Le marché immobilier tendu pousse à la surenchère et aux ventes publiques déguisées

Dans le contexte actuel de la hausse des prix de l’immobilier et de l’explosion de la demande, les vendeurs frôlent parfois l’illégalité en organisant des ventes publiques ” déguisées “. Quelles sont les lignes à ne pas franchir ? Explications avec l’avocat spécialisé Gilles Rigotti, président de la section Région wallonne du Syndicat des Propriétaires.

Rappelez-nous la différence entre les types de ventes immobilières

Il y a deux types de vente immobilière : la vente publique avec enchères et la vente privée classique. La vente publique avec enchères consiste à réunir les amateurs et à les mettre en concurrence. Cette vente peut se faire en présentiel ou via internet (ndlr : via le site Biddit). La vente publique avec enchères est le monopole des notaires, ce type de vente est soumis à des règles notariales et à des contrôles stricts. La Cour de Cassation dans un arrêt du 9 juin 2019 a rappelé que si une vente publique sur enchère est réalisée sans l’intervention d’un notaire, la vente sera nulle. La sanction est donc très grave.

La vente classique propose, quant à elle, une mise à prix. C’est-à-dire que le vendeur annonce son bien à un prix donné et reçoit les offres qui lui sont faites. Il est libre de choisir celle qu’il veut, au-dessus ou en dessous du prix donné, que ce soit la première ou la dernière qu’il a reçue, sous réserves bien sûr de questions de discrimination. Il n’y a pas d’obligation pour le vendeur de suivre la règle du “premier arrivé, premier servi”.

Qu’est-ce qui a changé dernièrement sur le marché immobilier ?

Avant, le vendeur mettait son bien en vente en annonçant un prix un peu supérieur, par exemple 200.000 euros pour en obtenir un peu moins, aux alentours des 180.000. Le mécanisme qui prévalait il y a encore quelques années, c’était donc de négocier à la baisse sur base de la mise à prix. La grande majorité des offres se faisaient comme ça, sauf pour quelques biens en particulier. On constate ces derniers temps une évolution marquée des choses, il y a une nette différence dans la manière de faire depuis la pandémie.

Que constatez-vous en particulier comme nouvelles tendances ?

Encouragés par la forte demande, la tendance actuelle pour les professionnels de la vente est de renforcer le caractère exceptionnel du bien en le rendant rare et très prisé. Ils organisent de moins en moins de visites, par exemple 40 candidats, sur des jours limités et prédéfinis. Lors des visites, ils annoncent aux candidats acquéreurs que des offres ont déjà été faites. Leur but est de les inciter à se décider le plus vite possible pour avoir des offres rapides, et cela, sans conditions suspensives d’obtention du crédit hypothécaire.

Certaines personnes font aussi des offres fermes sans même visiter le bien. C’est complètement fou, on ne voyait jamais ça auparavant.

Sur une certaine catégorie de biens, on pousse même les candidats à se présenter avec leur accord de crédit. Sans cela, leur offre ne sera peut-être même pas considérée. Le but de la démarche est de pousser le candidat à faire l’offre la plus élevée. Et quand un acheteur a vu 4-5 biens lui passer sous le nez, de l’emballement se crée pour surenchérir. Certaines personnes font aussi des offres fermes sans même visiter le bien. C’est complètement fou, on ne voyait jamais ça auparavant. Mais jusque-là, vu la forte demande, c’est une technique commerciale classique de mise en valeur du bien, cela ne pose à priori pas de soucis.

Quelles sont donc les dérives observées ?

Là on l’on voit des dérives, c’est dans la gestion des offres. Dans certaines ventes, des offres sont mises en concurrence, avec le risque d’avoir affaire à un moment à une vente publique déguisée. Pour le moment, il y a un gros contentieux qui se développe.

Les dérives commencent souvent lorsqu’un candidat-acheteur visite un bien mis en vente avec un prix fixe affiché, et qu’on lui annonce sur place que cela s’est transformé en “faire offre à partir de…”. Il y a alors un changement drastique de politique : d’un prix fixe annoncé, on parle désormais d’un prix minimum. Ce n’est plus du tout pareil. Ce système de “faire offre à partir de” doit être annoncé dès le début. Le changement de philosophie est souvent révélateur de ce qui va arriver après. En effet, on annonce ensuite au candidat-acheteur qu’il y a de nombreuses visites de prévues et qu’il doit se décider très vite pour faire une offre.

Le marché immobilier tendu pousse à la surenchère et aux ventes publiques déguisées
© GETTY

Pour les ventes sur le mode “faire une offre à partir de”, cela fonctionne de façon confidentielle. Le procédé n’est en lui-même pas irrégulier. En effet, c’est ce que l’on appelle le système “des enveloppes fermées”. Chaque candidat indique sa proposition de prix sur un bout de papier et la glisse dans une enveloppe sous pli fermé, le vendeur choisit ensuite l’offre qu’il lui plait. C’est légal, car il n’y a pas de mise en concurrence entre les différents offrants. Le vendeur choisit l’acheteur qu’il veut en fonction de ses propres critères. Il peut très bien choisir une offre inférieure selon ce que le candidat compte faire de son bien. Cela arrive parfois chez les personnes âgées qui veulent avoir l’assurance que leur bien auquel ils sont très attachés ne soit pas trop modifié ou qui souhaitent favoriser un couple originaire du quartier. Il y a une valeur affective qui joue. Ce mécanisme confidentiel, où aucun autre offrant ne sait ce que les autres ont proposé et où le vendeur ne recontacte pas l’acheteur est à priori régulier et ne pose pas de problème.

