maintien en activité de cinq réacteurs. C’est dingue que cette solution ne soit pas décidée immédiatement. Nous allons créer nous-même notre problème de pénurie.” Traduisez: un nouveau round de discussions sur le futur mix énergétique s’impose rapidement, alors que le gouvernement négocie toujours avec Engie les modalités de la prolongation de Doel 4 et Tihange 3. Le MR souhaite aussi que l’on investisse dans le nucléaire du futur.

Economies d'énergie - Sur la table gouvernementale se trouvent encore des mesures comme la réduction du chauffage ou la limitation de vitesse sur autoroute.
Economies d’énergie – Sur la table gouvernementale se trouvent encore des mesures comme la réduction du chauffage ou la limitation de vitesse sur autoroute.© BelgaImage

Pour le reste, son président n’est pas nécessairement favorable à des mesures de soutien ponctuelles. Ce n’est du moins pas sa priorité. “La première chose à faire, c’est augmenter le taux d’activité et mettre en oeuvre des solutions face à la pénurie d’emplois, estime Georges-Louis Bouchez. Cela permettrait de créer de la richesse. En Wallonie, alors que le chômage est important, on ne trouve même pas de chauffeurs pour faire du ramassage scolaire. Pourtant, à Mons, le taux d’emploi chez les jeunes n’est que de 49%: ne me dites pas que l’on ne peut pas en trouver.”

Le président du MR précise: “Nous devons avoir une vision à long terme. Il faut réformer l’emploi et l’assurance chômage. Augmenter le taux d’emploi et créer de la richesse permettra de mener une réforme fiscale. On doit donner plus de cash aux gens afin qu’ils en disposent de la manière dont ils l’entendent. S’ils veulent investir dans une pompe à chaleur, par exemple, c’est leur choix. C’est la seule solution ; le reste n’est que du chipotage. Veut-on à nouveau des chèques ou la prolongation du tarif social que l’on octroie à deux millions de personnes? Veut-on que la Belgique devienne un pays en développement?”

Sur la table gouvernementale se trouvent encore des mesures d’économies d’énergie comme la réduction du chauffage ou la limitation de vitesse sur autoroute, qui avaient été proposées par les experts de la commission “pouvoir d’achat” au début de l’été, parmi bien d’autres mesures qui anticipaient les débats du moment. Face au risque de pénurie et de limitations, alors que le président français Emmanuel Macron parle, lui, de la “fin de l’abondance”, le libéral ironise: “La fin de l’abondance, je ne suis pas sûr que les gens vont adorer. Quand on leur dira qu’ils ne peuvent pas prolonger leur réveillon de Nouvel An pour éviter un pic d’électricité, comment vont-ils réagir? Félicitation à tous les dogmatiques qui ont dicté notre politique énergétique”.

Pour financer les mesures dont les citoyens et les entreprises ont besoin, nous misons sur une taxation des surprofits des entreprises énergétiques.” – Gilles Vanden Burre (Ecolo)

Tous les partis: réformons le mécanisme des prix

Reste “le” nerf de la guerre: le mécanisme de fixation des prix, décidé au niveau européen. Parmi les pistes pour réduire la facture rapidement, certains experts comme le chercheur Damien Ernst (ULiège) mettent en avant la réforme qui a été décidée en Espagne et au Portugal. Une initiative prise sans attendre l’aboutissement des discussions initiées au niveau européen. Tinne Van der Straeten (Groen), ministre fédérale de l’Energie, a plaidé en ce sens: “Il faut agir à la source, au niveau européen et travailler sur un blocage des prix pour le gaz. On pourrait ainsi réduire la facture énergétique de 770 euros”.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, veut avancer dans ce sens: elle a annoncé une “réforme structurelle” du marché de l’énergie. S’il n’y a pas d’accord européen sur un blocage soutenu par les Vingt-Sept, il est vrai, la discussion ne sera pas forcément facile au sein de la majorité fédérale dont les Engagés ne font pas partie: ” Lorsque l’on s’inspire de l’exemple de l’Espagne et du Portugal, on oublie de dire que c’est le gouvernement qui paye la différence, tempère Georges-Louis Bouchez. En d’autres termes, on subsidie une partie de la consommation, c’est juste un mécanisme différent des chèques ou de la baisse de la TVA. Je demande: au vu de l’état de ses finances publiques, la Belgique peut-elle se permettre ce genre de choses? ” La difficulté pour l’équipe De Croo de répondre à la crise est liée à ses tensions internes, mais aussi à un contexte budgétaire qui redevient critique. L’argent public sans fin se trouve menacé par de probables hausses des taux.

