Que se passe-t-il dans le cerveau d’un entrepreneur?
Une équipe de l’ULiège a convoqué les neurosciences pour tenter de comprendre les connexions spécifiques qui s’opèrent dans le cerveau d’un entrepreneur.
“La singularité d’un entrepreneur, c’est sa capacité à décider dans l’incertitude, à s’adapter aux circonstances pour toujours mieux rebondir.” Cela, Frédéric Ooms le définissait intuitivement, sur base notamment de son expérience de professeur d’entrepreneuriat et d’innovation à HEC-Liège. “Le monde académique s’intéresse à ce domaine depuis le milieu des années 1980, avec notamment des recherches sur la personnalité des entrepreneurs, explique-t-il. On pointe souvent des traits de caractère, un côté extraverti notamment, mais nous n’avons aucune réponse définitive. Et surtout, nous ne savons pas précisément comment un entrepreneur pense et agit.”
Pour tenter de percer cette énigme, Frédéric Ooms et son collègue Bernard Surlemont se sont tournés vers les neurosciences et Steven Laureys, neurologue et directeur de recherche FNRS à l’université et au CHU de Liège. Ensemble, ils ont mené une vaste étude avec le concours de managers et autres entrepreneurs. Dans une première phase, un millier de personnes ont répondu à un questionnaire conçu pour cerner les capacités cognitives des répondants. Dans la seconde phase, 40 volontaires (dont le fondateur d’Ice-Watch et ancien Manager de l’Année Jean-Pierre Lutgen, ainsi que le CEO de Galler Salvatore Iannello) ont passé une IRM et un encéphalogramme, afin de mesurer leur activité cérébrale non pas face à des problèmes complexes mais au contraire au repos, quand le cerveau laisse aller et venir les idées sans but précis.
L’entrepreneur essaie de construire le futur tandis que le manager cherche à le prédire.” Frédéric Ooms (HEC-Liège)
Cette étude révèle d’importantes connexions, chez les entrepreneurs, entre une zone enfouie à l’intérieur du cerveau appelée l’insula (zone connue pour son implication dans nos prises de décision et nos analyses de risque, deux éléments cruciaux pour l’entrepreneuriat) et le lobe frontal droit. La force de ces connexions pourrait expliquer la flexibilité cognitive des entrepreneurs, leur capacité à avancer dans l’incertitude. “L’entrepreneur va essayer de construire le futur tandis que le manager cherchera plutôt à le prédire et à calibrer ses actions en fonction, dans une logique plus causale, explique Frédéric Ooms. Il n’y a pas de hiérarchie entre les deux profils, une entreprise a besoin des deux. En outre, ce n’est pas ‘jour/nuit’ comme dans le film Les Visiteurs, les deux capacités existent chez chacun d’entre nous, avec des intensités variables.”
Un cerveau, ça s’entretient
La bonne nouvelle, c’est que cette flexibilité peut se travailler. Certains ont sans doute plus de prédispositions que d’autres mais tout le monde peut améliorer sa capacité à décider dans l’incertitude. Nous pouvons utiliser la plasticité du cerveau humain pour accentuer telle ou telle qualité. Les outils vont de la méditation (Steven Laureys est notamment l’auteur de La méditation, c’est bon pour le cerveau) à la qualité du sommeil ou l’activité physique. “Toutes des choses qu’on n’apprend pas forcément à HEC”, sourit le neurologue. “Cela évolue, nuance Frédéric Ooms. L’enseignement de l’entrepreneuriat se base de plus en plus sur des essaiserreurs, sur un apprentissage par l’action qui permet de développer les compétences liées à la flexibilité cognitive.” Que vous ayez ou non l’envie de devenir entrepreneur, ces outils peuvent de toute façon être intéressants. “Nous sommes tous des micro-entrepreneurs, souligne Steven Laureys. Gérer une famille, naviguer entre son ou sa partenaire, ses enfants, son boulot, ce n’est pas rien en matière de gestion de l’imprévu. Il faut de la flexibilité cognitive. Or notre cerveau a souvent un peu de mal avec l’incertitude.”
La motivation va également jouer un rôle décisif. “C’est vraiment capital, assure Steven Laureys. Si vous décidez que vous voulez développer tel ou tel talent, vous pourrez le faire. Le mental est très puissant chez l’humain. Je travaille avec des athlètes et nous pouvons voir aussi le rôle que joue l’insula sur leurs performances. Il y a vraiment une plasticité du cerveau.” Cette plasticité a aussi son versant négatif: on rumine, on s’enfonce dans les insomnies, l’angoisse, le burn-out… Prendre soin de son cerveau peut alors aider à enrayer ces mécanismes destructeurs. “Il est important de développer les différentes qualités humaines, comme l’intelligence émotionnelle parfois peut-être trop négligée, poursuit le neurologue. On ne peut pas développer une entreprise en pensant juste au retour sur investissement. L’entrepreneur doit avoir aussi un regard de respect envers ses employés, envers la planète. Les neurosciences peuvent aider à cultiver de telles qualités, notamment l’éthique ou l’empathie. L’éthique restera toujours à l’humain. C’est nous qui définissons ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.”
La motivation est capitale. Si vous décidez que vous voulez développer tel ou tel talent, vous pourrez le faire.
Steven Laureys (FNRS, CHU-Liège)
La motivation, l’envie peuvent aussi venir du “sens” du travail, notion de plus en plus prisée par les jeunes universitaires. Frédéric Ooms souligne l’importance de la raison d’être de l’entreprise, souvent mise en avant par le professeur Bernard Surlemont. Cette notion peut sembler un peu bateau mais selon lui, elle aidera l’entrepreneur à faire face aux moments de grande incertitude. Le sens va influer sur la motivation et donc sur les connexions cérébrales de l’individu.
L’étude liégeoise constitue une première mondiale en parvenant à pointer ainsi les connexions spécifiques qui opèrent dans le cerveau d’un entrepreneur. Elle devrait d’ailleurs faire l’objet prochainement d’une publication dans une revue scientifique internationale. Il faut toutefois veiller à ne pas faire dire à cette étude plus qu’elle ne peut. Les résultats ne permettent en effet pas de tirer des conclusions pertinentes sur le fonctionnement du cerveau d’un manager, bien que celui-ci ait été comparé à celui d’un entrepreneur. En neurosciences, il faut bien déterminer au préalable les hypothèses de recherche et les zones du cerveau à explorer, au risque sinon d’être rapidement noyé parmi les milliards de connexions dans le crâne humain.
Une spin-off en projet
L’idée n’est de toute façon pas d’opposer les deux profils. “Une entreprise a besoin des deux, dit Frédéric Ooms. Au démarrage, ce que nous appelons la logique d’effectuation de l’entrepreneur sera décisive. Mais au fur et à mesure de la croissance, il faudra une approche plus managériale pour structurer les choses de manière plus robuste. Sans cela, la start-up restera toujours une start-up.” Un autre danger guette alors l’entreprise: s’appuyer un peu trop sur le profil managérial, émousser l’agilité propre à l’entrepreneur et finir par se faire doubler par de jeunes pousses innovantes. C’est là que Frédéric Ooms montre son propre un esprit entrepreneur: il envisage de fonder, en s’appuyant sur les données de cette étude, une spin-off dont la mission serait de “reconnecter” les grandes entreprises avec l’entrepreneuriat. “Nous pourrions aider à identifier en interne les personnes avec des prédispositions et les accompagner dans le développement d’activités utiles à l’entreprise”, confie-t-il en citant les exemples de Flora, produit digital de l’assureur Ethias, ou l’incubateur interne du groupe John Cockerill.
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