Aston Martin : la réinvention d’une légende

Usine Aston Martin, à Gaydon. La production devrait passer à plus de 10.000 unités par an dès 2020. © reuters

La légendaire marque automobile, chère à James Bond et au prince Charles, est en pleine métamorphose. Introduite en octobre à la Bourse de Londres, elle prépare le lancement d’un SUV fin de cette année pour conquérir de nouveaux marchés. “Shocking” ?

La route serpente entre les verts pâturages du Warwickshire, en plein coeur de l’Angleterre. Quelques moutons paissent dans des champs bien arrosés par la pluie. Dans les villages, les façades couleur sable des belles demeures du 19e siècle reflètent la chaude lumière automnale. Un bruit de moteur rutilant vient soudain troubler la quiétude des lieux. C’est une Aston Martin DB11, l’un des derniers modèles de la marque. Mais les habitants n’y prêtent guère attention : la scène est devenue banale dans cette campagne chère à Shakespeare.

C’est à Gaydon, une bourgade située à quelques kilomètres de Stratford-upon-Avon, la ville du célèbre dramaturge britannique, qu’Aston Martin a élu domicile depuis 2003. La marque aux ailes déployées a rassemblé l’usine d’assemblage et les bureaux sous le même toit. Sur le parking, une dizaine de bolides siglés du fameux logo confirme l’adresse. La présence d’une Ferrari rouge vif fait tache. ” Sûrement la voiture d’un client “, balaie un représentant de la marque.

Entreprise centenaire

A Gaydon, Aston Martin est voisine de Jaguar Land Rover, dans ce qui reste un bassin historique de l’automobile britannique, non loin du circuit de Silverstone, à mi-chemin entre Birmingham et Oxford. La marque légendaire, chère à James Bond et au prince Charles, vient justement d’entamer un nouveau chapitre de son histoire : début octobre, l’entreprise s’est introduite à la Bourse de Londres, pour une valeur d’un peu plus de 4 milliards de livres.

Un événement pour l’industrie automobile britannique, orpheline sur les marchés depuis le départ de Jaguar il y a 30 ans. Si les premiers mois de cotation se sont avérés compliqués (l’action a perdu jusqu’à près de 38%, mais repart à la hausse depuis février), l’introduction en Bourse témoigne d’une véritable renaissance pour une entreprise centenaire qui a déjà déposé sept fois le bilan.

Une telle opération était encore impensable il y a quelques années, quand Aston Martin accumulait les pertes financières. Mais la nouvelle stratégie mise en place par Andy Palmer, arrivé à la tête de l’entreprise en 2014, a permis de rendre la société désirable aux yeux des investisseurs. Ce passionné d’automobile a quitté l’école à l’âge de 15 ans pour travailler comme apprenti dans une entreprise de pièces détachées, avant de rejoindre le fabricant Austin Rover. Ancien bras droit de Carlos Ghosn chez Nissan, il a su s’inspirer des méthodes apprises au Japon pour redresser la barre. ” Les Japonais sont obsédés par la qualité et les process. Et c’est précisément ce qu’il faut pour fabriquer des voitures d’exception “, explique le patron de 55 ans qui a gardé un accent et une allure très anglais malgré son exil de 13 ans en Asie.

On pense qu’Aston Martin est une entreprise richissime. Mais sa survie n’a toujours tenu qu’à un fil.

Licenciements, restructuration de la dette, révision des pensions de retraite… La potion n’a pas été facile à avaler pour les salariés du groupe, qui a appartenu à Ford pendant 20 ans avant de passer dans le giron d’investisseurs koweïtiens et italiens en 2007. Ces mesures ont été accompagnées d’un changement dans la façon de produire les célèbres coupés. ” Andy a apporté sa science du planning, sa maîtrise de la production, qui nous permet d’être plus ambitieux et de lancer davantage de modèles “, se félicite le responsable des ventes, Christian Marti. Les embauches ont repris par la suite.

Lancer une nouvelle voiture par an

Le nouveau patron a dévoilé en 2016 son plan stratégique, baptisé ” Second Century Plan “. Il prévoit le lancement d’une nouvelle voiture tous les ans pendant sept ans, avant de redémarrer un nouveau cycle, permettant ainsi un renouvellement perpétuel de l’offre. Une stratégie censée garantir la croissance future, si elle est bien exécutée. Car les millionnaires sont toujours plus nombreux chaque année.

