Sang Hoon Degeimbre (L’Air du Temps): “Opération trois étoiles”

Sang Hoon Degeimbre, chef de L'Air du Temps © Amélie Vincent
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Choqué par la débâcle des restaurants étoilés francophones dans le dernier Michelin, le chef wallon doublement étoilé prend l’initiative pour tenter d’inverser la tendance. ” Seul le passage d’un Wallon à trois étoiles pourra changer la donne “, nous dit-il.

Le palmarès du guide Michelin vient d’être annoncé quelques jours auparavant. Nous rencontrons Sang Hoon Degeimbre dans son restaurant doublement étoilé de Liernu, L’Air du Temps. L’homme ne cache pas d’avoir été choqué par la débâcle francophone des étoiles – c’est le thème du dossier de couverture du magazine trends Tendances ce jeudi 2 juin – et nous confie qu’il a pris l’initiative. Voici l’entretien intégral qu’il nous a accordé.

Vous avez été choqué par le récent palmarès du Michelin, avec de nombreux étoilés en Flandre, peu en Wallonie et le retrait d’une étoile au Comme chez soi à Bruxelles?

Oui, c’est dingue : sur la vingtaine de nouveaux étoilés, il n’y a qu’un seul chef wallon! Il y a du boulot!

Ce dont j’ai peur, à vrai dire, c’est que Michelin est une entreprise commerciale. Quand elle a lancé un guide au Japon, il y avait derrière la garantie d’en vendre un million d’exemplaires et une pluie d’étoiles en a découlé, même si cela correspond à une réalité, bien sûr. Même si la société ne va plus vendre de livres, dont elle a arrêté la publication pour la Belgique et le Luxembourg, elle se repose toujours sur son application, du sponsoring, des partenariats touristiques. Je me demande si ce besoin de financement n’induit pas implicitement un accent plus marqué vers la Flandre. Le cas belge est évidemment spécifique avec cette gestion de ces spécificités régionales.

C’est la confirmation d’une tendance lourde en Flandre avec une politique structurée?

Ce que la Flandre avait établi il y a quelques années comme ligne de conduite, avec les dix commandements de la cuisine flamande, reste toujours d’application. Tous les chefs qui ouvrent leur restaurant s’en inspirent. Cela donne effectivement une force de groupe. En Wallonie, c’est beaucoup plus disparate, il n’y a pas vraiment un style, cela dépend des chefs. De là à dire qu’en Wallonie et à Bruxelles, il n’y a pas de talents… non, il y en a énormément. Quand je vois le travail de Karen Torosyan au Bozar restaurant, il vaut deux étoiles, largement, par rapport à son travail, sa technique, la perfection de ce qu’il prépare…

Par ailleurs, la perte de l’étoile de Lionel Rigolet au comme chez soi… On l’aime ou on ne l’aime pas, mais ce garçon a du talent et s’est fortement remis en question après la perte de la troisième étoile (en 2006) et la passation de pouvoir de son beau-père. De là à dire qu’il ne vaut plus qu’une étoile, cela me paraît forcé.

D’autres disent qu’il n’y a pas que le Michelin dans la vie…

Certains expriment des réserves, c’est vrai, mais en lui donnant tant d’importance, ils prônent par l’absurde l’hégémonie du Michelin. Effectivement, il n’y a pas que le Michelin, mais aujourd’hui, ce guide fait quand même office de référence. La parution des autres guides et des classements a créé une émulation qui met encore plus en avant celui qui fut le premier à exister.

Relativiser l’importance du Michelin, est-ce la défense du pauvre?

Bien sûr. C’est d’autant plus dur en raison des circonstances, parce que l’on vient de passer deux années mitigées avec la pandémie de Covid. Malgré cette période-là, Lionel Rigolet a aussi nourri les hôpitaux et les sans-abri, il a eu une vraie implication sociale qui est au-delà du restaurant. Parfois, c’est cela qui est biaisé : on juge un restaurant dans sa pratique, mais on perd l’humanité qui représente aussi notre métier. On restaure les gens, peu importe s’ils en ont les moyens.

C’est une philosophie plus large que vous soutenez…

Une marque de rupture par rapport à la gastronomie dans son côté intouchable, oui. C’est une part d’humanité qui n’est pas reprise dans un guide, qui est très froid. Ce jugement qualitatif est étrange, très subjectif. Quand on va à l’école, le prof vous côte sur base de critères identiques à tout le monde. Le Michelin, lui, juge sur base de critères qui n’appartiennent qu’à lui et qui ne sont dévoilés à personne.

Mais vous avez quand même un retour sur votre dossier, non?

On peut aller voir le dossier, mais il n’y a rien de systématique qui nous permettrait de nous corriger. En substance, on nous dit que l’on peut faire ce que l’on veut et eux, ils ne font que constater.

