Les voyages professionnels vont-ils encore exister ?

Eurostar a réduit son offre à deux trajets Londres-Bruxelles par jour. © getty images

Une forêt d’interdictions et d’exceptions découragent les déplacements d’affaires. Les transporteurs et les hôtels craignent que les entreprises s’habituent à moins bouger. Rien n’est pourtant moins sûr.

Avec les zones rouges ou orange qui recouvrent de plus en plus l’Europe, le voyageur d’affaires est devenu un oiseau rare. Thalys ne se décourage pas. L’opérateur ferroviaire qui relie Bruxelles à Paris, Amsterdam et quelques villes allemandes (Dortmund, Düsseldorf, Cologne) maintient son offre malgré la reprise du Covid. Depuis début septembre, il est passé de 7 à 11 trains quotidiens entre les capitales belge et française, sur une vingtaine en temps “normal”. Les trains sont aux trois quarts vides (30% de fréquentation), mais Thalys tient bon. “Si on disparaît, les gens vont perdre l’habitude, craint Nicolas Petteau, porte-parole de l’entreprise contrôlée par la SNCF, dont la SNCB est aussi actionnaire. Pour attirer le voyageur d’affaires, il faut de la fréquence, rendre possible l’aller- retour dans la journée.” L’opérateur a même rétabli le service à la place et les repas en classe Premium, et rouvert les lounges à Bruxelles et Paris.

Nous pensons qu’à moyen et long terme, les voyageurs d’affaires reviendront en nombre.

Nicolas Petteau, porte-parole de Thalys

Confusion

Que Paris et Amsterdam soient en zone rouge pour la Belgique n’est pas un obstacle, selon Thalys. “Il y a une certaine confusion sur ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, poursuit le porte-parole. Les voyages essentiels, dont font partie les déplacements professionnels, sont toujours possibles en zone rouge. Beaucoup d’entreprises sont persuadées qu’on ne peut plus voyager, mais c’est inexact.” Certains gros clients qui ont suspendu les voyages Bruxelles-Paris veulent en tout cas les rétablir. Comme Engie dont les cadres du groupe basé à Paris ont envie de se revoir en chair et en os.

Le test et la quatorzaine pour les voyageurs provenant de zones rouges ne sont imposés que pour les déplacements de plus de 48 h, limite à partir de laquelle l’aller- retour doit être déclaré. “Il y a donc toujours moyen de se déplacer sans contrainte pour un bref voyage”, continue Nicolas Petteau, tout en observant les mesures de prudence pour limiter les risques. Le masque est obligatoire à bord des trains. Les rames étant peu fréquentées, les voyageurs peuvent s’espacer aisément.

Eurostar n’a pu adopter la même approche que Thalys car la quatorzaine s’impose à tous les voyageurs qui arrivent en Grande-Bretagne, sauf exceptions (diplomates, équipages d’avions, etc.). La demande est donc encore plus faible.

Voilà pourquoi Eurostar s’en tient à maximum deux trajets Londres-Bruxelles par jour (au lieu d’une dizaine en temps “normal”), dont l’un continue vers Amsterdam. La compagnie a toutefois repris les repas à bord pour les voyageurs en Standard Premier et Business Premier, et rouvert ses lounges.

Chez Brussels Airlines, faute de réservation, on a préféré arrêter les destinations très business, comme Billund, au Danemark. “En général, les voyageurs d’affaires reviennent en nombre en septembre, mais nous ne les voyons pas arriver”, déplore Kim Daenen, porte-parole de la compagnie.

La question à un million d’euros

Pour l’heure, chaque acteur du voyage fait donc le gros dos. Mais le retour du voyageur d’affaires est crucial : il fait partie du business model de nombre de transporteurs. Point d’offre Bruxelles- Paris en Thalys à 29 euros sans ticket à 145 euros en Premium. Même chose pour les avions. Selon la société de conseil McKinsey (lire l’encadré “Retour graduel”), le voyageur business représente entre 55 et 75% des recettes des grandes compagnies aériennes, et seulement 10% de leurs passagers. Seules les compagnies ultra low cost, telle Ryanair, sont moins dépendantes de ces généreux voyageurs.

Le contact physique reste important, les échanges sociaux sont indispensables.”

Valéry Halloy, porte-parole de BNP Paribas Fortis

“Nous pensons qu’à moyen et long terme, les voyageurs d’affaires reviendront en nombre, espère Nicolas Petteau. Nos services commerciaux ont sondé d’importantes entreprises clientes, elles nous ont dit qu’elles continueront à voyager, il est important que les gens se voient en chair et en os. Nous faisons le pari que le rail a un bel avenir devant lui, il est imbattable par rapport à l’auto et à l’avion, par son agrément et son impact environnemental modéré, pour des distances jusqu’à 600 ou 700 km”. Thalys cherche à s’adapter et prépare de nouveaux tarifs corporate pour augmenter la flexibilité de l’offre, fidéliser des clients.

