Le sombre avenir des vendeurs
Ce n’est pas la vente qu’on assassine et tous les vendeurs ne sont pas condamnés à l’extinction. Pour envisager l’avenir de ces métiers, il est temps de distinguer la vente de la distribution.
Quand on essaye de se représenter un “vendeur”, une des premières images qui vient à l’esprit est sans doute celle du vendeur de voitures, parangon des clichés de la profession. Je me sers souvent de ce profil pour animer et illustrer de plus ou moins bons comportements. Google en garde lui aussi une trace de référencement indélébile: le titre de meilleur vendeur du monde a été décerné par le Guinness book des records à 12 reprises de 1965 à 1977 à Joe Girard, le plus célèbre cars salesman des Etats-Unis.
Pourtant, depuis la preuve apportée par Tesla qu’une voiture peut être configurée et vendue exclusivement en ligne, cette profession est menacée, de l’aveu même des grands industriels du secteur. Depuis cinq ans, de nombreux articles nous prédisent la “petite mort du vendeur d’automobiles” pour très bientôt.
Autre vendeur célèbre, le banquier fait aussi face à la même fatalité et voit disparaître ses agences, ses guichets. Autant d’occasions de créer un relationnel client, alors que la quasi-totalité des opérations financières sont digitalisées.
En reculant encore la focale, une réalité sinistre s’impose: agents de voyages, libraires, vendeurs au détail de matériel audiovisuel, serveurs de fast-food, magasins de vêtements, etc. Les vendeurs semblent effectivement condamnés à disparaître de notre paysage. Ira-t-on visiter dans un métavers culturel, d’ici quelques années, un disquaire ou une concession auto “fin 20e siècle” comme on peut aujourd’hui parcourir la chaumière reconstituée d’un pêcheur ou d’une fileuse du 19e? Tous les métiers de la vente sont-ils donc voués à disparaître?
Même le plus adorable des banquiers ne pourra pas vous convaincre de revenir en agence pour remplir manuellement vos virements.
Pas exactement. En effet, ce n’est pas la vente qui se digitalise aujourd’hui mais bien la distribution, soit le maillon avec la plus faible valeur ajoutée du processus commercial. Or, distribuer, c’est fournir un bien ou un service à quelqu’un déjà décidé. Bien sûr, on peut améliorer la qualité de l’expérience pour obtenir plus de fidélité, de récurrence d’achat. Mais même le plus adorable des banquiers, un café frais à la main, ne pourra pas vous convaincre de revenir en agence pour remplir manuellement vos virements.
Aider au changement
Vendre est un tout autre art! Il s’agit d’aider un client à prendre une décision difficile, lever les doutes et les appréhensions, l’engager à passer à l’action pour entériner un changement d’avis, d’état. Il n’y a aucune valeur ajoutée à fournir le dernier iPhone à un client qui se présente en boutique pour acheter ce modèle. Par contre, l’amener à réviser son souhait pour lui proposer un Fairphone, plus écologique et responsable, relève de la véritable mission d’un vendeur: provoquer un changement actif dans le comportement du client.
Le jour où je pourrai me faire livrer les délicieux croissants de mon boulanger préféré par drone à l’heure de mon choix, je ne regretterai certainement pas le bon vieux temps.
Entre le désir d’avoir un ventre plat et la réalité d’une alimentation plus raisonnée ou la pratique régulière d’une activité physique, il y a un gap. Entre le souhait de devenir propriétaire et la réalité du parcours nécessitant la constitution d’une épargne, des recherches, des consultations, une prise de risque, de la patience et de la persistance, il y a un fossé. Plus ce changement est chargé d’émotions, de désirs contradictoires, plus le rôle des vendeurs sera capital dans le processus. Ceux-là savent sonder les désirs et les peurs sous-jacentes de leurs clients pour les aider à formaliser et à réaliser leur propre révolution, en leur insufflant la confiance et l’énergie nécessaire à dépasser leur tendance naturelle à l’immobilisme.
Et lorsqu’on m’assène que “vendre, c’est manipuler, je m’amuse toujours à répondre “oui, mais ce n’est pas nous qui avons commencé!”. En effet, entre nos désirs et nos peurs, entre le souhait d’un changement et le confort trompeur de l’habitude, nous nous manipulons nous-mêmes pour ne pas agir, là où l’excellent vendeur parviendra à sortir une personne ou une organisation de ses routines pour l’amener à progresser.
Exceptions folkloriques
Oui, l’ère des preneurs de commandes est révolue alors qu’une borne ou une application fait parfaitement le job. Les vendeurs- distributeurs qui servent logistiquement un produit ou un service ne nécessitant ni une décision conséquente ni un lourd arbitrage entre envie et crainte, sont potentiellement condamnés à disparaître ou à survivre comme des exceptions folkloriques, tout sympathiques qu’ils soient. Le jour où je pourrai me faire livrer les délicieux croissants de mon boulanger préféré par drone à l’heure de mon choix, je ne regretterai certainement pas le bon vieux temps où, pour le même résultat, je devais m’habiller, marcher, faire la file, payer et rentrer… sauf pour les rares fois ou j’aurai envie de commencer ma matinée par une promenade.
De tout temps, les vrais vendeurs, dont on tente depuis des décennies de traduire le talent en méthodes, sont de réels passionnés qui se servent de leur enthousiasme et de leur absolue certitude pour vous persuader d’adopter un produit ou un service qu’ils savent être bons pour vous! Jadis, ils opéraient dans des circuits de distribution et obtenaient, comme Joe Girard, des résultats stupéfiants.
Faire prendre conscience
Ceux-là ne sont pas aujourd’hui impactés par la digitalisation de la distribution. Ils y contribuent activement depuis qu’ils ont compris que le numérique les a libérés d’un espace de distribution restreint, géré par un tiers, et leur a ouvert des perspectives d’action démultipliées. Ils sont déjà partout parmi nous! Nous ne les appelons pas “vendeurs” mais bien “influenceurs”. Ce sont eux qui, parce que vous les suivez, trouvez leur point de vue pertinent, leur personnalité intéressante, leur reconnaissez une expertise et leur accordez une confiance croissante, parviennent à vous faire changer vos habitudes de consommation. Ou au moins vous faire essayer des produits, des services ou des modes de vie qui n’étaient pas les vôtres.
Les vendeurs ne sont pas condamnés. Les meilleurs vont rapidement trouver le courage d’exprimer leur passion et leur engagement sur le large éventail disponible de médias et de réseaux.
Idem en B-to-B: le social selling et l’insight selling sont les deux tendances lourdes qui permettent à moins de 1% des commerciaux de devenir des leaders d’opinion dans leur secteur d’activité, d’être suivis, écoutés et même sollicités pour générer au plus haut niveau les prises de conscience fortes qui permettront à terme la transformation des organisations, pendant que des légions de commerciaux galèrent à prendre des rendez-vous à froid avec des intermédiaires.
Les vendeurs ne sont pas condamnés. Les meilleurs vont rapidement trouver le courage d’exprimer leur passion et leur engagement sur le large éventail disponible de médias et de réseaux, et ramener à eux l’intérêt de clients qualifiés. Les autres devront soit retrouver rapidement une foi inébranlable dans ce qu’ils peuvent apporter de beau et de bon à leurs clients pour faire de même, soit s’orienter vers d’autres secteurs qui les passionnent davantage pour y recréer de la valeur et échapper au grand remplacement par la machine des derniers automates humains de la distribution encore en activité.
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