Gérer son entreprise quand la crise sanitaire joue les prolongations, les entreprises naviguent à vue
Comment dresser les perspectives de son entreprise quand personne ne peut dire si les personnes et les marchandises circuleront normalement d’un pays à l’autre dans les six mois à venir ? Treize chefs d’entreprise et deux consultants tentent d’éclairer cette navigation à vue.
Vers quels pays pourrais-je exporter dans six mois ? Quelle proportion de mon personnel sera-t-elle en télétravail l’an prochain ? Quels foires et salons seront-ils ouverts à travers le monde ? Quand les consommateurs retrouveront-ils une certaine confiance dans les perspectives économiques ? Bien malin qui peut apporter des réponses claires à de telles questions, tant les données peuvent varier d’un jour à l’autre en fonction de l’évolution des conditions sanitaires. Tous les chefs d’entreprise doivent pourtant tenter d’y parvenir pour maintenir leurs activités.
“La situation actuelle est extrêmement angoissante”, analyse Jean-François Gosse, CEO du bureau de conseil stratégique Innovity. “La lecture de ce qui se passe est plus difficile que dans le confinement. Tout était alors à l’arrêt et chacun attendait que cela reparte. Nous sommes maintenant dans un entre-deux qui peut être déstabilisant”.
“Cette incertitude est d’autant plus durement ressentie par les entreprises belges, ajoute-t-il, qu’un gouvernement fédéral stable, susceptible de fixer un cap, tarde à se former. Cette absence d’une équipe gouvernementale avec une vision à long terme est dramatique, dit-il. C’est le plus mauvais exemple que l’on pouvait recevoir du sommet de l’Etat. ”
Contraints de naviguer à vue, les patrons ont veillé en priorité à consolider le bateau. Avec, ici, les aides des pouvoirs publics qui ont débloqué les moyens pour des primes, pour le droit passerelle, pour des reports d’échéance, etc. “Mon premier conseil aux entreprises est simple : facturez pour récupérer un maximum de cash, affirme Karin Maquet, du bureau de conseil Kammco. Certains hésitent pour ne pas mettre des clients en difficulté. Or, j’ai souvent pu constater l’inverse : les clients décident de payer très vite pour ne pas pénaliser leur fournisseur. Celui qui a toujours fourni un service irréprochable, qui a cherché des solutions pour livrer pendant le confinement, va être payé avant les autres. La qualité de la relation avec le client a gagné beaucoup de valeur durant cette période. ”
Et si les moyens semblent insuffisants, il faut avoir le courage de se tourner vers les mécanismes de sauvetage prévus. “Plus les problèmes sont anticipés, mieux nous pourrons les résoudre, assure Jean-François Gosse. Il existe un bel arsenal de solutions pour les entreprises, à condition de ne pas attendre la dernière extrémité pour les solliciter. Je le vois avec les procédures de réorganisation judiciaire : l’anticipation fait la différence. ”
Repenser le projet d’entreprise
Pendant cette consolidation, le bateau ne doit pas s’aventurer dans les eaux trop agitées mais plutôt rester à quai. “C’est le moment ou jamais de prendre le temps de se poser les vraies questions sur la stratégie d’entreprise, de se pencher sur tout ce qui a été mis sous le tapis au fil des mois, poursuit Karin Maquet. Parfois, pour mieux accélérer, il faut pouvoir ralentir.”
Jean-François Gosse abonde dans le même sens et invite les dirigeants d’entreprise à profiter des circonstances pour repenser “la raison d’être” de leur société. “Ne viser que le redémarrage, avec le pied au plancher, serait une erreur sur le long terme, dit-il. Cela se traduirait négativement sur le plan financier.”
Le patron d’Innovity est intimement convaincu que pour se développer à un horizon plus lointain, les entreprises devront accorder “une attention accrue au respect des hommes et de leur environnement”. “Il faut ‘screener’ toutes les attitudes, toute les clarifications stratégiques avec ce double filtre, estime-t-il. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à concrétiser mais il faut vraiment repenser nos modèles. Je crains une forme de redémarrage sans limites, avec des discours du type ‘c’est déjà très difficile, n’ajoutez pas de nouvelles contraintes environnementales’. C’est l’exact contraire de ce qu’il faudrait faire.”
