Damien Ernst sur la guerre du gaz: “Il faut que la population comprenne la gravité de la situation”

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Damien Ernst, professeur de l’Uliège et spécialiste en énergie, commente pour Trends Tendances la profonde crise énergétique actuelle alors que l’Europe est coupée progressivement du gaz russe. “On est dans la pire tournure que les événements pouvaient prendre”, avance l’ingénieur. Entretien.

L’Europe ne s’est-elle pas tiré une balle dans le pied en se coupant du gaz russe ?

Pour répondre à cette question, il faut savoir à quel moment on s’est vraiment tiré une balle dans le pied. Quand on s’est retiré du nucléaire trop rapidement, en augmentant trop vite notre dépendance au gaz russe. En 2014, la dépendance au gaz russe n’était que de 15% de la consommation européenne. En 2021, elle était de 30%. Les Allemands ont tiré toute l’Europe vers cette catastrophe en augmentant la dépendance de l’Europe à la Russie. L’Europe a commis une grosse erreur avec cette fermeture accélérée du nucléaire allemand. Cela a donné beaucoup plus de poids à la Russie. C’est de là que vient l’erreur originelle. On paie vraiment cette sortie trop hâtive du nucléaire dénoncée par de nombreux experts qui n’ont pas été écoutés. L’Europe est tombée dans le piège avec la complicité involontaire de tous les antinucléaires. Les Russes tirent maintenant les ficelles dans ce chantage, cette guerre énergétique.

L’Europe a commis une grosse erreur avec la fermeture accélérée du nucléaire allemand

Comment expliquer ces prix élevés du gaz ?

Depuis le mois d’août dernier, les prix du gaz sont très élevés. Ils tournent autour des 130 euros le mégawattheure (MWh) alors que le prix avant la crise du Covid était de moins de 20 euros le mégawattheure. Cela représente 700 % d’augmentation du prix sur les marchés de gros. Il est particulièrement élevé ces derniers jours, depuis que l’on se rend compte que la Russie coupe progressivement le robinet principalement pour éviter que l’Europe ne remplisse ses stocks avant l’hiver. On a plus ou moins 1000 térawattheures (TWh) de réserves de gaz possible en Europe pour une consommation annuelle de 4500 TWh en temps normaux. Si on pouvait remplir ces 1000 TWH avant octobre-novembre, on pourrait passer l’hiver sans gaz russe, mais les Russes empêchent le remplissage des réserves. A cause de cela, l’hiver prochain, les prix devraient rester très élevés, au-dessus des 130 euros le mégawattheure (MWh). C’est en tout cas ce qui a été anticipé par les traders en cas de coupure du gaz russe.

Si les Russes continuent dans cette voie et coupent le gaz en direction de l’Europe, les stocks ne seront pas suffisants pour l’hiver prochain

Les stocks de gaz pourraient ne pas être pas suffisants pour l’hiver prochain ?

Si les Russes continuent dans cette voie et coupent le gaz en direction de l’Europe, les stocks ne seront pas suffisants. On va devoir consommer beaucoup moins de gaz l’hiver prochain. Mais est-ce que cette baisse de consommation se fera, car les ménages ne sauront plus du tout payer leurs factures et ne consommeront plus ? Ou parce qu’il y aura des coupures dans certains secteurs non prioritaires ? A voir… Mais cela se présente très mal pour l’hiver prochain.

Pourrait-on aller vers des plans de rationnement de l’énergie ?

Des entreprises non prioritaires pourraient être coupées du gaz selon un plan de délestage défini par la Cellule Energie du gouvernement et en concertation avec le gestionnaire de réseau Fluxys. A ma connaissance, ce n’est encore jamais arrivé dans l’Histoire en Europe, mais des plans de rationnement de ce type sont prêts. Il y a toute une chaine de commande qui peut être actionnée, sur le modèle des plans de délestage électrique. Comme la Belgique est un hub d’entrée du gaz, elle pourrait se servir avant tout le monde, il faut donc une organisation des coupures au niveau européen. Des discussions sont en cours pour savoir qui va devoir couper l’approvisionnement.

