La mutilation de l’homme blanc

Paul Kawczak, " Ténèbre ", éditions La Peuplade, 320 pages, 19 euros. © PG

Derrière une couverture mystérieuse, se cache une perle de roman. Dans Ténèbre, Pierre Claes, jeune géomètre belge, prometteur et patriote, est envoyé par Léopold II (à qui appartenait le Congo jusqu’au début des années 1900, avant qu’il n’en fasse ” don ” à l’Etat belge) au coeur du continent africain pour y inscrire la frontière entre puissances coloniales. ” Là où de bourgeois conquérants aux barbes augustes et odorantes avaient, d’un trait droit et pressé, sur une carte fixé le destin d’un pays, Pierre Claes devait matérialiser, à même les terres sauvages, comme tombé du ciel, le tracé exact de ce que l’Europe nommait alors le progrès ” écrit Paul Kawczak dans les premières pages de Ténèbre.

L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc.

En finir avec les fantasmes de la colonisation

Ennuyé, naïf, rêveur, correctement raciste “, le géomètre prend néanmoins rapidement conscience de l’horreur de l’entreprise coloniale. Plus il s’avance sur le fleuve Congo, plus la maladie et la dépression le gagnent. Et le tableau sanguinaire de la colonisation ne cessera de se mêler à l’avancée de l’expédition. ” J’ai effectué un doctorat en littérature qui m’a conduit à étudier le roman d’aventures et ses liens avec la colonisation, explique l’auteur, un Français qui vit depuis neuf ans au Québec. L’historien Sylvain Venayre montre, par exemple, que le roman d’aventures, au 19e siècle, a été conçu comme un outil de propagande pro-coloniale destiné aux enfants : il y avait notamment l’idée que l’on acquérait sa virilité au contact de la violence coloniale. J’ai voulu écrire un roman qui reprenait certains codes du roman d’aventures mais dans lequel les horreurs de la colonisation ne permettaient, pour les héros blancs, aucun devenir d’aucune sorte, sinon érotique et morbide. ”

Allégorie de la mutilation

Dans Ténèbre, Paul Kawczak annonce : ” L’histoire qui suit est celle d’un jeune homme oublié dans un labyrinthe de haine et d’aveuglement : l’histoire du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes. ” De démantèlement, il en est littéralement question à travers le personnage énigmatique de Xi Xiao, bourreau chinois dont on ne sait très bien comment il a atterri dans l’enfer congolais. Il pratique le lingchi, supplice aboli en 1905 qui consistait à retirer successivement les muscles et les organes du condamné avant de lui trancher la tête . ” Plusieurs Occidentaux, vers la fin du 19e siècle, ont rapporté des plaques photographiques de lingchi qui ont fortement marqué l’imaginaire de l’époque, nous explique l’auteur. En étudiant l’érotisme dans le roman d’aventures, j’avais sous mes yeux la découpe humaine et la découpe coloniale de territoire : il ne suffisait plus que de les rapprocher. L’idée de Ténèbre est ainsi née. ”

Dans ce récit grandiose, chargé de réalisme magique (” Colorer le réel de la couleur des rêves, voilà quel a été mon mot d’ordre “, nous dit-il), tous les fils s’entremêlent : entre Paris, Bruges, Equateurville, Léopoldville, les personnages croisent les figures de l’Histoire : ” l’explorateur ” Pierre Savorgnan de Brazza, les écrivains Joseph Conrad, Charles Baudelaire et Paul Verlaine. Noir et poétique, le style de Paul Kawczak trompe les catégorisations classiques pour offrir aux lectrices et lecteurs une charge engagée contre la nostalgie coloniale, mais surtout un roman rythmé, voluptueux et ambitieux. Finaliste du Prix Première 2020, Ténèbre a toutes ses chances dans la compétition.

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