Le grand examen du paysage médiatique belge

Il est grand temps pour les médias dits traditionnels d'accélérer leur révolution numérique. © getty images
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

La Fédération Wallonie-Bruxelles a chargé le cabinet Deloitte d’ausculter le marché publicitaire en Belgique francophone. Son rapport de 200 pages ne laisse planer aucun doute: il est urgent que les différents acteurs de l’écosystème médiatique se réinventent et collaborent davantage pour mieux résister aux Gafa.

S’il ne fallait retenir qu’un seul mot des 200 pages qui charpentent le nouveau rapport Deloitte dédié au marché publicitaire en Belgique francophone, ce serait assurément le néologisme “coopétition”. Inattendu, ce mot-valise fusionne les termes coopération et compétition pour illustrer le défi qui attend désormais les groupes médias en Fédération Wallonie- Bruxelles.

Selon le cabinet de conseil qui signe cette étude consistante, les acteurs de l’écosystème francophone doivent en effet construire un modèle de “coopétition” sain et prospère à l’horizon 2030 pour éviter que les annonceurs ne succombent toujours plus aux Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple). Les concurrents belges doivent donc coopérer davantage selon la bonne vieille devise L’Union fait la force, à l’instar de ce que fait déjà la plateforme d’écoute commune MaRadio.be ou de ce que tente aujourd’hui la RTBF avec Auvio qui accueille depuis peu les contenus de chaînes privées comme LN24 ou AB3.

Deloitte invite les pouvoirs publics à appliquer une forme de “préférence nationale” pour soutenir l’écosystème publicitaire.

Un virus déclencheur

Le déploiement d’une plateforme numérique commune regroupant plusieurs éditeurs en Fédération Wallonie-Bruxelles est l’une des 14 initiatives “pour atteindre les conditions de prospérité et pérenniser le modèle économique des médias” selon Deloitte, qui a passé le secteur au crible. Pour rappel, le cabinet de conseil a été chargé, l’année dernière, de mener une étude approfondie sur le marché publicitaire belge francophone par la ministre des Médias Bénédicte Linard. Cette commande avait été lancée à l’issue du premier confinement qui, à l’époque, avait révélé la forte dépendance des groupes médias à la publicité, les investissements des annonceurs ayant chuté de manière spectaculaire durant les premiers mois de la crise sanitaire.

Volumineux, le rapport de Deloitte sorti il y a quelques jours à peine dresse non seulement l’état des lieux du marché publicitaire en Belgique francophone mais donne surtout une analyse prospective du marché à l’horizon 2025, avec une série de recommandations pour que les acteurs de cet écosystème – médias, régies publicitaires, agences, etc. – résistent mieux à la concurrence impitoyable des groupes étrangers.

244 millions

En euros, les dépenses brutes des annonceurs dans la presse écrite en 2025, selon Deloitte. Elles étaient encore de 352 millions en 2019.

Le secteur au scanner

Il est toujours utile de le rappeler et Deloitte l’épingle d’ailleurs dans son rapport: la publicité est un moteur de croissance pour l’économie, non seulement pour les acteurs médias mais aussi pour les industries créatives et le tissu économique au sens large. Un euro de dépense publicitaire génère en moyenne 5 euros pour l’économie et, pour ces 10 dernières années, les investissements publicitaires ont rapporté entre 6 et 8 milliards d’euros par an à l’économie belge francophone, soit environ 4% du PIB de la Fédération Wallonie- Bruxelles.

Au niveau fédéral, le secteur de la publicité emploie quelque 80.000 personnes (un peu moins de 30.000 emplois directs et environ 50.000 indirects) et Deloitte évalue les recettes nettes “entre 350 et 450 millions” pour les médias traditionnels en Belgique francophone grâce à la publicité. Mais ça, c’était en 2019. Depuis, le coronavirus a fait son entrée sur la scène médiatique, combinant paradoxalement des records d’audience dans les médias et des chutes spectaculaires pour les recettes publicitaires. Les dépenses marketing sont généralement les premiers budgets sacrifiés par les entreprises en cas de crise ou de récession économique et, selon le cabinet de conseil, le recul du marché publicitaire belge en 2020 aurait été deux fois plus important que le repli moyen de l’économie dans son ensemble.

Une érosion structurelle

Si le coronavirus a servi de révélateur au malaise ambiant, il n’aura toutefois pas fallu attendre la crise sanitaire pour constater la crise profonde des médias en Belgique et les dégâts progressifs des Gafa sur le secteur. Les résultats de l’étude confirment en effet l’érosion structurelle des revenus publicitaires des médias belges francophones, fragilisés par la taille restreinte et la fragmentation de notre marché, sa perméabilité aux acteurs français et, bien sûr, la croissance exponentielle des géants numériques qui captent une part de plus en plus grande des dépenses des annonceurs en Belgique.

Pour Deloitte, ce glissement vers le digital touche en premier lieu la presse quotidienne dont la part des recettes publicitaires dans son chiffre d’affaires est passée de 50% à 25% entre 2010 et 2020. Cette baisse significative se reflète d’ailleurs dans la chute des tirages des journaux (payants ou gratuits) et des magazines qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, sont passés de 531 millions d’exemplaires en 2010 à 302 millions en 2019.

