Pas de grande démission en Belgique… mais beaucoup de petites
La grande démission est un phénomène qui secoue le marché du travail américain. Depuis deux ans, de très nombreux employés quittent volontairement leur firme. Chez nous, rien de tout cela. En surface en tout cas.
En 2021, environ 47 millions d’Américains ont démissionné de leur poste, soit plus d’un quart de l’emploi salarié du pays. Ce phénomène que les spécialistes du marché du travail appellent “la grande démission” se poursuit cette année, avec encore grosso modo 4 millions de démissions par mois.
Bien sûr, le marché du travail américain est traditionnellement très mobile. Mais comme le font observer les consultants de McKinsey, chez les salariés américains, le taux de départs volontaires demeure toujours de 25% plus élevé qu’avant la pandémie. Et cette volonté d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte n’est pas près de s’éteindre.
Deux grandes motivations derrière ces départs: le sentiment que l’entreprise qui les emploie n’offre pas les meilleures perspectives d’avancement et de carrière, et la rémunération. Cette tendance générale à vouloir quitter son emploi semble purement américaine. Dans notre pays, on assiste plutôt à une baisse des démissions. Comme le faisait remarquer le secrétariat social Securex, le taux de départ volontaire reste stable par rapport à l’année dernière, à 3,3%. Et si on combine les départs volontaires et involontaires, le taux de rotation du personnel est même en baisse, à 5,1% au premier semestre, contre 5,4% au premier semestre de l’an dernier.
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Pas de grande démission donc. Mais lorsque l’on creuse un peu, on en aperçoit de nombreuses petites, touchant soit des secteurs particuliers, soit certaines tranches d’âge.
Bougeotte sectorielle
Sans surprise, les secteurs où les horaires sont parfois difficiles (horeca, soins de santé, événementiel, etc.) sont les plus concernés. “Nous avons en effet beaucoup de retour d’employeurs – de l’horeca notamment – observant qu’une partie de leur personnel est partie pour aller travailler ailleurs, note Olivier Mauen, porte-parole du SNI (Syndicat neutre pour indépendants). Certains sont allés dans la grande distribution, ou chez bpost par exemple, là où, à salaire plus ou moins égal, ils ont des conditions de travail moins compliquées.”
Luc Marchal, vice-président de la Fédération Horeca Wallonie, confirme le désir de bougeotte des ouvriers de son secteur. “Beaucoup, pour un oui ou pour un non, vont rapidement voir ailleurs, constate-t-il. Et cela surtout chez les plus jeunes qui ne sont pas encore assis sur plusieurs années de ‘maison’. Cela s’est accentué avec le covid. Les travailleurs ont pris certaines habitudes: soirées libres, week-ends tranquilles. Et certains ont eu du mal à revenir dans le métier.”
Ce dernier phénomène n’est pas propre à l’horeca. Il s’observe aussi dans le secteur du transport. Patrick Westelinck, directeur général de la Fédération belge des exploitants d’autobus et d’autocars, souligne qu’il manquera 150 chauffeurs pour effectuer les ramassages scolaires à la rentrée. “Un manque qui s’explique par le fait que les jeunes ne sont plus aussi attirés par ce travail (la moyenne d’âge dans le secteur est de 52 ans, et elle augmente d’une année tous les 24 mois), analyse-t-il. Mais aussi parce que lorsque les ramassages ont dû s’interrompre avec le covid, certains en ont profité pour changer de métier ou prendre leur prépension .”
Autre signe de ces nombreuses “petites démissions”: le phénomène touche de plus en plus de PME. Thierry Evens, le porte- parole de l’Union des classes moyennes, observe que sur les sept premiers mois de l’année, 7,3% des employeurs affiliés au secrétariat social sont concernés. On devrait donc dépasser les 10% cette année, et battre ainsi le record de 2019. Voilà une image différente de celle offerte par les chiffres de Securex qui montrent, eux, un tassement…
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Pour Thierry Evens, “la différence s’explique par le fait que nous sommes surreprésentés dans les très petites entreprises et en particulier dans les secteurs comme l’horeca ou la construction où l’on change facilement d’employeur en raison de l’énorme pénurie de main-d’oeuvre. Et ce qui joue aussi, c’est cette tendance de fond à faire davantage attention à sa qualité de travail et sa qualité de vie, tendance qui s’est accentuée avec le covid. On voit d’ailleurs que cela se reflète non seulement dans le taux de rotation volontaire, mais aussi dans le passage au statut d’indépendant. En 20 ans, le nombre d’indépendants à titre principal est passé de 586.000 à 787.000″ (voir graphique).
11%
des jeunes de moins de 25 ans ont déjà rompu leur contrat de travail au cours des sept premiers mois de cette année, selon Acerta.
Que se passe-t-il chez les jeunes?
