La coutellerie belge, un artisanat à temps partiel

DANIEL REICHERT (RD Custom Knives ) Le créateur ne vend pas par sur internet mais uniquement de la main à la main. © PG

La coutellerie a évolué au gré du commerce et du choix des clients. Elle a subi les assauts de la fabrication en série de produits moins chers et bas de gamme. En perte de vitesse depuis des années, elle connaît une renaissance en Wallonie, principalement grâce à des amateurs qui font de leur passion un second métier.

Le centre-ville de Bruxelles regorge de boutiques pittoresques qui en font son charme et attirent les touristes. La Coutellerie du Roi, dans le passage du Nord, et la Coutellerie Jamart-Au Grand Rasoir sise rue de l’Hôpital, en font indéniablement partie. Rentrer dans l’une ou dans l’autre, c’est pénétrer dans une véritable caverne d’Ali Baba qui regorge de trésors. Créée en 1750 à Namur, la Coutellerie du Roi a aujourd’hui la même propriétaire qu’Au Grand Rasoir: An Cielen.

La Coutellerie Jamart a été créée en 1821. Lors du krach boursier de 1929, mon arrière-grand-père a eu l’occasion de racheter la boutique de la rue de l’Hôpital. Au Grand Rasoir est resté dans la famille depuis lors. Je suis la représentante de la quatrième génération. Pour apprendre le métier, mon grand-père est parti en Suisse chez Victorinox. Il est tombé amoureux d’une Suissesse qui est devenue ma grand-mère. Quand il a repris la coutellerie familiale, elle a racheté la Coutellerie du Roi. J’ai d’ailleurs des souvenirs très précis de petite fille avec ma grand-mère derrière le comptoir au passage du Nord. A la génération suivante, mon papa a repris Jamart et ma tante la Coutellerie du Roi. Je viens de la lui racheter pour perpétuer la tradition familiale.”

Nous tenons des boutiques à l’ancienne avec une clientèle qui vient du monde entier.

Coutellerie Jamart

Chez les Cielen, on a le sens du client et le goût des relations humaines. An est derrière le comptoir rue de l’Hôpital, son mari, Sylvain Granit, fait de même au passage du Nord. Il n’y a pas d’employé.

“Nous tenons des boutiques à l’ancienne avec une clientèle qui vient du monde entier. Nous avons dans la famille une passion pour l’artisanat. Nous vendons des beaux produits qui viennent de France, du Japon ou encore de Scandinavie. Les Suédois sont passés maîtres dans l’art de l’acier tandis que les Danois font du travail remarquable avec les barres aimantées ou les planches à découper. Quant à ma clientèle, elle est à 70% constituée de touristes mais aussi d’expatriés, très majoritairement des Français installés à Bruxelles. De tout temps, des célébrités ont franchi les portes de nos magasins, comme des chanteurs, mais mon papa a toujours été très discret. C’est mon cas aussi. Dernièrement, le guitariste de Metallica est venu m’acheter quelques produits le jour où il se produisait à Werchter. Aujourd’hui, les clients sont très intéressés par les couteaux de cuisine plutôt que par les pliants. C’est l’effet covid et, certainement aussi, des émissions culinaires.”

La coutellerie belge, un artisanat à temps partiel
© PG

Pas de formation

Les deux boutiques de la famille Cielen n’ont pas d’atelier. Elles envoient les réparations et les aiguisages à un atelier qui travaille exclusivement pour elles. Quant aux commandes spécifiques, An Cielen les confie à des artisans étrangers.