Au vu du Michelin de cette année, il y a du boulot en Belgique francophone, dites-vous. Que manque-t-il?

A vrai dire, le palmarès du Michelin de cette année est très perturbant.

Selon leurs critères affichés, la première étoile est pour la cuisine, la deuxième “vaut le détour” et la troisième “vaut le voyage”. Ils martèlent néanmoins que la cuisine prime toujours. On s’aperçoit toutefois que pour les trois étoiles, il y a une personnalité de cuisine – pas toujours… -, mais il y a surtout une structuration énorme, de l’ordre du détail : tout est soigné, en terme de papier, de communication, de justesse, de tout… C’est presque quelque chose qui est lissé, on ne voit pas d’aspérité – or, l’aspérité, pour moi, c’est précisément la personnalité, cela me paraît un peu antinomique.

Selon moi, aujourd’hui, un chef trois étoiles devrait être une personnalité forte qui inspire, qui transmet…

… qui prône une philosophie de cuisine adaptée au monde actuel et à ses urgences ?

Exactement. Mais visiblement, ce ne sont que des critères optionnels. Si vous avez une cuisine qui est à deux doigts du sommet, ce sont ces petits détails qui vont vous faire basculer. Mais sans cela, il faut vraiment que la cuisine soit à fond, dans des critères du goût qui sont aléatoires.

Faut-il structurer une politique de la gastronomie en Wallonie comme ce fut le cas en Flandre, faut-il une culture de l’image, une formation des jeunes chefs et leur valorisation?

Il doit en tout cas toujours y avoir une validation des talents par les chefs les plus renommés. Or, en Wallonie, on n’a pas ça, c’est difficile puisqu’il n’y a jamais eu de trois étoiles en Wallonie. Il n’y a pas de référence, alors il faut quand même bien partir de quelque part.

Vous aviez essayé de lancer un mouvement de chefs avec Génération W: avec l’impression de prêcher dans le désert?

Non, je ne le faisais d’ailleurs pas pour la récompense, mais pour les gars.

On prône le local, la durabilité aujourd’hui, mais il n’y a pas un restaurant en Wallonie qui ouvre sans se soucier de cette philosophie-là. Un petit gars comme Racine, qui a obtenu le prix du sommelier lors des Michelin cette année, j’y suis allé manger, c’est déjà très pro, dans l’assiette, cela mérite une étoile. Mais peut-être faut-il faire davantage de preuves si on n’est pas adoubé par un chef star. Or, lui est resté dans le Namurois…

Dans ce fossé Nord-Sud, il y a évidemment un critère économique qui est flagrant. La Wallonie est endettée de milliards, il faut encore trouver des centaines de millions pour le budget chaque année : le gouvernement ne va pas investir sur des choses qui lui paraissent futiles.

Mais ce n’est pas futile…

Pas du tout, selon moi. A mes yeux, c’est bien comme cela que la Flandre a compris les choses! Bon nombre de pays comme l’Espagne, les pays scandinaves, le Mexique, le Pérou, les pays scandinaves, l’Espagne… l’ont compris : la gastronomie est dans le tourisme parce que c’est un catalyseur et cela fait voyager les gens.

Et cela valorise l’image de marque, les producteurs…

Voilà! C’est pour cela que je me dis aujourd’hui qu’il faut un début à tout. Si on ne peut pas compter sur le gouvernement wallon, il faut sans doute une figure de proue et j’aime autant monter au créneau, cela ne me dérange pas.

Nous avons remis en route Génération W (une association de chefs pour promouvoir la gastronomie de haut niveau et le lien avec les petits producteurs – Ndlr), on prévoit des événements, mais ce sera sur fonds propres. On a réinstauré une cotisation, tous les chefs font des repas dont les bénéfices vont à Génération W : on va y arriver!

Personnellement, je n’ai pas envie d’obtenir trois étoiles simplement pour satisfaire mon égo, cela m’importe peu. Mais il faut que je me trouve un but qui soit plus grand que ça et ce but plus grand, il concerne nos équipes, nos clients, nos producteurs, le pays en général – je ne vais pas dire pour la Région… Et j’ai envie de le faire!

Aujourd’hui, je réalise une analyse assez profonde de trois établissements qui ont trois étoiles en Belgique. Qu’est-ce que je constate ? Un confort de trois étoiles, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’aspérités. Il y a une cuisine qui est parfaite, mais très lisse. Et je dirais que tout est blanc : dans l’esprit, dans le visuel, il n’y a rien qui accroche… Est-ce que c’est cela trois étoiles ? Dans mon cas, je me suis mis deux mots, deux objectifs : pureté et nature.