Les “tours de surenchères”, plus controversés, sont de plus en plus fréquents, expliquez-nous en quoi cela consiste

Ce qui est dénoncé pour le moment ce sont les “tours de surenchères” comme on dit dans le jargon. Un vendeur particulier ou un professionnel va faire en sorte de mettre en concurrence les différentes offres reçues avec le système “faire offre à partir de” pour qu’un acheteur surenchérisse sur un autre. Et ça, c’est illégal. La difficulté, c’est qu’il y a une absence totale de transparence dans ce système-là, alors que le législateur a justement confié les enchères publiques aux notaires pour que ce soit le plus clair possible et garantir le respect de toute une série de règles. C’est aussi une garantie pour éviter que les acheteurs ne se fassent rouler par une offre “fantôme” qui fait artificiellement monter les prix. Dans ce cas de figure, le vendeur annonce avoir reçu une offre supérieure qui en réalité n’existe pas, dans l’objectif de faire monter l’offre.

Le risque quand on met en concurrence différents acheteurs en leur laissant sous-entendre ou même en annonçant ce que les autres ont proposé, c’est de créer de la surenchère. Être invité par un agent immobilier à “faire une dernière offre” alors qu’on a déjà fait une offre est aussi une incitation à faire monter les prix. Utiliser ce système pour faire en sorte que la concurrence provoque une hausse du prix du bien est interdit au niveau civil et disciplinaire. Cela pourrait en effet être requalifié en vente publique, ce qui est réservé exclusivement aux notaires. La difficulté supplémentaire est que tout se fait souvent par téléphone, il n’y a pas de traces. Certains agents sont extrêmement sur la ligne dans ce contexte de marché immobilier très tendu. Certains acheteurs sont alors poussés dans le dos et explosent leur budget sans penser aux conséquences financières qui en découlent au niveau des frais.

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.© Belga Image

Quelles sont les conséquences de cette pratique ?

Cette démarche de faire grimper les prix peut avoir des conséquences assez dramatiques. On constate ces derniers temps que de plus en plus d’acheteurs se rétractent. Même après une offre contraignante, ils se rendent compte qu’ils n’ont pas les moyens de l’honorer, car ils n’obtiennent pas leur crédit, n’ont pas les fonds à disposition, ne sauront pas payer plus d’impôts de transfert de propriété… Ce qui est fâcheux, car les compromis ne sont pas signés, des frais inutiles sont engagés, du temps précieux est gâché pour toutes les parties. Avec le risque aussi de devoir introduire une procédure judiciaire qui a pour conséquence de bloquer le bien pendant le procès.

Si un acheteur qui a remporté une vente mais qui souhaite se rétracter, signale à l’avocat spécialisé qu’il soupçonne une vente publique déguisée, la sanction est l’annulation de la vente pure et simple, avec dommages et intérêts.

De plus, si un acheteur qui a remporté la vente mais qui souhaite se rétracter, signale à l’avocat spécialisé qu’il soupçonne une vente publique déguisée, la sanction est l’annulation de la vente pure et simple, avec dommages et intérêts. Le vendeur responsable d’une vente publique sans l’intervention d’un notaire doit dédommager l’acheteur. Si on a affaire à un professionnel, ce dernier risque même d’engager sa responsabilité, car il doit respecter la déontologie propre à son métier. L’IPI (ndlr: l’institut professionnel des agents immobiliers) surveille ce genre de pratiques et demande à ses agents de respecter la loi et de ne pas basculer dans la vente publique. La situation est donc très risquée si la frontière est dépassée, également pour le vendeur.

Comment éviter de dépasser les limites ?

Pour le moment, la ligne de démarcation n’est pas encore très claire pour déterminer si tel ou tel procédé est reconnu comme une vente publique déguisée, car avant, cela se faisait très peu et uniquement sur certaines catégories de biens. En outre, celui qui avait remporté la vente n’avait en général pas intérêt à dénoncer la pratique et remettre la vente en cause. Le contexte général et le marché actuel font qu’on a complètement changé de philosophie sur plusieurs types de biens. Avec le constat que de plus en plus d’acheteurs se rétractent, il va y avoir de plus en plus de contentieux.

A ce stade, il est préférable pour les acheteurs mais aussi pour les vendeurs, de prendre garde à ce genre de pratiques

Les tribunaux vont probablement devoir se prononcer à brève échéance sur ce qui est vraiment une vente publique et ce qui ne l’est pas et jusqu’où on peut aller. Actuellement, les balises sont une loi de 1803 et sur un Arrêt de la Cour de cassation de 2006 qui fixent les grands principes. Les juridictions de fond vont à n’en pas douter développer cette nouvelle jurisprudence. A ce stade, il est préférable pour les acheteurs mais aussi pour les vendeurs, de prendre garde à ce genre de pratiques et de se dire que s’il existe une certaine forme de concurrence sur le bien, elle doit être strictement encadrée. A défaut, il y a un risque clair de litige juridique.

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