Une autre catégorie de salariés semble également prise de bougeotte: ce sont les jeunes, traditionnellement bien plus mobiles que leurs aînés. L’entreprise de services RH Acerta, dont la base de données regroupe 30.000 employeurs, observe que 11% de tous les contrats de travail des jeunes de moins de 25 ans ont déjà été rompus au cours des sept premiers mois de cette année. Des chiffres qui rejoignent ceux de Securex qui constate que chez les jeunes de moins de 25 ans en CDI et CDD, 10,4% ont déjà rompu leur contrat ou ont démissionné de commun accord avec leur employeur au premier semestre de cette année.
A l’inverse, là où Securex et Acerta divergent, c’est quand on parle tendance. Pour Acerta, les rotations volontaires (démissions et ruptures de commun accord) explosent en 2022: “Il y a en effet une grande différence entre cette année et les précédentes, constate Kathelijne Verboomen, qui dirige le centre d’études et de services juridiques d’Acerta. C’est après le covid que cette vague de départs s’est manifestée. Et dans nos chiffres, nous ne prenons en compte que les CDI, c’est-à-dire des contrats qui offrent quand même une certaine perspective”.
La responsable d’Acerta avance plusieurs éléments pour expliquer ce besoin d’air: “Les jeunes sont peut-être une génération plus critique, il y a une guerre des talents et le marché du travail est assez imprévisible depuis trois ans. De plus, cette année, se sont ajoutées des tensions internationales, une forte hausse du coût de la vie (avec les prix de l’énergie et des produits alimentaires). Les jeunes ne traînent pas: s’ils ont une meilleure opportunité, ils changent“.
Securex ne constate pas cette explosion mais, au contraire, une stagnation voire une diminution: le pourcentage de rotation volontaire des moins de 25 ans était de 17,6% en 2019, 19,7% en 2020 et 15,3% en 2021. “En temps de crise, les jeunes sont plus conservateurs, ils ont contracté des crédits hypothécaires, veulent fonder un foyer et s’attachent donc plutôt à leur CDI”, explique Steven De Vliegher qui rappelle qu’il est délicat de comparer les chiffres d’un semestre avec ceux d’une année complète car les départs volontaires connaissent un effet saisonnier.
Ces différences statistiques entre les deux entreprises RH peuvent s’expliquer à la fois parce que Securex prend en compte les CDI et CDD (Acerta ne retient que les CDD) et parce que les échantillons sur la base desquels sont élaborées les statistiques peuvent différer. Securex sélectionne, dans les 290.000 personnes sous contrat dont il s’occupe, un peu moins de 54.000 afin d’avoir une image qui reflète au mieux l’entièreté du marché du travail belge en terme de sexe, de statut, d’âge, de taille d’entreprise, de régime de travail et de région. Et les entreprises de plus de 1.000 salariés sont exclues du scope.
Grande renégociation
Plutôt que de grande démission, spécifique aux Etats-Unis, ne faudrait-il pas plutôt parler, dans les pays développés, de “grande renégociation”, s’interroge le consultant McKinsey. Car le danger de perdre des travailleurs qualifiés est bien perçu chez nous par les chefs d’entreprise, et plus spécialement ceux des PME. Plus de 60% de ces derniers estiment qu’il sera particulièrement difficile de conserver leur personnel au second semestre de cette année, souligne une enquête réalisée auprès de 500 dirigeants de PME interrogés par Acerta et les organisations patronales flamandes ETION et VKW Limburg. Pour conserver leurs travailleurs, les patrons de PME mettent en avant des mesures visant à améliorer leur bien-être, des packages salariaux attractifs, et ils travaillent aussi à améliorer l’inclusion et la diversité. “Les solutions pratiques de mobilité, telles que les indemnités vélo, les voitures de société et les cartes de carburant, restent également populaires”, dit-on chez Acerta.
“On voit aussi une augmentation des participations bénéficiaires, des modes de rémunérations alternatifs… dans des secteurs sensibles comme la technologie ou les services aux entreprises où il faut être imaginatif pour garder des gens”, ajoute Thierry Evens.
Dans l’horeca, les employeurs travaillent à changer leur mode de fonctionnement, observe Luc Marchal. “Les entreprises du secteur sont difficilement comparables entre elles. Certaines sont dans des régions touristiques, d’autres pas, certaines attirent une clientèle d’affaires, d’autres pas. Il est donc compliqué de généraliser. Mais beaucoup d’employeurs prennent les devants et proposent par exemple à leurs ouvriers trois soirées libres par semaine, de travailler un week-end sur deux, etc.”
Les travailleurs veulent maintenant un confort de vie, poursuit le vice-président d’Horeca Wallonie. “Le secteur doit se réadapter, constate-t-il. Et c’est pour cette raison que vous voyez davantage de cafés, restaurants ou brasseries fermés désormais deux jours par semaine ou n’ouvrant plus que quatre soirées. Si le personnel garde le même salaire, avec un confort augmenté, il a davantage tendance à rester dans l’entreprise.”
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