Pour un trois étoiles, il faut dominer son sujet, maîtriser les techniques, faire attention à tous les détails de communication et de visuel. Si vous prenez l’exemple de Boury (à Roulers), qui vient de décrocher sa troisième étoile, tout est très précis et visuellement coordonné, dans le graphisme, sur les réseaux sociaux….

C’est l’importance de la visibilité du projet, en somme?

Oui, lisibilité et visibilité du projet : les gens voient que c’est maîtrisé. Je me dis que c’est à cela qu’il faut veiller, je vais désormais être beaucoup plus exigeant de ce point de vue-là.

C’est important aussi que ce projet appartienne à nos jeunes. Nous allons organiser au sein de l’équipe de groupes transversaux de réflexion. Nous sommes quarante à L’Air du Temps et chacun a sa fonction. L’idée, c’est de créer une émulation autour de trois pôles : expérience clients, expérience interne et durabilité. Autour de cela, on met quelque de la cuisine, un autre des chambres et un troisième du jardin afin qu’ils réfléchissent ensemble sur les actions que l’on peut mener pour arriver au résultat.

Il y aura un pôle trois étoiles, aussi, avec des gens qui ont un peu d’expérience et des gens de l’extérieur. J’y travaille avec un ami flamand avec qui je travaille depuis cinq ans – et qui est flamand.

Il y aura un travail parallèle sur le projet “trois étoiles” et le projet Génération W?

Oui, ce sont deux démarches qui se mènent en parallèle.

J’ai tiré la sonnette d’alarme auprès de mes collègues, j’ai proposé de créer un petit groupe informel regroupant les chefs ayant du potentiel en Wallonie et à Bruxelles, c’est-à-dire des restaurants ayant un potentiel de deux ou trois étoiles. Il s’agit de les identifier et de s’aider en identifiant ce que l’on peut améliorer. Nous allons nous faire des audits entre nous pour déterminer les détails à améliorer. C’est peut-être douloureux de se faire mettre deux claques par des collègues, mais nous sommes des amis. Cela se fait en confiance et dans la bienveillance.

Le lundi 23 mai après-midi, après la déception du palmarès Michelin, j’ai téléphoné pour lancer cette initiative.

C’était une forme de réaction?

Oui parce que cela m’a profondément blessé de sentir cette scission encore plus grande cette année. J’ai trouvé cela d’autant plus dur que cela se passait à Mons et que tout s’est pratiquement déroulé en néerlandais. C’était… perturbant.

Je me suis toutefois dit qu’il y avait trois restaurant triplement étoilé, cela reflète déjà davantage la réalité gastronomique du pays, c’est déjà un point positif. Les résultats de la Flandre entraînent une visibilité sur la Belgique dans sa généralité parce que les gens de l’étranger ne font pas forcément la différence.

Mais je pense réellement que nous, en Wallonie, devons être un rien plus combatifs. Nous avons une suffisance trop grande, un peu à la mode dolce vita, on se dit que ce que l’on a est très bien.

On en revient à cette réaction selon lesquelles le Michelin n’est pas tout…

C’est une excuse. Je dis souvent à mon équipe : si vous n’expliquez pas ce que vous faites au départ, tout ce que vous expliquerez après sera une excuse. Il faut être clair sur ses intentions dès qu’on met le projet en route. Sinon, c’est comme si l’on se lançait dans des hautes études mais que, faute de réussir, on se relance plus bas.

C’est un travail de longue haleine, de suivi et de discussion. Personnellement, je suis profondément indépendant et ce n’est pas à Michelin de me dire ce que je dois faire. C’est pour cela que j’ai toujours un peu de mal d’aller vers eux, mais le dialogue est important. Avoir un plus grand dialogue avec eux faire en sorte que j’accepte de rentrer dans le jeu. Quand je vois Peter Goossens qui s’entend super bien avec le directeur du Michelin, cela joue : c’est une connivence qui peut toucher à la validation quand il a un conseil à demander…

Cela n’existe pas du côté francophone?

Il n’y a pas une telle figure de référence, faute de trois étoiles. Certains ont été à deux doigts de les toucher : c’était le cas de La Bergerie à l’époque, à Lives-sur-Meuse, avec ses deux étoiles.

C’est drôle, mais je suis désormais convaincu que ce passage d’un Wallon à trois étoiles, c’est cela qui va changer la donne. Cela devient presqu’un élément communautaire. Si on fait cela, ce sera flagrant. Mais il y a un gros travailler à mener pour y arriver. Et c’est impossible d’y arriver tout seul.

C’est parfois parce qu’un projet Michelin, cela demande énormément d’exigence et de pression sur les équipes, qui va parfois à l’encontre de leur bien-être. Or, nous, on prône leur bien-être. Il va falloir trouver un juste milieu.

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