Cap sur l’Europe, donc. “C’est le premier levier sur lequel on peut agir le plus rapidement, insiste Yvan Verougstraete, vice- président des Engagés et ancien CEO de Medi-Market. Damien Ernst a raison quand il dit que l’on doit travailler sur la façon dont les prix de l’électricité sont fixés, comme l’Espagne et le Portugal l’ont déjà fait. Comme elle l’a fait pour la crise ukrainienne et lors de la crise financière de 2008, l’Europe doit intervenir directement sur le marché et user de sa puissance économique pour imposer une diminution du prix sur le marché. Le gouvernement doit exiger (quitte à en faire une question de rupture) que nos partenaires européens donnent un mandat de négociation inconditionnel et unique à la Commission afin que cette dernière puisse obtenir la suppression des surprofits indécents réalisés par certains producteurs internationaux et ramener plus de rationalité dans le marché.” Ce n’est pas tout. Pour trouver une solution structurelle au problème énergétique, les Engagés sont cependant convaincus qu’il faut oser aller un cran plus loin, souligne Yvan Verougstraete. “Penser différemment et découpler structurellement le prix du gaz du prix du marché. Les règles classiques de fixation des prix ne sont en effet pas adaptées au marché énergétique et sont même un frein à la réalisation de la transition. Vouloir placer un plafond temporaire au prix de l’énergie et/ou négocier au niveau européen n’est pas suffisant, il faut que les autorités aillent jusqu’à fixer et piloter les prix de manière stratégique afin de permettre aux différents acteurs de faire les investissements et les changements nécessaires à la transition dans un contexte suffisamment prévisible.”

On doit donner plus de cash aux gens afin qu’ils en disposent de la manière dont ils l’entendent. C’est la seule solution ; le reste n’est que du chipotage.” – Georges-Louis Bouchez (MR)

Concrètement, les Engagés proposent de fixer, immédiatement, le prix de gros du gaz à 100 euros le kWh, quelle que soit l’issue des négociations de la Commission sur le marché. Cette décision peut être prise immédiatement et ce niveau de prix permettrait de garder un “signal prix” qui pousse à l’action tout en limitant la hausse de la facture moyenne des ménages à ± 4.350 euros (vs 8.000 euros si le cours reste au niveau actuel). Ce prix serait ensuite piloté par l’Etat en tenant compte des objectifs de la transition, économiques et budgétaires. Aussi longtemps que le prix du marché reste supérieur à ce seuil, la différence serait prise en charge par l’Etat dans cadre d’un “fond pour la transition”. Si les prix du marché devaient repasser sous ce seuil (par exemple grâce aux négociations de la Commission), les “dettes” du fond seraient remboursées.

“Malgré ces mesures, la facture risque de rester trop élevée pour certains consommateurs et les entreprises qui n’ont pas eu le temps de s’adapter, précise Yvan Verougstraete. Nous plaidons dès lors pour la mise en place d’un système de financement garanti par l’Etat comme cela a été fait en temps de crise covid. Les particuliers et les entreprises ne pouvant assurer le paiement de leurs factures énergétiques pourraient les présenter à leur banque qui les solderaient pour leur compte. L’Etat garantirait ces crédits ainsi qu’un taux réduit pour en assurer la liquidité. Dans le même esprit, un système de mutualisation des impayés auxquels devront faire face les fournisseurs d’énergie devrait aussi être mis en place rapidement pour éviter des problèmes de liquidité trop importants.”

Une vision globale s’impose

Ancien Manager de l’Année de Trends-Tendances, Yvan Verougstraete pense en outre que le monde politique “sous-estime de manière énorme les difficultés des entreprises. Un responsable dans la distribution me disait que ses franchisés tombent les uns après les autres. Avant la crise, ils faisaient 40.000 euros de bénéfice. Or, leur facture d’énergie a augmenté de 80.000 euros. Le résultat est inéluctable, dès lors qu’ils ont du mal à répercuter la hausse du prix des matières premières et l’indexation des salaires. Nous sommes face à une vague de faillites dans les petits commerces. Quand on parle d’entreprises, les gens pensent aux géants, ceux qui font des marges importantes, mais ceux-ci ne représentent qu’une petite partie de la réalité”.

Vouloir placer un plafond temporaire au prix de l’énergie et/ou négocier au niveau européen n’est pas suffisant.” – Yvan Verougstraete (Les Engagés)

Les Engagés viendront aussi, fin septembre, avec un plan énergétique plus large. “La prolongation des réacteurs nucléaires, c’est une chose. Mais je pense qu’il faut réinvestir dès aujourd’hui dans de nouvelles centrales pour dans 20 ans, estime Yvan Verougstraete. Quand Alexander De Croo parle de cinq à dix années difficiles, il dit lui-même que toute la transition énergétique doit être repensée. En parallèle, il faut aussi plancher sur des objectifs de diminution de consommation globale, avec des mesures très concrètes, sans oublier le régime du tiers payant pour l’isolation des bâtiments.”

Un vaste chantier attend le monde politique pour aider l’économie à traverser cette mauvaise passe. “Il faut une approche générale, globale, insiste Pieter Timmermans, à la FEB. Je fais référence depuis le début de l’année au Plan global de Jean-Luc Dehaene, dans les années 1990. Il faut sortir de cette approche à court terme où chaque parti vient avec sa propre mesure. Il faut taxer ceci, ou cela, mais où est la cohérence et la vision globale? Et quel est l’objectif à atteindre? A moyen et long terme, l’objectif doit être d’assurer une sécurité de l’approvisionnement d’énergie à un prix abordable.”Y croit-il encore? “Si je n’y croyais pas, je devrais quitter ma fonction cette année-ci. Même chose pour ceux qui se trouvent rue de la Loi. Je ne pars pas de cette hypothèse.”

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