Et les bolides rutilants restent leurs joujoux préférés. Après avoir lancé un nouveau coupé, la DB11, la célèbre marque anglaise prépare la sortie d’un SUV, baptisé DBX. Prévu pour le quatrième trimestre 2019, il viendra concurrencer les modèles des autres marques de luxe comme Bentley, Rolls-Royce ou Lamborghini qui se sont engouffrées dans ce segment à forte croissance. Ce choix a fait grincer des dents chez les amoureux de la marque. Pourquoi la légendaire Aston Martin réputée pour l’élégance de ses voitures et son image d’exclusivité ferait-elle comme tout le monde ? ” Il y a un risque de banalisation car, sur ce genre de modèle, cela reste difficile de se différencier des autres “, juge Jacques-Louis Bertin, l’un des rares auteurs français à avoir écrit sur la marque ( Aston Martin, éditions ETAI).

Entrée de l'usine. Sur les 87.000 véhicules produits par la marque, 85.000 roulent encore.
Entrée de l’usine. Sur les 87.000 véhicules produits par la marque, 85.000 roulent encore.© belgaimage

Pour l’expert, ” le danger, c’est d’écorner l’image, le mythe “, même s’il est persuadé que les ventes suivront ” car le nom est prestigieux “. Peter Tomalin, journaliste britannique et coauteur d’un livre sur le constructeur ( Aston Martin: élégance et puissance, éditions Glénat-Evo), partage cet avis. ” Le SUV, ce n’est pas ma tasse de thé. Et la perception que les gens ont de la marque pourrait évoluer. Mais en même temps, ils seraient fous de ne pas le faire. ”

Avec le DBX, la PME anglaise souhaite attirer de nouveaux clients pour pérenniser son avenir. ” Elle lorgne les Etats-Unis et l’Asie. Ce sont des marchés sur lesquels ces marques doivent percer pour continuer à croître “, estime l’économiste Bernard Jullien, fondateur du cabinet Feria. La marque ailée reste excessivement ” british ” : elle réalise environ 30% de ses ventes au Royaume-Uni et seulement 15% en Asie. Elle cherche aussi à séduire les plus jeunes. ” Chez les nouvelles générations, une voiture ressemble d’abord à un SUV “, garantit Andy Palmer. Mais le dilemme pour une marque comme Aston Martin n’en est pas moins important : comment faire évoluer sa gamme et séduire de nouveaux clients sans perdre son âme ? Au premier coup d’oeil, vous saurez que c’est une Aston Martin “, assure le patron. ” Le design, les prestations resteront uniques car le savoir-faire reste incomparable “, veut croire Bernard Jullien.

Odeur de cuir

Le projet a nécessité beaucoup de travail et une dose d’introspection. ” Avant de nous lancer, nous nous sommes posé la question : qu’est-ce qui définit réellement Aston Martin ? “, raconte Andy Palmer. Pour cet amoureux des voitures, qui possède trois Aston Martin, dont un modèle Vantage des années 1980, la réponse était simple : ” Notre but a toujours été de fabriquer les plus belles voitures au monde. Si l’on décide de faire un SUV, il faut donc que ce soit le plus beau. ”

Pour produire son nouveau modèle, l’entreprise a inauguré une usine au pays de Galles, qui fabriquera aussi les futurs véhicules électriques de Lagonda, l’autre marque de luxe du groupe. Avec les nouveaux modèles, la cadence de production va bondir pour passer la barre des 10.000 unités par an à partir de 2020. Soit un doublement par rapport à 2017. Et une révolution pour un constructeur qui n’a fabriqué que 87.000 voitures en 105 ans (dont 85.000 roulent encore) !