L’ingéniosité des réactions
S’asseoir et réfléchir, c’est bien. Mais cela ne doit pas occuper l’intégralité de son temps. Avant d’éventuellement atteindre ce monde d’après, il faut en effet continuer à vivre quelque temps dans l’actuel. “Les entreprises sont face à une addition inédite de problèmes, reprend Karin Maquet. Il ne faut pas se décourager mais les attaquer tous de front. Les solutions ne viendront pas d’ailleurs. L’Etat peut apporter l’un ou l’autre ballon d’oxygène, pas plus.”
La consultante se réjouit de voir nombre de PME se tourner vers leurs voisines, unir leurs forces pour continuer à produire et à livrer. “Le réseau de partenaires locaux a montré sa précieuse utilité, cela survivra à la crise, dit-elle. Les entreprises réactives, capables de prendre rapidement les décisions nécessaires pour maintenir des liens avec les clients, pour continuer à livrer des biens et services, s’en sortiront.”
Karin Macquet vise bien entendu le développement des ventes en lignes et de tous les aspects digitaux de la vie d’une entreprise mais aussi “le retour aux recettes du passé, comme la petite camionnette de livraison de fruits et légumes”.
“J’ai vu un imprimeur bifurquer en quelques jours vers l’impression sur plexi et la fourniture des hôpitaux, poursuit-elle. En partant d’une action de solidarité, il a développé tout un nouveau business. Il y a une vraie ingéniosité dans nombre de nos PME.”
Contraints de naviguer à vue, les patrons ont veillé en priorité à consolider le bateau.
Un nouveau type de manager
Les entreprises doivent aussi repenser leur gestion des ressources humaines, à l’heure du télétravail et des réunions virtuelles qui devraient s’ancrer dans nos habitudes professionnelles. “Des managers peuvent parfaitement gérer leurs équipes sans les voir de toute la semaine, explique Karin Maquet. D’autres en sont totalement incapables, ils ont besoin d’être à leur bureau au milieu de leurs collaborateurs. Cela ne veut pas dire que les uns sont meilleurs que les autres, cela correspond simplement à des types de personnalités différentes. Il faudra sans doute redistribuer les cartes dans les équipes de management en fonction de cela.”
Pour Jean-François Gosse, le recrutement va aussi pousser les entreprises à bouger. “La génération qui nous suit ne nous laissera pas le choix, conclut-il. Ils ne s’inscrivent pas dans les modèles hiérarchiques classiques, ils veulent participer à des projets. Les entreprises qui ne replaceront pas le respect de l’humain et de l’environnement en tête de leurs priorités auront bien du mal à recruter les éléments les plus brillants. Leurs aspirations ne sont pas celles que je pouvais avoir il y a 35 ans.”
13 chefs d’entreprises témoignent :
- André Bertin (Coexpair): “Nous regardons des marchés hors aéronautique”
- Xavier Goebels (PointCarré): “Wait and see”
- Laurent Briou (Wex): “L’année à risque sera 2021”
- Jean-Noël Wallez (Wavenet): “La diversité de nos clients est un avantage”
- Paul-Henri Wauters (Botanique): “Il faut prendre des risques”
- Antoine Menalda (Dirty Monitor): Proposer du divertissement “at home”
- Vincent Crahay (Belourthe): Répartir les risques entre différents marchés et canaux
- Julie Bajart (Bajart): Anticiper le développement de ses propres projets
- Allison Vanderplancke (Chaussures Maniet): “Pour l’instant, nous achetons pour l’été 2021”
- Marc Raisière (Belfius): La crise comme accélérateur
- Geoffrey Close (Prayon): “Nous avons gardé le cap des investissements”
- Olivier Taelman (Nyxoah): Le pari boursier en plein Covid
- Fabrice Brion (I-Care): “Nous devons réinventer la relation avec les clients”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici