La “loi B2B”, une nouvelle arme pour les PME en position de faiblesse

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Gilles Quoistiaux Journaliste Trends-Tendances

Les entreprises les plus puissantes ne peuvent plus profiter de leur position de force pour imposer des conditions iniques à leurs partenaires commerciaux. C’est le sens d’une loi récente qui interdit les “abus de dépendance économique”.

C’est l’histoire éternelle de David contre Goliath. Sur papier, le combat semble perdu d’avance. Pourtant, muni d’une simple fronde, le jeune berger parvient à mettre le géant à terre d’un tir bien placé. Ce récit mythique peut facilement être transposé au monde de l’entreprise. Les bras de fer en apparence disproportionnés y sont légion. Mais les PME ne disposent pas toujours d’une fronde bien calibrée

Avant cette loi, les relations ‘business to business’ étaient relativement peu réglementées. La liberté contractuelle était presque totale.”

Thomas Faelli, avocat associé chez Ethikos

Pour tenter de leur donner un coup de main, le législateur a adopté un tout nouveau dispositif. Inspirée notamment des réglementations française et allemande, cette loi, dite “loi B2B” parce que traitant des relations entre entreprises, est intégrée dans le Code de droit économique. C’est en quelque sorte le pendant de certaines dispositions adoptées pour mieux protéger les consommateurs. Cette loi vise à protéger les entreprises dans leurs relations d’affaires. Entrée en vigueur en plusieurs étapes, dont la dernière date de décembre dernier, elle fait ses premiers pas dans notre arsenal législatif et reste relativement méconnue en dehors du cercle des avocats et des juristes d’entreprise. Elle pourrait pourtant revêtir une importance significative pour les PME, les indépendants, les entrepreneurs qui se cassent les dents sur certains acteurs incontournables de leur secteur d’activité.

“Avant cette loi, les relations B to B (business to business) étaient relativement peu réglementées. La liberté contractuelle était presque totale. La loi ‘B2B’ introduit des règles supplémentaires pour protéger la partie la plus faible et lui permettre de lutter à armes égales“, explique Thomas Faelli, avocat spécialisé en droit des affaires. Associé chez Ethikos, il est l’un des premiers en Belgique à actionner cette loi pour le compte d’un de ses clients, via une plainte devant l’Autorité belge de la concurrence et une citation devant le tribunal de l’entreprise.

Un dispositif de protection en trois volets

La loi “B2B” se décline en trois volets. Chacun d’eux est assorti d’actions en justice et de sanctions.

1. L’abus de dépendance économique

C’est le volet “concurrence” de la loi. Il complète les règles anti-concurrentielles classiques qui interdisent les cartels, les ententes sur les prix, les abus de position dominante… La caractéristique principale de l’entreprise en situation de dépendance économique est qu’elle ne dispose d’aucune alternative raisonnable pour exercer ses activités: elle doit traiter avec un acteur puissant, elle en est dépendante.

L’Autorité belge de la concurrence (ABC) est chargée de faire respecter cette disposition. Elle peut mener des investigations de son propre chef ou sur la base d’une plainte d’une entreprise. Elle peut également être alertée par le ministre de l’Economie ou celui des Classes moyennes. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé récemment dans le cadre d’un dossier mettant en cause des acteurs du secteur de la pomme de terre. Alerté par un reportage de la RTBF dénonçant certaines pratiques anti-concurrentielles, le ministre David Clarinval (MR) a déposé une requête à l’ABC, qui a ouvert une enquête sur le sujet.

L’Autorité belge de la concurrence peut prononcer des amendes allant jusqu’à 2% du chiffre d’affaires. Par ailleurs, le tribunal de l’entreprise peut être saisi d’une action en cessation, sur la base d’une procédure rapide (comme en référé).

2. Les clauses abusives

Les contrats entre entreprises héritent de nouvelles clauses “interdites”. La partie la plus forte ne peut abuser de sa position pour imposer des conditions déraisonnables à la partie la plus faible. Une liste noire de ces clauses bannies a même été dressée! Est par exemple interdite une clause qui ferait renoncer une partie à tout moyen de recours contre son cocontractant. Pour faire respecter cette disposition, une action en cessation est possible devant le tribunal de l’entreprise.

3. Pratiques trompeuses et agressives

Les pratiques de marché “déloyales” s’étoffent. Elles sont complétées de deux nouvelles pratiques interdites. Les pratiques trompeuses consistent à induire une entreprise en erreur pour l’amener, par exemple, à signer un contrat. Les pratiques agressives consistent à faire pression, à exercer une contrainte, voire à harceler une entreprise, pour l’amener à prendre une décision qu’elle n’aurait pas prise autrement. Ces pratiques peuvent être dénoncées devant le tribunal de l’entreprise. Elles sont assorties de sanctions pénales (jusqu’à 10.000 euros d’amende).

Dominé ou dépendant?

Le mécanisme de l’abus de dépendance économique vise à compléter la réglementation existante en matière de concurrence. La voie classique pour les entreprises qui se plaignent d’une situation anti-concurrentielle est généralement d’invoquer l’abus de position dominante. Problème: une position dominante suppose que l’entreprise incriminée soit totalement indétrônable sur son marché. “On parle généralement d’une part de marché de 40% au minimum. Or, dans certains secteurs, comme par exemple la grande distribution, les acteurs les plus puissants n’atteignent pas forcément cette position sur le marché. Il est alors impossible d’actionner le mécanisme de l’abus de position dominante”, explique Chloé Binet, avocate chez De Bandt, spécialisée en droit de la concurrence.

L’abus de dépendance économique nous permettra de traiter des situations qu’on ne pouvait pas traiter avant.”

Véronique Thirion, auditrice générale de l’Autorité belge de la concurrence

Le secteur de la grande distribution est par contre souvent évoqué quand on parle de situation de dépendance économique. En Belgique, les grandes chaînes comme Carrefour, Colruyt ou Delhaize se situent certes chacune en dessous des 40% de parts de marché, mais cela ne les empêche pas d’être en position de force par rapport à leurs partenaires commerciaux. Parce qu’elles jouent sur le marché le rôle de gatekeeper: elles détiennent les clés de l’accès aux consommateurs. Cela leur permet de négocier des conditions très serrées, notamment avec les producteurs. Ceux-ci, qui ont besoin de la grande distribution pour toucher leurs clients finaux, peuvent dès lors parfois se retrouver en situation de “dépendance économique”.

“Une entreprise a un lien de dépendance économique avec une autre quand elle ne dispose pas d’une alternative équivalente sur le marché à des conditions raisonnables, notamment financières. En clair: elle est obligée de s’entendre commercialement avec cette autre entreprise pour exercer son activité, elle n’a pas le choix”, précise Thomas Faelli. Attention: la démonstration qu’un petit acteur (David) est en situation de dépendance économique ne suffit pas. Il faut aussi que le cocontractant (Goliath) fasse un usage abusif de sa position, qu’il en profite pour imposer à la PME des conditions commerciales déraisonnables ou pour l’exclure du marché.

Dernière condition: cette situation de dépendance économique doit déboucher sur une distorsion de la concurrence sur le marché belge. “Ce sera sans doute la condition la plus difficile à remplir, indique Chloé Binet. La concurrence doit être affectée de manière globale, sur l’ensemble du marché, avec un effet négatif sur les consommateurs. Cela dépasse donc le cas individuel de l’entreprise qui se plaint d’un abus de dépendance économique.”

Démarrage en mode mineur

Depuis l’entrée en vigueur de ce nouveau dispositif, l’Autorité belge de la concurrence a reçu une vingtaine de plaintes pour abus de dépendance économique. Certaines sont fantaisistes et ont été écartées. Huit ont été analysées de manière approfondie et deux dossiers font actuellement l’objet d’une procédure formelle d’investigation. “Avant l’entrée en vigueur de la loi, nous avions craint une déferlante de dossiers. Finalement, cela démarre plutôt doucement. Mais nous recevons des dossiers très intéressants“, indique Véronique Thirion, auditrice générale de l’Autorité belge de la concurrence. Habituée à traiter des dossiers de cartels et d’abus de position dominante, Véronique Thirion confirme que certains dossiers lui échappaient parce qu’il était impossible de démontrer cette position dominante sur le marché. “L’abus de dépendance économique nous permettra de traiter des situations qu’on ne pouvait pas traiter avant”, poursuit l’auditrice générale.

Il y a un risque que la crainte d’attaquer son plus gros client prenne le dessus et que la loi soit peu utilisée.”

Chloé Binet, avocate au cabinet De Bandt

Les enquêtes sur les deux dossiers en cours devraient être bouclées dans le courant de l’année, probablement durant le troisième trimestre 2021. Les premières décisions de l’Autorité belge de la concurrence sont très attendues. L’institution va en effet définir les contours de cette nouvelle notion d’abus de dépendance économique. Les avocats sont à l’affût: “Nous avons beaucoup de contacts avec les cabinets. Je m’attends à recevoir plus de dossiers dans le courant de l’année. Il ne faut d’ailleurs pas hésiter à nous contacter. Ce qui nous intéresse, c’est de recevoir des cas concrets à analyser”, pointe Véronique Thirion.

“Fear factor”

Le nombre relativement faible de dossiers reçus par l’Autorité de la concurrence pourrait s’expliquer par la crainte de compromettre des relations d’affaires cruciales pour le business: “La peur des représailles est un vrai souci”, confirme l’auditrice générale. Entrer en conflit frontal avec un partenaire bien établi sur son marché, qui plus est lorsqu’on en est fortement dépendant, c’est évidemment s’exposer à une rupture complète des relations commerciales. “Attaquer son plus gros client, c’est potentiellement se tirer une balle dans le pied, poursuit Chloé Binet, du cabinet De Bandt. Il y a donc un risque que cette crainte prenne le dessus et que la loi soit peu utilisée. C’est pourtant un outil qui pourrait s’avérer fort utile pour protéger les acteurs économiques les plus faibles et assurer une certaine loyauté dans les relations d’affaires.”

Pour les entreprises en position délicate, la balance des risques doit être soigneusement étudiée. Mais le jeu peut en valoir la chandelle. “C’est un outil au service des PME, pointe Véronique Thirion. L’idée générale est de mettre fin aux abus de certaines entreprises. On peut faire du business sans étrangler ses partenaires.”

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