Secoués par les nouvelles habitudes de consommation des médias, les acteurs de l’audiovisuel n’échappent pas non plus à la destruction de valeur principalement causée par les Gafa. Selon le cabinet de conseil (voir graphique ci-dessous), les revenus de RTL Belgique en télévision ont ainsi chuté de 145 millions à 111 millions entre 2010 et 2019 (-23%) tandis que ceux des chaînes télé de la RTBF ont baissé de 42 millions à 36 millions sur la même période (-14%). Bien sûr, les Gafa y sont pour beaucoup, mais il convient de rappeler toutefois l’arrivée de TF1 sur le marché publicitaire belge en 2017 et la montée progressive du groupe AB dans le paysage audiovisuel avec, respectivement, 16 millions de recettes belges pour TF1 en 2019 et 9 millions pour le groupe AB la même année.

Le grand examen du paysage médiatique belge

L’avenir s’assombrit

Pour contrer cette concurrence grandissante des acteurs étrangers qu’ils soient des géants du Net ou des grands groupes français, Deloitte lance plusieurs pistes de réflexion qui sont d’autant plus urgentes à observer que la situation ne va pas s’améliorer. Dans le chapitre de son étude intitulé Analyse prospective du marché publicitaire belge francophone, le cabinet de conseil table en effet sur une baisse constante des dépenses publicitaires brutes des annonceurs dans les médias traditionnels et, à l’inverse, sur une hausse progressive des mêmes dépenses dans le numérique principalement captées par les Gafa. Ainsi, en Fédération Wallonie- Bruxelles, Deloitte annonce, dans ses prévisions, des dépenses brutes des annonceurs en télévision qui passeraient de 597 millions en 2019 à 534 millions en 2025 ; de 352 millions à 244 millions pour la presse écrite durant la même période, tandis que les investissements on line grimperaient de 731 millions à 976 millions dans le même laps de temps.

Il est donc grand temps, pour les médias dits traditionnels, d’accélérer non seulement leur révolution numérique mais d’explorer aussi les initiatives suggérées par Deloitte “pour atteindre les conditions de prospérité et pérenniser le modèle économique des médias”.

L’union fait la force

Déjà évoquée en introduction, la “coopétition” est justement l’une des pistes qui revient régulièrement dans le rapport pour inciter les concurrents belges à travailler ensemble. Les auteurs encouragent les différents éditeurs à se rassembler, d’une part, sur une plateforme numérique commune (à l’instar de Salto en France qui regroupe les contenus de TF1, M6 et France Télévisions) mais, d’autre part, à déployer aussi des solutions publicitaires communes. “Avec la généralisation du procédé d’achat programmatique d’espaces publicitaires pour l’ensemble des médias numériques et, à terme, pour les médias traditionnels, presque tous les acteurs du marché sont favorables au déploiement d’une solution technologique de publicité programmatique commune, au travers de la mise en place de deux plateformes, précise l’étude Deloitte: une plateforme d’achat unique facile à utiliser pour les annonceurs et une plateforme de vente qui permet de consolider l’offre d’inventaire publicitaire dans un catalogue unique, alimenté par l’ensemble des médias. Au sein de ce catalogue, les acteurs médias et leur régie pourraient exposer leur inventaire ; décrire ses caractéristiques et afficher le prix.”

S’allier avec les telcos

Dans cette logique de L’Union fait la force, le partage des données entre les différents acteurs du marché est aussi vivement encouragé par Deloitte. Bien que certaines initiatives aient déjà été lancées en ce sens comme, par exemple, la Belgian Data Alliance (mais sans résultat concret jusqu’à présent), le cabinet de conseil plaide pour davantage de partage et d’échange de données non seulement entre les différents éditeurs mais surtout avec d’autres partenaires.

“Les opérateurs de télécommunications peuvent jouer un rôle important dans cette initiative puisqu’ils possèdent un important volume de données de consommation sur leurs plateformes, en particulier de consommation de contenus audiovisuels”, notent les auteurs du rapport qui insistent sur cette nécessité d’une “coopétition” renforcée, ne fût-ce que pour réaliser des économies d’échelle dans le paysage médiatique belge.

Le rôle des pouvoirs publics

Dans le contexte actuel de forte concurrence avec les géants du net, Deloitte invite aussi les pouvoirs publics à appliquer une forme de “préférence nationale” pour soutenir l’écosystème publicitaire en Fédération Wallonie- Bruxelles “au service d’une dynamique concurrentielle locale équitable” (sic). Concrètement, les institutions et pouvoirs publics devraient activer diffé- rents leviers pour participer à ce mouvement de résistance face aux acteurs étrangers.

En tant que législateurs, ils pourraient encourager les annonceurs à investir leur budget de communication dans des médias locaux à travers des incitants fiscaux. C’est par exemple le cas en Italie où les annonceurs peuvent bénéficier d’un crédit d’impôt de 30% pour tout investissement publicitaire dans les médias locaux (radio, télé ou presse écrite).

En tant qu’annonceurs, les pouvoirs publics devraient aussi montrer l’exemple en investissant eux-mêmes leur propre budget de communication prioritairement dans des médias locaux et, en tant que régulateurs, devraient davantage veiller à une véritable application des normes en vigueur – en particulier le RGPD et le décret SMA – à tous les acteurs, y compris globaux.

Enfin, les institutions et pouvoirs publics devraient aussi veiller, selon Deloitte, à “conserver la trouvabilité des contenus locaux sur les plateformes de distribution de contenus, notamment celles des opérateurs de télécommunications”. Les auteurs du rapport estiment que le paramétrage des algorithmes de recommandation des distributeurs devrait en effet prioriser les contenus locaux car cette visibilité accentuée est aussi une manière de pérenniser leur financement.

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