Ce changement d’échelle peut inquiéter les aficionados, longtemps bercés par ce sentiment d’exclusivité qui accompagne la marque depuis ses débuts. ” J’ai toujours rêvé d’avoir une Aston Martin précisément parce qu’on n’en voyait jamais, révèle le journaliste Philip Turle, qui travaille en France, pour RFI. J’ai grandi avec l’image de ces voitures d’exception, qui marient l’élégance et la discrétion à la puissance, bien loin du côté tape-à-l’oeil d’une Porsche ou d’une Ferrari ! ”

Cet amoureux de la marque, qui possède une DB6, est devenu le président de l’Amoc France, l’association des propriétaires d’Aston Martin qui regroupe 130 membres. ” C’est un club de gens passionnés, pas de flambeurs ni forcément d’ultrariches. Ce n’est pas l’esprit Aston. Nous sommes d’ailleurs toujours bien accueillis partout où nous allons. ” Pour Philip Turle, le changement de périmètre de l’entreprise a de quoi perturber. ” Sur les nouveaux modèles comme la DB11, Aston Martin est écrit en toutes lettres ! C’est une aberration. ” Mais il reconnaît que l’évolution est nécessaire. ” On pense qu’Aston Martin est une entreprise richissime. Mais sa survie n’a toujours tenu qu’à un fil. ”

Andy Palmer, CEO:
Andy Palmer, CEO: ” Aston Martin est une start-up de 105 ans. Et je suis là pour l’aider à grandir. “© belgaimage

Aston Martin peut-il devenir un constructeur comme les autres ? Evidemment non. Il suffit de pousser les portes de l’usine de Gaydon pour s’en rendre compte. Logé dans un bâtiment à l’architecture très contemporaine, derrière un mini-musée à la gloire de la marque, le site surprend par son calme. Ici, près de 1.000 ouvriers viennent travailler chaque jour, soit un tiers des salariés du groupe. Difficile de croire pourtant qu’on est sur une ligne de production de voitures. Dans une partie de l’usine, le bruit des machines à coudre et l’odeur du cuir font davantage penser à un atelier de maroquinerie de luxe. ” Le cuir vient d’Ecosse, précise notre guide, John Muirhead, l’ex-directeur marketing. Il est cousu à la main et viendra recouvrir les sièges des véhicules. ”

Pilier du royaume

Dans chaque allée sont installés de grands bacs avec des numéros dédiés et des pièces à l’intérieur (tableau de bord, couverture de siège, etc.) : il s’agit des modèles en cours de fabrication. ” Chaque voiture est unique. Elle a été commandée par un client avec des spécifications bien précises. ” Dans cette usine d’assemblage de bolides à la demande, chaque véhicule présent sur la ligne de production est différent de celui qui le précède. Si le site est doté de machines dernier cri, la présence humaine demeure importante. On discute, on s’apostrophe, on plaisante.

” Il n’y a jamais de précipitation sur la ligne “, assure John Muirhead. Chaque véhicule nécessite 200 heures de travail, dont une cinquantaine pour la peinture, parfois appliquée à la main. ” L’humain, c’est ce qui fait la différence. Car l’art est l’affaire des hommes, pas des machines “, professe Andy Palmer. Au fond de l’usine, un tunnel de néons permet d’inspecter les derniers modèles assemblés, qui avancent sur un tapis roulant. Un vrai défilé de mode, version haute couture automobile.

Sur un mur de l’usine, une frise de photos retrace l’histoire du groupe. On y voit le cofondateur Lionel Martin, un passionné de vitesse, poser à Aston Hill, une course mythique à laquelle il associera son nom pour créer la marque. Le richissime industriel David Brown, qui figure aussi sur les clichés noir et blanc, lui donnera ses lettres de noblesse en la rachetant en 1947. Ses initiales, DB, se retrouvent dans le nom des modèles. Une photo de Sean Connery, grimé en James Bond, rappelle le lien indéfectible entre le célèbre espion et l’entreprise. Les stars ne sont pas en reste, avec Mick Jagger et Paul McCartney immortalisés devant leurs bolides. La sortie de Buckingham Palace en DB6 du prince William et de Kate Middleton, tout juste mariés, figure aussi en bonne place.

Chaque véhicule est unique et a été commandé par client avec des spécifications bien précises.

L’histoire ainsi résumée en une quinzaine de photos illustre le caractère unique de la marque et les liens qui l’unissent au Royaume-Uni. ” A l’instar de Ferrari en Italie, Aston Martin est une légende outre-Manche, un pilier du royaume “, estime Jacques-Louis Bertin, qui raconte dans son ouvrage l’épisode de la collecte populaire organisée en 1975 pour sauver la marque de la faillite : ” Les enfants britanniques cassaient leur tirelire pour aider le constructeur ! ” ” Aston Martin, c’est un morceau d’Angleterre. Vous achetez ce genre de voiture plutôt qu’une Porsche ou une Ferrari parce que c’est beau, cool, performant… et très anglais “, considère Peter Tomalin.