Damien Ernst
Damien Ernst© BELGAIMAGE

Dans ce scénario peu réjouissant, les énergies alternatives pourraient-elles aider ?

On parle quand même de remplacer 1500 térawattheures de gaz russe. En panneaux solaires, on est à environ 8000 km2 pour générer une telle quantité d’énergie. Les ménages peuvent en retirer un minimum d’autonomie, mais cela ne va pas du tout remplacer le gaz russe. Pour vous donner la magnitude du problème, en Belgique, la consommation de gaz est de 220 térawattheures, le renouvelable représente, lui, seulement 20 térawattheures.

Le gouvernement peut-il proposer des solutions ?

Je pense que le gouvernement ne peut plus rien faire face à ce manque physique de gaz.

Vous n’êtes pas optimiste pour l’avenir…

Je suis même de plus en plus pessimiste. Depuis des mois, je sens que cette histoire allait très mal se passer, mais pas qu’elle allait prendre une tournure aussi catastrophique. Ici, on est dans la pire tournure que les événements pouvaient prendre. Je ne vois pas de relations normales reprendre entre la Russie et l’Europe. D’autres petits problèmes qui passent un peu sous le radar le prouvent. Le Kazakhstan, par exemple, essaie de sortir de la zone d’influence de la Russie et est un peu plus pro-européen. Les Russes ont coupé l’export du pétrole du Kazakhstan au travers de la Russie. Cela confisque encore 1 million de barils de pétrole par an du marché. Cela se passe très mal et cela va encore très mal se passer pendant plusieurs années, car pour se sevrer des énergies fossiles de la Russie, et en particulier de son gaz, cela va prendre du temps. Au final ce sera peut-être salutaire pour l’Europe sur le long terme, mais cela va nous faire souffrir pendant des années.

Pour paraphraser le discours de Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, je ne vois que “du sang, du labeur, des larmes et de la sueur

Quels messages plus positifs peut-on donner à la population ?

Je ne vois pas comment donner un message positif. Au niveau énergétique on est dans une situation largement plus difficile que dans les années ’70. Il y a une certaine insouciance qui règne pour le moment dans la population. Les gens ne se rendent pas compte de ce qui va vraiment se passer dans quelques mois. Beaucoup de Belges vont aussi sortir des contrats à prix fixe et seront exposés aux tarifs beaucoup plus élevés de l’énergie. La vague de souffrance pour la population ne va faire qu’augmenter avec les contrats à prix fixe qui se terminent chaque jour.

Pour paraphraser le discours de Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, je ne vois que “du sang, du labeur, des larmes et de la sueur”. Surtout que cette dépendance de l’Europe au gaz russe a sans doute clairement favorisé cette guerre en Ukraine, en positionnant l’Europe comme étant faible aux yeux de Poutine. Dans cette guerre, l’énergie a été “weaponisée”. On ne peut que pleurer maintenant sur nos erreurs.

La vague de souffrance ne va faire qu’augmenter avec les contrats à prix fixe qui se terminent chaque jour

Les gens seront obligés de baisser le thermostat. Pas par conscience écologique, mais parce qu’ils ne sauront tout simplement plus payer leurs factures de gaz. Il faut comprendre la gravité de la situation qui va durer des années avec des prix très élevés de l’énergie. L’augmentation de la facture énergétique annuelle pour un ménage moyen sera d’environ 3000 euros par an, aides comprises. Pour la classe moyenne sur une année, ça va faire très mal.

Voyez-vous quand même une lueur d’espoir dans ce tableau noir ?

La seule lueur d’espoir que l’on pourrait imaginer, c’est un retour normal de nos relations avec la Russie. Mais cela ne passera pas avant un changement de régime en Russie, comme un coup d’Etat. Il faut que Poutine soit écarté. Car même s’il se retire d’Ukraine, on ne pourra pas reprendre des relations normales avec Moscou au niveau international et bénéficier de son gaz bon marché.

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