Le point d’interrogation est l’après-Covid : le télétravail, la vidéoconférence, vont-ils éroder durablement le voyage professionnel ? “C’est la question à un million d’euros, dit Valéry Halloy, porte-parole de BNP Paribas Fortis. Maintenant, nous privilégions la solution à distance. Les outils digitaux nous permettent d’échanger à distance, dans des salles de réunions numérisées. Mais le contact physique reste important, les échanges sociaux sont indispensables.” De son côté, Engie indique avoir ouvert une réflexion sur le futur du travail, sa numérisation et la place des voyages.

“Je ne veux insulter personne”

Sur le sujet, l’économiste Etienne de Callataÿ a quelque peu inquiété des acteurs du monde du voyage avec une tribune publiée dans La Libre la semaine dernière et titrée : “La faillite est une cruauté nécessaire”. Il envisageait un changement structurel dans le voyage et estimait qu’il ne fallait pas craindre les faillites dans l’hôtellerie ou d’autres acteurs comme les compagnies aériennes. Parce que ce serait une transformation nécessaire pour adapter l’économie à un changement d’habitudes.

“Aux dépenses de l’entreprise en billets d’avions et en nuits d’hôtels se substitueront d’autres, en dividendes ou en salaires ou sous d’autres formes”, écrit-il, signifiant qu’il ne serait pas bon de soutenir longtemps un secteur qui ne répondrait plus à l’évolution de la demande. “Je ne veux insulter personne, nous assure-t-il. Il se peut qu’il y ait trop d’agences de voyage, mais il se peut aussi qu’il y ait trop de gestionnaires de fortune…”, faisant allusion à son autre métier, chez Orcadia Asset Management.

La réalité d’un changement structurel n’est cependant pas avérée. A chaque crise, des experts promettent que le futur du voyage business sera la téléconférence. “On disait déjà cela lors de la dernière crise bancaire”, nous a rappelé Etienne de Callataÿ, qui n’est donc pas tout à fait certain que le voyage changera.

“Dans un article que j’avais rédigé au début des années 1990, après le première guerre du Golfe et la crise qui a suivi, j’avais mentionné des experts qui disaient que les patrons avaient réduit leurs frais de voyage et allaient rendre cela permanent”, abonde Michael Skapinker, dans une chronique publiée récemment dans le Financial Times. Sauf que le journaliste britannique a relevé les mêmes avis lors de toutes les crises économiques qui ont suivi, comme le 11 septembre. Et chaque fois, les voyages professionnels avaient bien repris

Retour graduel

D’après McKinsey, le voyage d’affaires ne disparaîtra pas, mais prendra son temps pour revenir. Le consultant a publié mi-août un texte analysant le futur de ce marché. Il base ses prédictions sur l’expérience de la Chine et d’interviews récentes de travel managers d’entreprises. Voici ses principales remarques et conclusions.

  • Le voyageur d’affaires est plus volatil. Dans les crises, il est le premier à disparaître, le dernier à revenir.
  • Il reviendra par phases. D’abord les voyages régionaux ou nationaux qui peuvent s’effectuer en auto, puis ceux avec les pays proches. Enfin, les plus lointains.
  • La priorité sera de visiter la clientèle. Il n’est pas facile de convaincre un nouveau client sans l’avoir jamais vu, surtout pour un gros contrat. Rencontrer des clients, des prospects, est donc extrêmement important. Ces déplacements devraient donc redémarrer en premier.
  • Les secteurs les plus délicats reviendront en dernier. Des activités touchées durement, comme certains pans de la distribution ( retail), devraient revenir plus tard dans les avions et les trains que les secteurs industriels, pharmaceutiques ou la construction.
  • Les foires et les conventions aussi. Les grands rassemblements pourraient ne pas revenir avant la fin 2021, estime McKinsey, si pas plus tard. Sauf si un vaccin arrive plus tôt. Mais il ne sont pas menacés à terme, car les “foires créent des opportunités de networking, difficile à remplacer virtuellement.”

15 chambres sur 48

Pour l’hôtellerie bruxelloise, le retour du voyageur business est crucial, car le tourisme ne suffit pas à remplir les chambres. “C’est la raison pour laquelle 50% des hôtels sont encore fermés”, explique Martin Duchateau, patron et propriétaire du Made In Louise, un boutique hôtel proche de la place du Châtelain, à Ixelles. Lui a rouvert son établissement à la mi-juin. “Nous avons de la chance, nous avons encore des voyageurs d’affaires. Nous remplissons 15 chambres sur les 48 que compte l’hôtel, et avons réduit les frais”, poursuit-il. Martin Duchateau s’est par exemple mis à servir lui-même des petits déjeuners, à nettoyer des chambres.

Sa clinentèle ? “Des consultants indépendants, ou travaillant dans des PME. Ceux des grandes entreprises ne voyagent plus guère.” L’enseigne s’en tire mieux que les grands hôtels dotés de salles de réunions et de banquets en nombre, qui attirent justement habituellement une clientèle de grandes entreprises. L’homme ne se décourage donc pas, au contraire. Il développe actuellement un projet d’hôtel de 22 chambres du côté de la place Sainte-Catherine, au centre de la capitale, qui ouvrira en 2022. “Les banques nous ont suivis, et la Ville de Bruxelles est très positive…”

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