Aston Martin : la réinvention d'une légende
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Quid du Brexit ?

Reste à savoir comment la marque so british va encaisser le choc du Brexit. Le constructeur se fournit beaucoup sur le Vieux Continent : une partie de ses moteurs est fabriquée à Cologne en Allemagne, tandis que d’autres proviennent des usines Mercedes, actionnaire minoritaire. Que se passera-t-il lorsque le Royaume-Uni ne fera plus partie du marché unique ? ” Nous préférons évoluer dans une zone de libre-échange et l’incertitude actuelle autour de l’accord avec l’Union européenne n’est pas forcément rassurante. Mais nous n’avons pas constaté d’impact particulier pour l’instant “, assure Andy Palmer qui mise sur la conquête de nouveaux marchés pour compenser les effets du Brexit.

Pour ce fan de punk rock et des Sex Pistols, la marque britannique a bien un futur et il s’annonce radieux. ” Aston Martin est une start-up de 105 ans. Et je suis là pour l’aider à grandir. ” Le constructeur travaille à la conception de ses futurs modèles électriques qui verront le jour d’ici deux à trois ans, notamment sous la marque Lagonda. Et se dit prêt à bénéficier de la révolution à venir dans l’automobile. ” Avec l’avènement des voitures électriques et autonomes, il y a un risque de banalisation des modes de transport. Mais si vous avez les moyens, vous aurez toujours envie de vous offrir une belle voiture. ” Et tant pis si le moteur ne ronronne plus tout à fait de la même manière.

Le DBX, premier SUV de la marque attendu fin 2019, inquiète les puristes.
Le DBX, premier SUV de la marque attendu fin 2019, inquiète les puristes.© pg

La DB5 de
La DB5 de “Goldfinger”© belgaimage

Des symboles qui valent de l’or

Faite pour la course

Le sport automobile est l’essence même de la marque, fondée en 1913 par Lionel Martin, un fondu de rallye. Aston Martin a remporté sa seule et unique victoire au 24 heures du Mans en 1959 avec deux voitures terminant aux deux premières places. Elle y concourt toujours, dans la catégorie GT.

Le choix de James Bond

L’image d’Aston Martin est associée à l’agent 007, depuis la première apparition de Sean Connery au volant d’une DB5 en 1964, dans Goldfinger. Au total, la marque a été utilisée dans la moitié des films de James Bond. Le groupe assure qu’il n’a jamais existé aucun accord financier avec la production : un gentleman’s agreement, rien de plus.

Le joyau de la couronne

A 21 ans, le prince Charles s’est vu offrir sa première Aston Martin par sa mère, la reine Elizabeth II. Il n’a jamais boudé son plaisir de conduire son coupé sport sur les routes anglaises. En 2011, le prince William et son épouse Kate Middleton ont emprunté le bolide paternel pour effectuer leur première sortie de jeunes mariés.

Le
Le “Neptune”© PG

Les projets fous du moment

Une voiture volante

Le constructeur a dévoilé cet été une maquette de voiture volante électrique, baptisée Volante, conçue conjointement avec l’université anglaise de Cranfield et le motoriste Rolls-Royce. Elle pourrait transporter trois personnes, à 320 km/h, sur une distance maximale de 400 kilomètres. Aucun calendrier n’a été fourni pour l’instant.

Des résidences VIP

La marque légendaire s’est associée avec un promoteur spécialisé dans les prestations haut de gamme pour concevoir une résidence Aston Martin, sur le Biscayne Boulevard de Miami. A partir de 2021, penthouses, duplex et triplex seront mis en vente auprès de riches propriétaires… avec garage intégré, of course.

Un sous-marin de luxe

L’appareil pourrait avoir été inspiré par James Bond. Aston Martin a lancé cette année la production d’un submersible avec l’entreprise spécialisée Triton Submarines. Baptisé Neptune, il pourra plonger jusqu’à 500 mètres de profondeur. Commercialisé à plus de 4 millions d’euros, il deviendra le véhicule le plus cher de la marque.

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