“Chez nous, la coutellerie est un art qui se perd et il n’y a plus guère que des amateurs, certes doués, mais qui ne peuvent pas répondre à nos critères. Il y avait bien Eric Parmentier mais il est parti s’installer en Auvergne. Thiers demeure la capitale de la coutellerie française. En France, l’art se perpétue et s’apprend. Il existe des filières de formation et un concours de Meilleur Ouvrier de France, section coutellerie. Et chaque année, les meilleurs artistes sont reçus à l’Elysée. Cela stimule évidemment…”

COUTEAU LE BRABANÇON. Conçu à Liège, disponible en trois modèles, il fait fureur sur le net et dans les salons.
COUTEAU LE BRABANÇON. Conçu à Liège, disponible en trois modèles, il fait fureur sur le net et dans les salons.© PG

Il n’y a en effet plus guère d’artisan coutelier en Wallonie dont c’est l’unique métier. Samuel Lurquin, un surdoué de la région de Binche, est dans le cas mais se consacre exclusivement au marché américain. A Gembloux, jadis capitale de la Coutellerie, il n’y a plus qu’un seul artisan désormais: la maison Depireux établie en 1929. Et, encore, elle est surtout active dans l’aiguisage et la remise en état (couteaux, ciseaux, tondeuses, rasoirs, etc.) et la pose de nouvelles lames de façon artisanale. Pour la création et la fabrication, il faut surtout se tourner vers des amateurs qui en ont fait une activité complémentaire. Dans la région de Liège, Laurent Cordier, ingénieur dans le domaine du gaz, a créé le Couteau Belge. Son Brabançon, breveté, fait fureur dans les salons et sur internet.

“C’est un hobby qui fera l’objet d’un travail de fin d’études à l’ULiège, explique-t-il. Mon épouse est auvergnate, ceci explique sans doute cela. Mes couteaux, je les ai créés de A à Z et je n’ai copié personne. J’ai aussi déterminé les procédés de fabrication. Malheureusement, il n’est quasi plus possible de faire cela en Belgique. J’ai initié un partenariat avec l’école d’armurerie de Liège mais c’est, à ce jour, limité. J’ai aussi un accord avec des armuriers pour récupérer les chutes de bois qui ont servi pour les crosses. Pour le reste, l’acier vient de Suède, d’Allemagne ou des Pays-Bas. Il est travaillé en Auvergne. Mais je ne désespère pas de rapatrier une partie de la production.”

Un secret du 18e siècle

Le Couteau Belge propose trois types de couteau: le Brabançon destiné à la table (particuliers et restaurants), le Brabançon pliant avec un mécanisme invisible et le Brabançon à secret, un principe du 18e siècle remis au goût du jour avec des technologies modernes. Laurent Cordier n’a aucun problème pour vendre. Et pour cause: dans les salons, son couteau à secret, que seul le propriétaire peut ouvrir et fermer, attire les foules.

“Je suis un passionné des arts de la table et, pour moi, un couteau est un objet personnel comme une montre. En France, le couteau pliant est, pour beaucoup, un objet du quotidien. En Belgique, ce n’est pas le cas. Je termine un master en 3e cycle à HEC Liège pour affiner mon projet entrepreneurial et me développer en mode commercial. Je vais prospecter dans les secteurs comme l’horeca. Je suis déjà présent chez Divino Gusto à Nivelles et j’ai conçu un beau projet avec Christophe Hardiquest du temps de Bon-Bon: un couteau pliant personnalisé avec un manche en bois de genévrier.”

Fabriquer 60 couteaux identiques, cela ne m’intéresse pas.

Fabrice Debart (Forge Celtique)

D’autres “amateurs” ont en commun la fréquentation de la Forge d’Ostiches dans la région d’Ath. Reconnue par la célèbre Bladesmith Society américaine et propriété de la Ville d’Ath, elle dispense des formations et organise des stages en coutellerie. Les élèves viennent du monde entier. Et parfois aussi de beaucoup plus près. C’est le cas d’Aurélien Alsters qui, à Mouscron, à l’arrière du restaurant La Pelle des Sens, a créé un atelier appelé d’Aurax et d’Acier. Il y produit des couteaux destinés à la table mais aussi des couteaux de collection ou des petits couteaux tactiques à usage quotidien.

“Je travaille dans une maison de repos mais j’ouvre mon atelier le mercredi et les week-ends. Je suis passionné de couteaux depuis que je suis tout petit. Je suis autodidacte. J’ai beaucoup lu et regardé des vidéos. J’ai fréquenté les salons pour échanger des trucs et des astuces. J’ai aussi suivi un stage de deux jours en Auvergne. Et évidemment, les conseils dispensés à Ostiches m’ont beaucoup aidé. Je crée selon l’inspiration du moment. Je produis aussi sur commande. Et, évidemment, je répare et aiguise. De nombreux chefs et bouchers du coin font appel à moi pour leur bien le plus précieux.”

La coutellerie belge, un artisanat à temps partiel
© PG

Le Petit Mouscronnois

Aurélien organise aussi des stages sous l’appellation “Je fais mon couteau”. Il permet, le temps d’un week-end, à des amateurs de venir fabriquer leur couteau (plus d’infos sur dauraxetdacier.be). Il aimerait beaucoup, à l’instar du Couteau Belge, créer un couteau identitaire. “Nous avons le projet de lancer un Petit Mouscronnois, raconte-t-il. Un petit couteau pliant muni, à l’arrière, d’un décapsuleur. Un bel objet bien fait avec un style et une forme particuliers que l’on pourrait décliner avec des manches différents.”

Daniel Reichert est aussi passé par la Forge d’Ostiches. Basé à Berchem- Sainte-Agathe, il a créé en 2017 sa propre marque appelée RD Custom Knives . Une activité qu’il mène en complément de son métier principal. Contrairement à Adrien, Daniel travaille en stock removal: il ne forge pas mais découpe la forme dans de l’acier à froid. Une méthode différente qui nécessite moins d’outils mais qui n’est pas plus facile pour autant.

De nombreux chefs et bouchers du coin font appel à moi pour leur bien le plus précieux.

Aurélien Alsters (D’Aurax et d’Acier)

Je produis des couteaux au gré de mes envies. Que ce soit des couteaux de cuisine ou des couteaux tactiques. J’ai d’ailleurs des militaires et des policiers comme clients réguliers. Mais aussi des chefs comme Michel Borsy des Eleveurs à Hal. Je travaille l’acier carbone et j’aime beaucoup les trempes sélectives. Cela donne de très belles lames avec motifs.”

Les couteaux de Daniel Reichert, artisan labellisé, sont magnifiques. Ils coûtent entre 250 et 500 euros. De jolies pièces que le créateur ne vend pas par internet mais uniquement de la main à la main.

Trente ans de passion

Pour conclure, on avoue avoir été bluffé par le travail de Fabrice Delbart. Dans sa Forge Celtique à Buissenal, le quadragénaire fait tout de A à Z: il forge, trempe et travaille l’acier mais aussi les différents bois pour les manches. Il conçoit aussi lui-même les étuis en cuir. Autant de techniques qu’il a apprises sur le tas. Cette passion (il travaille dans l’industrie pharmaceutique) l’anime depuis qu’il a 11 ans!

J’ai découvert la coutellerie et le travail des métaux à l’Archéosite d’Aubechies quand j’étais gamin. Mon papa a toujours été passionné de forge. Il a dû me refiler le virus. J’aime beaucoup faire du Damas, un acier de corroyage, soit des aciers différents soudés et forgés pour obtenir des motifs complexes. Ma forge est au gaz désormais. Malheureusement, le charbon de forge, plus calorifère et moins poussiéreux que celui de chauffage, est quasiment introuvable. Comme l’acier d’ailleurs. On ne produit plus de barres chez nous, il faut acheter des tôles. Je suis obligé de me fournir en Italie, en France ou en Allemagne. Quant au bois, il vient d’une société allemande spécialisée, qui livre des blocs spécifiques aux couteliers. Suivant les cas, un manche, sans compter la main-d’oeuvre, coûte entre 60 et 100 euros.”

Les couteaux de la Forge Celtique sont des pièces uniques destinées à tous les usages. Comme ses autres collègues, Fabrice Delbart a un caractère bien trempé et ne fait pas de série.

“Forger 60 couteaux identiques, cela ne m’intéresse pas. En plus, dans un atelier artisanal, c’est contraignant et compliqué car les matières premières ne sont pas les mêmes. Ceci dit, créer des couteaux pour un resto, je n’ai rien contre, pour autant qu’ils puissent être différents.” Passionné par les arts médiévaux, Fabrice Delbart est également producteur de bijoux. Mais il s’est aussi fabriqué sa propre cotte de mailles…

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